Régulation des géants de la tech, jeux vidéo, prospérite commune

Et si on s’inspirait de la Chine !

mardi 19 octobre 2021, par Christine Bierre

Siège social d’Alibaba à Hangzhou

Ceci est la version longue d’un article paru dans le journal Nouvelle Solidarité d’octobre 2021. Il est donc réservé aux abonnés. Pour découvrir nos publications et s’abonner, c’est ici.

Face aux fortes régulations que la Chine impose aux géants de la tech, de l’intelligence artificielle et des jeux vidéo, une certaine presse française titre encore contre ce « pouvoir autoritaire », et n’y voit que « rouge vif » ! Au vu des dégâts sociaux et économiques que provoquent ces outils chez nous aussi, ne faudrait-il pas plutôt s’en inspirer ?

Que se passe-t-il donc en Chine ? Les années de réforme et d’ouverture de Deng Xiaoping sont-elles révolues ? Voit-on un Xi Jinping s’ériger en nouveau Mao ? La Chine va-t-elle se refermer ? Sur toutes ces questions, le débat fait rage en Occident et ailleurs.

Pour l’heure, rien ne vient légitimer ces craintes. Cependant, dans le contexte stratégique particulièrement dégradé que nous connaissons, de l’impact de la lutte contre le changement climatique sur l’économie et des étapes encore à franchir par la Chine, le président Xi Jinping et le Parti communiste chinois ont pris, en effet, un très fort virage, le seul qui puisse assurer à la Chine d’être au rendez-vous de son grand rêve de renouveau national en 2049.

Face à la volonté affichée par les Etats-Unis et ses alliés de bloquer coûte que coûte l’ascension de la Chine, y compris par la guerre, le président Xi Jinping sait que son pays doit être protégé et que seul le peuple, qui s’est déjà tant battu depuis 1949 pour faire de cette nation ce qu’elle devenue aujourd’hui, sera en mesure d’en assurer la défense. Mais pour cela, il faut que ce peuple soit uni, éduqué et déterminé, ce qui exige, dans une Chine où les écarts de richesse sont encore énormes, un accès de tous à une prospérité commune.

Régulation nécessaire des géants de la tech

Protéger la Chine, protéger le peuple, cela veut dire aussi réduire le pouvoir des mastodontes chinois de la tech, devenus de véritables Etats dans l’Etat, bien souvent au mépris des lois sur la concurrence et la protection des données personnelles.

Principaux concernés, le groupe Alibaba, dont l’Etat a empêché l’introduction en bourse, à Hong Kong, de sa filiale financière Ant. En cause, son système de prêts, qui lui permettait d’encaisser les gains tout en laissant les pertes aux banques. Alibaba a été frappé d’une amende record de 2,3 milliards d’euros. Quant à Tencent, l’État a bloqué la fusion de DouYu et Huya, les Twitch chinois, spécialistes de la diffusion en direct de jeux vidéo, qui cumulent ensemble 80 % des parts du marché. Parmi les autres groupes visés par les régulateurs de Beijing, on trouve Didi (le Uber chinois), Meituan, le géant de la livraison de nourriture à domicile, Kanzhun, portail d’annonces d’emploi, ou encore Full Truck Alliance, qui met en relation des chauffeurs et des entreprises.

Outre Ant, d’autres groupes dont ByteDance se sont vu interdire leur entrée en bourse à Wall Street. Car protéger la Chine veut dire aussi protéger les énormes bases de données personnelles gérées par ces géants de la tech qui, en cas d’hostilités avec la Chine, deviendraient des cibles privilégiées contre elle. Il s’agit aussi, plus généralement, de prendre des mesures pour éviter que la décadence financière et technologique occidentale ne gagne la population chinoise. Or, c’est par le biais des géants de la tech et par leur imbrication croissante dans le système financier occidental, via notamment Wall Street, que l’idéologie de ce virus financier peut se propager à toute la Chine.

Est-ce à dire que le PCC veut en finir avec ces groupes et retourner à la campagne, comme à l’époque de Mao ? Tout permet de croire que la Chine fait là, au contraire, un travail de régulation utile que nous-mêmes, en Occident, aurions dû oser mener ! Outre le fait que ces groupes n’ont écopé que d’amendes, ou d’interdictions partielles de fonctionnement pouvant être levées dès que des correctifs auront été adoptés, montre qu’il n’est pas question de les « tuer », mais seulement de les réguler.

Le gouvernement chinois a d’ailleurs établi, depuis juillet, un cadre juridique plus sévère sur le fonctionnement de la tech : l’administration du cyberespace impose aux entreprises collectant les données de plus d’un million d’utilisateurs, un examen de sécurité avant toute introduction en bourse. Par ailleurs, deux lois pour la protection des informations personnelles et la sécurité des données ont été votées en août et entreront en vigueur fin 2021. La première est comparée au RGPD européen (règlement général de protection des données) et la deuxième pourrait entraver l’introduction en bourse hors de Chine.

Dans la foulée, début octobre, la Chine a publié un document intitulé « Spécifications éthiques de l’intelligence artificielle de nouvelle génération », édictant six grandes lignes de conduite pour une IA éthique. Ces règles exigent que les systèmes d’intelligence artificielle restent sous contrôle permanent de l’homme et soient à son service.

Prospérité commune et bien-être spirituel

Mettre le peuple au premier plan implique surtout réduire les écarts de niveau de vie qui font que 1 % des Chinois détiennent 30 % de la richesse nationale et que, comme le Premier ministre Li Keqiang l’a reconnu en 2020, 600 millions des Chinois vivent encore avec un revenu moyen de 125 euros par mois.

Comment réduire ces écarts, notamment entre habitants des villes et des campagnes, et assurer la prospérité commune ? C’est la question que le président Xi Jinping a lui-même mise sur la table au cours de la très intéressante dixième réunion du Comité central sur les affaires économiques et financières, qui s’est tenue le 17 août et dont le contenu a suscité des débats animés, à l’international, quant aux orientations à venir de la Chine.

Le Conseil des affaires d’Etat de la RPC a publié un Livre blanc sur le même sujet, Le voyage épique de la Chine de la pauvreté à la prospérité. Il énumère tous les domaines où la Chine a atteint, en 2021, le stade de la moyenne aisance, ou société du Xiaokang, un terme remontant aux classiques du confucianisme, et qui fut ensuite repris par Deng Xiaoping pour définir ce premier objectif de la RPC. « Le Xiaokang, qui veut dire moyenne prospérité, fut l’aspiration constante de la nation chinoise depuis les temps les plus anciens. Il y a plus de 2000 ans, ce terme est apparu dans le Livre des Odes, appelé aussi Classique des vers. (…) Des siècles plus tard, le Livre des rites décrivit l’état idéal de la société auquel le Xiaokang devrait conduire », un état de bien-être matériel mais aussi culturel et spirituel, un état d’harmonie générale qu’anciennement on appelait Datong.

Au cours de la réunion du 17 août, quatre points essentiels furent présentés pour définir la prospérité commune, dont voici un court résumé : « Sur le plan matériel, la prospérité commune signifie que la population mène généralement une vie relativement aisée, dans un contexte de forces productives sociales hautement développées. Sur le plan spirituel, cela signifie que les gens sont assurés de voir leurs besoins spirituels et culturels satisfaits dans leurs multiples aspects. Sur le plan écologique, cela signifie un environnement marqué par une coexistence harmonieuse entre l’homme et la nature, et des conditions de vie et de travail saines et respectueuses de l’environnement. Et sur le plan social, cela signifie un environnement social où les gens vivent en harmonie, où les services publics sont accessibles à tous et où chacun peut partager les fruits du développement économique du pays et jouir d’une vie heureuse. »

La question des mesures permettant de redistribuer la richesse a aussi été abordée. L’économiste LI Yining aurait été cité. En 1994, il affirmait qu’il y avait trois moyens de distribuer les revenus : 1) les marchés ; 2) les politiques publiques, à travers les impôts et la protection sociale ; 3) les organisations philanthropiques. Pour l’heure, le troisième vecteur a déjà été activé : Alibaba et Tencent ont fait des contributions philanthropiques de 13 milliards d’euros chacun, dans ce contexte.

Mais c’est surtout le deuxième point qui est en discussion. Lors de la réunion du 17 août, les décideurs politiques ont souligné la nécessité d’adopter des mesures plus fortes et plus ciblées en matière de fiscalité, de sécurité sociale et de transferts de fonds, afin d’accroître la proportion de foyers à revenus moyens. La taxe foncière, les droits de succession, seraient parmi les pistes étudiées dans ce but.

S’agit-il d’un retour au maoïsme, à l’égalitarisme, ou la fin du système public-privé issu des réformes de Deng Xiaoping ? Clairement non, si Mao a beaucoup utilisé ce terme de prospérité commune, il n’est nullement question ici de retour à la campagne, ni d’abandon du progrès scientifique et technique ! Au contraire, il est dit partout que ce sont « de puissantes forces productives » qui doivent permettre à la Chine de continuer à « accroître le gâteau économique » pour en assurer une meilleure répartition, et que la Chine doit « consolider et développer l’économie du secteur public, tout en encourageant et en guidant le développement de l’économie du secteur non public, (…) ce qui signifie également qu’il faut permettre à certains de s’enrichir, dans un premier temps, puis les encourager à aider les autres à s’enrichir à leur tour ».

Lors de la réunion du 17 août, le Zheijang, l’une des provinces les plus riches du pays, a été désignée comme zone témoin pour explorer de nouvelles voies vers la prospérité commune, engranger des expériences et servir d’exemple de la manière dont la nation peut s’attaquer au problème du développement déséquilibré et inadéquat. Entre 2002 et 2007, cette province avait été dirigée par Xi Jinping.

Protéger l’esprit des jeunes

Protéger le peuple veut dire aussi protéger son esprit et en particulier, celui de sa jeunesse. Et là encore, le gouvernement chinois vient de montrer la voie, en osant ce que personne n’a osé faire en Occident ces dernières années : réguler l’industrie des jeux vidéo, que certains officiels chinois n’hésitent pas à qualifier d’« opium spirituel ». Le gouvernement a limité l’accès des mineurs aux jeux vidéo à une heure par jour, entre 20h et 21h, uniquement les vendredi, samedi et dimanche.

Un article publié dans le Quotidien de l’économie (affilié à l’agence de presse Xinhua) rapporte que beaucoup d’adolescents deviennent addicts aux jeux vidéo en ligne et que cela a un impact négatif sur eux. L’article montre notamment du doigt le jeu « Honor of Kings » de Tencent, précisant que des étudiants peuvent y jouer jusqu’à 8 heures par jour d’affilée. « On ne peut tolérer qu’aucune industrie, aucun sport, se développent de façon à détruire une génération », écrit-il, avant de qualifier ces jeux d’ opium spirituel  ».

Enfin, Beijing a décidé de mettre au pas le secteur de l’éducation privée, qui a suscité un engouement extrême, les parents aisés finançant des heures de cours particuliers en grand nombre pour leurs enfants afin qu’ils puissent décrocher les meilleurs emplois. Le gouvernement chinois entend désormais concentrer l’effort sur l’enseignement public afin de mettre fin à un système devenu très inégalitaire. Les entreprises du secteur privé sont interdites de réaliser des profits, de se coter en bourse ou d’accepter des investissements étrangers. Elles ne pourront plus dispenser de cours particuliers les soirs et weekends. L’objectif du gouvernement est ainsi de renforcer l’enseignement public.

A travers toutes ces mesures, on voit bien la Chine dérouler son plan pour atteindre la modernisation de base pour 2035, et l’émergence d’un véritable Etat moderne, socialiste, démocratique et beau, en 2049. Face aux tensions avec les Etats-Unis, la Chine sait qu’elle devra compter plus sur elle-même pour poursuivre ses objectifs de modernisation, sans pour autant se refermer. Le 14e plan quinquennal défini un modèle « à double circulation » [1] Elle sait aussi que la clef pour réussir est la hausse du niveau de vie et de la qualification du travail, ainsi que l’augmentation de sa population.


[1Deux priorités dans le 14e plan quinquennal, vaste et complexe : un nouveau modèle de développement à « double circulation », où les marchés intérieurs et étrangers peuvent se stimuler mutuellement, avec le marché intérieur comme pilier, et un accent mis sur l’innovation technologique. La Chine ne devrait pas seulement être une économie axée sur l’exportation, comme elle l’a toujours été, mais aussi se concentrer sur la production et la vente en direction de sa propre classe moyenne croissante.