Sanctions contre la Russie, le hara kiri européen

mercredi 23 mars 2022, par Karel Vereycken

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Introduction

Votre facture d’électricité augmente ? Celle du gaz aussi ? Faire le plein d’essence vous coûte désormais un bras ? Vous ne trouvez plus d’huile de tournesol en rayon ? Si l’on peut admettre que la crise du Covid et l’inflation y soient pour quelque chose, la « guerre économique totale » (dixit Bruno Le Maire) et les 3000 sanctions imposées à la Russie y sont pour beaucoup.

On vous répondra que c’est le prix à payer (par vous) pour « sauver le climat », et surtout pour tenir haut « nos valeurs » de liberté et de démocratie. Le problème, comme vous allez le voir en lisant ce texte, c’est que ces sanctions pénalisent non seulement les Russes, bien entendu, mais aussi les peuples occidentaux, et surtout l’Europe… qui se tire une balle dans le pied, et une autre dans la tête.

Depuis un demi-siècle, délaissant les productions nationales, une oligarchie financière hors sol a su maximiser ses gains financiers grâce à une spéculation insensée et à des délocalisations industrielles et agricoles, au détriment de populations dont l’existence dépend entièrement d’une économie réelle baptisée « chaîne de valeur ».

Vu cette interdépendance absolue de l’économie mondiale, le discours surprenant de Bruno Le Maire et de Joe Biden, appelant à lancer « une guerre économique totale » pour mettre en faillite la Russie et son peuple, est aussi rassurant que l’injonction du capitaine du Titanic qui, fier de piloter un navire « insubmersible », avait ordonné « en avant toute ! » lors qu’apparut l’iceberg.

A. FINANCE

Vers un « moment Lehman » russe

Joe Biden n’a visiblement rien appris du krach de 2008, lorsque la mise en faillite d’une seule banque (Lehman) engendra un krach financier mondial, tant les opérations financières, notamment la titrisation de la dette et surtout les produits financiers dérivés dont toutes les banques du monde avaient cherché à profiter, les avaient rendues vulnérables à la moindre défaillance en raison d’une interdépendance sans précédent. Or, les exportations russes d’hydrocarbures (gaz, pétrole, charbon) et de matières premières (aluminium, nickel, titane, palladium, lithium, engrais, céréales), essentielles pour l’Occident, sont, en principe, couvertes par des produits dérivés, notamment les fameux CDS (Credit Default Swaps).

Ces produits étant constamment échangés et constituant ainsi un circuit financier « en chaîne » d’assurances, si un maillon saute, toute la chaîne se trouve indirectement et directement menacée.

Ainsi, en plus de provoquer des pénuries et de fortes hausses des prix sur les biens élémentaires, l’impact des sanctions, souligne le Financial Times du 15 mars,

pourrait mettre KO les opérateurs des marchés financiers, grands et petits, traditionnels et marginaux - comme en témoigne la suspension des échanges de nickel au London Metal Exchange, propriété de Hong Kong, suite aux pertes énormes encourues par la société chinoise Tsingshan Holding ». Pire encore, « les obligations russes pourraient faire défaut dans les jours et les semaines à venir. Les chaînes d’approvisionnement qui impliquent des marchandises russes seront perturbées.

En effet, « la façon dont cette crise se déroule pourrait s’avérer plus difficile à cerner que l’effondrement de 2008. À l’époque, la plupart des risques étaient contenus dans un secteur bancaire qui était, en théorie du moins, étroitement réglementé. Cette fois-ci, les banques semblent plus solides, mais des risques plus opaques se sont accumulés ailleurs, mettant en danger des parties du système financier moins surveillées. »

Du coup, conclut le quotidien londonien,

un monde qui a été inondé d’argent gratuit, dans le cadre des politiques des banques centrales visant à endiguer l’impact financier de 2008 et celui de la crise du Covid, semble plus que vulnérable, vu la façon dont les prix des actifs ont été gonflés et dont les niveaux d’endettement ont atteint de nouveaux records. Ne vous faites pas d’illusions : les Russes ne seront pas les seuls à souffrir des sanctions russes. Le monde devrait se souvenir de Lehman et se préparer à un choc financier et économique mondial.

Aggravant cette crise systémique dont certains croient pouvoir tirer profit, l’exclusion de certaines banques russes du système de communication sécurisé SWIFT et le gel des avoirs de la Banque centrale de Russie, soit 630 milliards de dollars de réserves en devises et en or, répartis pour moitié sur des comptes à l’étranger. Un acte qualifié de « piraterie » par l’économiste russe Sergeï Glaziev, depuis 2019 ministre de l’Intégration et de la Macroéconomie de la Commission économique eurasienne, chargée de coordonner les politiques économiques et douanières d’un ensemble d’États de l’ex-Union soviétique.

Un pari perdant

Dans un article publié par l’Executive Intelligence Review (EIR), Paul Gallagher souligne qu’interdire de fait au premier exportateur mondial de matières premières d’exporter, punit en premier lieu ceux qui ont besoin de ces produits. Cela vaut pour le pétrole, mais aussi pour le gaz, le charbon et une douzaine de métaux importants qui sont soudainement devenus plus rares sur le marché mondial. En même temps, les prix des matières premières non russes s’envolent, du fait que « des centaines, voire des milliers, de gros producteurs de matières premières, de sociétés commerciales et de banques » doivent liquider à perte leurs « positions courtes couvertes ».

Les positions « courtes » sont des paris financiers sur un prix en baisse. La plupart des traders empruntent de l’argent contre garantie pour pouvoir placer leurs paris. Et lorsque se manifeste une tendance inverse et que des pertes se profilent, les créanciers veulent récupérer leur argent.

C’est ce qui s’est passé ici pour trois grands perdants, selon Gallagher, dont Peabody Coal, la plus grande entreprise de charbon nord-américaine, la China Construction Bank, l’une des quatre plus grandes banques commerciales d’État chinoise, et la société chinoise de négoce de métaux Tsingshan Holding Group. Mais c’est certainement aussi le cas de très nombreuses entreprises actives « dans la production, la vente et la couverture des métaux, produits pétrochimiques et matériaux stratégiques produits essentiellement en Russie ».

Par ailleurs, les producteurs occidentaux censés compenser l’arrêt des exportations russes ne sont pas en mesure de le faire, vu l’absence d’investissements dans de nouvelles capacités, dictée par la Grande Réinitialisation (Great Reset) de Davos. Par ailleurs, les pays de l’OPEP ont du mal à augmenter leur production, tout comme les producteurs de gaz de schiste américains et les entreprises charbonnières de Virginie occidentale, qui ne trouvent pas de financement.

La pénurie de produits de base et de matières premières fait donc monter leurs prix, ce qui crée un resserrement des liquidités. Selon l’expert du marché repo Zoltan Poszar, le marché des prêts interbancaires commence à se gripper comme à la mi-septembre 2019, nécessitant l’apport en urgence de centaines de milliards de liquidités par la Réserve fédérale.

En outre, les sanctions financières et la rétrogradation de la dette russe par les agences de notation se retournent contre les institutions financières occidentales. Outre les grandes banques, les grandes sociétés de gestion de patrimoine sont perdantes. Le gestionnaire d’actifs BlackRock aurait perdu 17 milliards de dollars et le fonds de pension américain PIMCO s’attend à en perdre 2,5 milliards suite aux « défauts russes »

Lex Moneta

Pour soutenir le rouble face à l’avalanche de sanctions, la Banque centrale russe a relevé son taux d’intérêt directeur de 9,5 % à 20 %, ordonné aux entreprises russes de vendre 80% de leurs devises étrangères en les convertissant en roubles et interdit aux investisseurs non-résidents de vendre des titres russes.

Par ailleurs, la Russie a annoncé qu’elle ne rembourserait sa dette qu’en roubles, en vertu de la Lex Moneta qui autorise un pays souverain à payer sa dette dans sa propre devise.

Comme le relate La Tribune, en Russie, les personnes « possédant des crédits auprès d’établissements étrangers se trouvent directement concernées par les sanctions internationales ». Supposons que vous soyez russe et que vous ayez emprunté 100 000 euros à une banque française à qui vous remboursez chaque mois 500 euros. Au 24 février, cela représentait 47 530 roubles, alors que la même somme représente 74 190 roubles au 7 mars, suite à la chute du rouble.

Mécaniquement apparaît donc le risque d’une hausse massive des défauts de paiement, engendrant des difficultés pour les banques étrangères. C’est une partie de judo gagnée par Poutine car, en autorisant les débiteurs russes à payer leur crédit détenu à l’étranger, non plus dans la devise locale, mais en rouble, les autorités russes délèguent le maintien et la gestion de leur monnaie non plus à leur banque centrale, mais aux banques étrangères…

La fin d’une mondialisation en annonce une autre

Comme l’a souligné Jacques Cheminade dans son Eclairage du 11 mars 2022, s’il y a un gros problème avec le rouble, le risque que pose désormais le système dollar est largement supérieur. D’abord, il s’agit d’une monnaie entièrement sous contrôle, non plus de l’État américain, mais de spéculateurs hors sol opérant dans leur propre intérêt à partir de la City de Londres et de Wall Street, utilisant l’extraterritorialité du dollar pour s’imposer. En cas d’insoumission à leurs diktats financiers, c’est le bras armé de l’OTAN qui prend le relais.

Ensuite, bien que les obligations du Trésor américain, avec un coupon d’environ 2% sur 10 ans, semblent offrir une certaine sécurité, avec une inflation de 6 à 12 % aux Etats Unis, leur intérêt tend à disparaître car elles deviennent un investissement à perte en pouvoir d’achat réel. Le départ des investisseurs de la zone dollar est engagé. Plus de raison d’y rester : on y investit à perte, on risque d’être frappé de pénalités insensées et le cas échéant, on peut se faire tout confisquer. L’Afghanistan vient d’en faire l’expérience.

Analyse partagée par Thomas Flichy de la Neuville, enseignant-chercheur en géopolitique à la Rennes School of Business et expert des conflits internationaux, qui note avec intérêt que :

l’Arabie saoudite vient d’annoncer une nouvelle qui fait figure de coup de foudre : le royaume se réserve désormais le droit de payer son pétrole en e-yuan. De deux choses l’une : soit il s’agit d’un chantage à l’encontre d’un Joe Biden jugé sénile et inapte à honorer la vieille alliance américano-saoudienne, soit la menace sera portée à exécution et alors cela pourrait signifier la fin des États-Unis. Au cours des dernières semaines, le royaume saoudien tout comme les Émirats arabes unis avaient refusé d’accéder aux demandes américaines visant à augmenter la mise sur le marché de leur pétrole. Cela en dit long sur la défiance qui s’est installée à l’encontre du parrain américain au Moyen-Orient. Désormais armés par les Russes et les Chinois, concurremment aux Américains et aux Européens, les Saoudiens pourraient déclencher une bascule géoéconomique majeure, sans comparaison avec les frictions géopolitiques ukrainiennes aux marges des empires russe et américain. La prise de risque est considérable pour MBS qui sait comment ses prédécesseurs Saddam Hussein et Khadafi ont terminé. Les États-Unis vont maintenant engager un chantage en miroir sur la protection militaire du royaume, menaçant de le livrer désarmé aux appétits iraniens.

Comme pour toute tyrannie, à force de se durcir, le risque de se fissurer augmente.

B. ENERGIE

L’UE dépend fortement des approvisionnements russes en énergies fossiles. En 2019, 27 % du pétrole, 41 % du gaz et 10 % du charbon importés nous parvenaient de Russie. La dépendance à la Russie n’est pas la même pour tous les pays. Si en Finlande, 94 % du gaz provient de Russie, la part du gaz russe est de 50 % en Allemagne et de 24 % en France. Le secteur résidentiel représente environ 40 % de la consommation de gaz, devant l’industrie et la production d’électricité. En 2020, 19 % de l’électricité européenne était en effet produite par des centrales à gaz. Pour le pétrole, près de 48 % de la demande vient du secteur du transport routier. La Russie fournit à l’Europe un tiers du gaz qu’elle consomme pour se chauffer ou produire de l’électricité.

Pétrole : les prix flambent

Depuis le conflit en Ukraine, la hausse du prix du brut (qui enrichit d’ailleurs la Russie) a été aggravée par les spéculateurs. JP Morgan table sur un baril à 185 dollars d’ici à la fin de l’année. D’autres n’hésitent pas à parier sur un brent à 200 dollars. Sur le marché des options, les traders sont toujours plus nombreux à prendre ce pari.

En laissant les prix à la pompe dépasser les 2 euros le litre, les gouvernements occidentaux obéissent aux marchés. Ces derniers jugent en effet que le seul moyen de faire chuter le prix du baril, c’est de le laisser monter à 180 dollars afin de provoquer une « destruction de la demande » (une baisse de la consommation [1]), comme l’explique aux Echos Ehsan Khoman, de Mitsubishi UFG, la plus grande banque japonaise, qui ne semble pas trop se soucier des retombées en termes de destruction économique et de souffrance humaine…

Si les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont décidé de cesser toute importation en provenance de Russie, cela représente de faibles volumes, qu’ils comptent compenser grâce à un accord avec l’Iran et à l’abandon de l’embargo sur le pétrole vénézuélien.

Cependant, le report des discussions sur l’accord nucléaire iranien est venu soutenir les cours. Le retour de l’Iran sur le marché, avec une hausse attendue de 2,5 millions de barils par jour, aurait pu soulager un peu les tensions. Mais ce sera « loin de compenser les pertes de barils russes », commente Carsten Fritsch, de Commerzbank.

A cela s’ajoute que les financiers tablent sur des modélisations défectueuses. Par exemple, les périodes 1979-1981 et 2004-2008, deux précédents historiques où la hausse des cours n’a suscité aucune baisse de la demande. « Dans les deux cas, on a observé une récession mondiale en parallèle ou juste après », met en garde un analyste.

Les cours explosifs du gaz

Les prix du gaz ont également connu une flambée inédite début mars. Le contrat de référence en Europe, le TTF livré aux Pays-Bas, s’est envolé de 79 %, atteignant le record absolu de 345 euros le MWh, avant de terminer autour de 220 euros, en hausse de 15 %.

L’approvisionnement en gaz reste pour le moment inchangé malgré la guerre en Ukraine, mais « certains spéculent sur la possibilité que l’Europe décide, de son propre chef, d’arrêter toute importation de gaz russe », explique-t-on dans les couloirs d’une banque allemande. Se passer du gaz russe serait un « scénario extrême », comme l’a expliqué aux Echos Catherine MacGregor, directrice générale d’Engie. « Les pouvoirs publics seraient alors obligés d’intervenir pour rationner la demande et calmer les prix », prévient le journal.

Consommateurs et producteurs, la douloureuse…

Quant à remplacer le gaz russe par du Gaz Naturel Liquéfié (GNL), même à compter que la production américaine puisse être suffisante pour le fournir, l’Europe occidentale manque de terminaux de régazéification pour l’acheminer. L’Allemagne, principal consommateur de gaz, dispose de zéro terminaux !

Heureusement, l’hiver se termine, car le prix du fioul a atteint 1,95 euros le 12 mars, le double d’il y a trois mois. La presse locale abonde d’anecdotes qui en disent long.

En Normandie, un retraité reçoit sa facture : 1200 euros. « Je suis un agriculteur à la retraite. J’avais 1050, aujourd’hui je n’ai plus que 950 euros de retraite. (…) Je n’ai pas assez avec un mois de retraite pour payer le fioul », confie-t-il à Franceinfo. En France, plus de trois millions de ménages se chauffent aujourd’hui au fioul, soit 10 % de la population. Certains font des choix « drastiques », comme cet Alsacien qui ne remplit sa cuve qu’à moitié, afin d’éviter de vider son compte en banque. Face à la flambée des prix, d’autres quittent le fioul pour le bois.

Pour les collectivités aussi, c’est la ruine. Dans une lettre ouverte au Premier ministre Jean Castex, l’Association des petites villes de France sonne le tocsin car leurs factures de gaz, d’électricité et d’essence ont explosé en quelques mois, « avec une augmentation pouvant parfois avoisiner les 500 % », chiffre l’APVF, par la voix de son président, Christophe Bouillon, maire de Barentin (Seine-Maritime).

Sur le plan industriel,la production française de zinc (Nyrstar) et d’aluminium (Aluminium Dunkerque) est réduite ou suspendue en attendant des prix plus raisonnables.

Transport routier

Avec l’envolée du prix du carburant, en Italie et ailleurs en Europe, de nombreux routiers menacent de ne plus approvisionner les centrales d’achats et les sites de production.

L’Allemagne voit se profiler une énorme pénurie de chauffeurs dans le secteur du transport : jusqu’à 100 000 conducteurs ukrainiens sont retournés au pays. Selon la fédération polonaise des transporteurs, un tiers des chauffeurs des entreprises polonaises et lituaniennes sont des Ukrainiens, désormais mobilisés. A raison de 20,5 % de parts de marché détenues par ces entreprises en Allemagne, ce sont jusqu’à 7 % de conducteurs circulant en Allemagne qui pourraient faire défaut, selon les estimations de la fédération des transporteurs allemands BGL. La moitié des camions circulant en République fédérale sont originaires du bloc de l’Est. « A 90 %, ils embauchent des conducteurs venant d’Ukraine, de Biélorussie ou de Russie. Une détérioration de la situation sécuritaire en Ukraine aboutirait à un effondrement des transports routiers en Allemagne », estime Thomas Hansche, le porte-parole du syndicat professionnel.

Industrie automobile allemande

Avant même l’adoption des sanctions occidentales contre la Russie et d’éventuelles contre-sanctions de cette dernière, le conflit en Ukraine avait déjà eu des répercussions sur la chaîne d’approvisionnement automobile, notamment en Allemagne. « Le conflit a également incité certaines entreprises à cesser leurs expéditions vers la Russie ou à y suspendre leurs activités », note Automotive News Europe.

  • Volkswagen a dû avancer l’arrêt de la production dans son usine de Wolfsburg, face à la dégradation de l’approvisionnement en pièces clés, telles que les faisceaux de câbles, produits par l’équipementier ukrainien Leoni. La production a également été suspendue dans deux usines de véhicules électriques en Allemagne, le conflit ayant perturbé les livraisons de composants. La production des voitures électriques compactes à batterie VW, Audi et Cupra, construites sur la plateforme MEB du groupe VW, est également affectée.
  • À l’usine mère d’Audi, à Ingolstadt, la production des modèles A4 et A5 a été suspendue pour une période déterminée. Idem pour les modèles A6 et A7 à Neckarsulm.
  • Mercedes-Benz prévoit de réduire la production dans certaines de ses usines européennes, tout en s’efforçant d’éviter les arrêts complets.
  • BMW interrompt la production dans ses usines d’Allemagne et du Royaume-Uni en raison de goulets d’étranglement.
  • Porsche a interrompu la production dans son usine de Leipzig, qui fabrique le Macan et la Panamera, car le conflit en Ukraine perturbe sa chaîne d’approvisionnement.

Selon l’association des constructeurs automobiles allemands VDA, les retombées de l’invasion de l’Ukraine par la Russie « perturbent les voies de transport ainsi que les transactions financières », en conséquence de quoi elle « se prépare à des pénuries de toute une série de matières premières ». Par ailleurs, l’impact du conflit sur le transport maritime, ferroviaire et aérien aggrave les problèmes de la chaîne d’approvisionnement à un moment où les niveaux de stocks sont déjà très bas.

BTP

Le BTP est fortement impacté par la hausse du prix des matières premières (acier, bois, etc.), l’incertitude sur les approvisionnements et la perspective des pénalités de retard pour l’exécution des chantiers. Pierre Schaeffer, le président de la Fédération BTP Moselle, se dit en état d’alerte « maximale », car à cause des difficultés d’approvisionnement en matériaux et de la hausse vertigineuse des coûts, en particulier du carburant, « ce n’est plus tenable pour nos entreprises ».

Tout simplement, « beaucoup de produits de base pour la fabrication par exemple de tôles, de profilés, de poutres ou de tubes en acier proviennent soit d’Ukraine, de Russie ou de Biélorussie et les conséquences, c’est qu’il n’y a plus de délais de livraison de la part de nos fournisseurs et les prix sont fixés au moment de la livraison. Un autre élément, ce sont les produits en aluminium utilisés par certains fabricants, et bien évidemment, ils sont fortement impactés. ».

En France, le Premier ministre a présenté son plan de « résilience », c’est-à-dire de nouvelles mesures pour faire face aux conséquences du conflit ukrainien. Plusieurs secteurs, notamment les plus dépendants des prix de l’énergie, sont concernés. La facture de la guerre (c’est ça, la réalité) se montera au moins à 25 milliards d’euros. Les mesures conçues pour faire face à la pandémie (prêts garantis, etc.) seront converties en mesures d’accompagnement des guerres de l’OTAN. Tout cela, c’est évidemment « la faute à Poutine ! »

C. ALIMENTATION

Autre victime collatérale de la crise énergétique et stratégique : l’agriculture, et donc l’alimentation mondiale. Production, approvisionnement et logistique perturbés, engrais, nourriture du bétail, prix en hausse et incertitudes sur les productions de demain, autant de facteurs qui composent un cocktail explosif pour des pays risquant de revivre des émeutes de la faim, comme celles qui déclenchèrent, en 2008, le « Printemps arabe » en Afrique du Nord, notamment.

Engrais

Les agriculteurs sont très inquiets, pas pour les prochains semis de maïs et de tournesol qui vont commencer, puisque les stocks sont faits. Mais pour l’automne, quand il faudra semer le blé, et pour les récoltes de l’an prochain, il y a des risques de pénurie. Le numéro un mondial des engrais, le norvégien Yara, vient d’annoncer qu’il réduisait sa production dans ses usines françaises et italiennes, car le prix du gaz est trop élevé. Pour les engrais, les prix ont triplé. La solution azotée, qui coûtait environ 600 euros la tonne à la fin d’octobre sur le marché européen, atteint désormais 800 euros.

Or, en 2021, la Russie était le premier exportateur d’engrais azotés et le deuxième fournisseur d’engrais potassiques et phosphorés, le Brésil étant son premier client, rappelle l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). La Russie fournit « 25 % de l’approvisionnement européen » en azote, potasse et phosphate, alertait pour sa part le 1er mars Svein Tore Holsether, patron de Yara, qui estime « crucial » que la communauté internationale « s’emploie à réduire la dépendance à l’égard de la Russie ».

Pour la production sur le territoire européen, le dilemme est identique. Les fertilisants azotés sont fabriqués à partir d’ammoniac, obtenu en combinant l’azote de l’air et l’hydrogène provenant du gaz naturel dont les cours flambent. Près de 80 % du coût de production de l’ammoniac est lié à l’utilisation du gaz. Il existe plusieurs types de ces engrais : sous forme liquide (solution azotée) ou de granulés (ammonitrate et urée). Il existe un autre engrais, qui lui aussi est menacé de pénurie : la potasse dont 30 % vient de Russie et de Biélorussie. Et les autorités russes ont demandé aux fabricants d’arrêter temporairement leurs exportations.

Ensemble, la Russie, le Kazakhstan et la Chine produisent 36,7 % de l’ammoniac utilisé dans les engrais et les herbicides, 45 % de la roche phosphatée mondiale utilisée dans la fabrication d’engrais phosphatés, et 32,6 % de la potasse mondiale. L’UE pourrait augmenter ses apports en phosphate, dont la Chine, le Maroc et les États-Unis sont les premiers producteurs. Mais cela ne remplacera pas l’azote, sur lequel reposent les rendements élevés européens.

Le risque de pénurie est encore multiplié par l’inquiétude sur les capacités d’approvisionnement, au vu des coûts astronomiques des fertilisants : « En Europe de l’Ouest, les agriculteurs sont en général couverts pour les semis de printemps, mais la question se pose pour la campagne de 2023 », alerte Edward de Saint-Denis, courtier chez Plantureux et associés.

Semences

Le 16 mars, dans un communiqué, le conglomérat allemand Bayer a fait part de sa décision d’arrêter tout projet d’investissement en Russie et Biélorussie et de ne plus y rechercher « d’opportunités commerciales ». Les livraisons de semences et d’intrants agricoles pour la campagne actuelle sont déjà effectuées. Mais ensuite, les approvisionnements aux exploitations russes pour 2023 et les années suivantes deviendraient conditionnés à l’arrêt de la guerre.

Cette sommation survient après une décision dans ce sens de l’américain Cargill, annoncée le 11 mars. Le premier négociant agricole mondial réduit également ses activités en Russie, en y arrêtant en particulier tout investissement, comme d’autres chefs de file occidentaux du secteur.

Pourtant, le ministre allemand de l’Agriculture, Cem Özdemir, a reconnu que « si tout le monde pense à soi dans cette situation », cela ne fera qu’aggraver la crise et entraîner une nouvelle flambée des prix. En d’autres termes, tenter d’empêcher les agriculteurs russes de semer n’arrangera pas les choses.

Fermeture du grenier à blé ukrainien

Si la Russie est le premier exportateur mondial de blé, l’Ukraine est, elle aussi, un gros fournisseur de produits agricoles. En 2018, elle était le 5e producteur mondial de maïs, le 8e producteur de blé, le 1er pour le tournesol et le 3e pour le sarrasin. Au global, dans le monde, 12 % des exportations de céréales viennent d’Ukraine. Le pays est aussi le 3e producteur mondial de pommes de terre.

Or, situation de guerre oblige, plusieurs de ces denrées (blé, volaille, œufs, huile de tournesol mais aussi bétail, sel, sucre, avoine, sarrasin, seigle et millet) sont désormais soumis à autorisation ou quotas pour être exportées. Selon un décret pris le 6 mars, une licence est désormais nécessaire pour exporter le blé, la viande de volaille, les œufs et l’huile de tournesol.

Dans le même temps, six millions de tonnes de blé et neuf millions de tonnes de maïs seraient actuellement bloquées dans les ports ukrainiens où plus aucun transporteur ne peut (à cause du prix de l’assurance) ou ne veut (à cause du risque) venir les récupérer.

Quant à la Russie, même si ses exportations ne sont pas entièrement, du moins, pas bloquées, sa mise au ban rend plus qu’incertaine sa capacité d’exporter, d’autant que ses cargos ne sont plus assurés pour traverser la Mer Noire.

Si cette guerre n’est pas arrêtée immédiatement, avertit un expert agricole ukrainien, « le monde connaîtra une baisse de l’offre mondiale de 10 à 50 % des principaux produits agricoles, notamment le blé, l’orge, le maïs, le colza et l’huile de tournesol ».

Italie : hausse de 20 % du prix des pâtes

En Europe, si pour l’instant la France ne manque pas de blé pour sa consommation, l’Italie redoute des problèmes d’approvisionnement agroalimentaire, notamment en ce qui concerne les céréales qui commencent déjà à manquer.

Selon les estimations des différentes associations de professionnels agricoles, l’Italie importe environ 64 % de son blé et 53 % de son maïs destiné à l’élevage. Cette dépendance qui augmente d’année en année, est liée à la disparition durant les dix dernières années de plus d’un demi-million d’hectares de terre agricoles.

Dans un contexte de crise, continuer à faire tourner les moteurs des usines de pâtes est devenu un véritable casse-tête pour les fabricants italiens et par rebond, pour les Italiens qui consomment chaque année environ 26 kg de pâtes et 8 kg de pizza par habitant.

Plusieurs fabricants ont déjà réduit la voilure. « La navigation en mer Noire est bloquée et nos navires ne peuvent pas entrer dans les ports. Par ailleurs, un de nos navires qui devait charger du blé russe protéique de grande qualité a été bloqué dans le port de Rostov, la situation est catastrophique », se désole un producteur.

En un an, le prix du blé italien a doublé, il est passé de 28 € le quintal, prix affiché en juin 2021, à 54 €, le blé étranger frôle la barre des 60 € à cause de la guerre. Produire dans de telles conditions est insoutenable sur le moyen terme. Nous avons déjà négocié une première augmentation avec nos clients de 30 centimes par paquet d’un demi-kilo, mais c’est insuffisant, hélas.

Depuis le 7 mars, ce fabriquant a décidé de mettre la pédale douce et de placer une partie du personnel en vacances. Pris entre l’enclume de la flambée des prix et le marteau de la grève des transporteurs, les moulins de Divella, dans les Pouilles, sont fermés. Résultat, une augmentation de 20 % du prix des pâtes, avec un risque de bientôt assister à une grave sécheresse.

Pêche

En Italie, certains pêcheurs ont cessé leurs activités, rester à quai étant devenu plus rentable que sortir en mer. La flambée du prix du pétrole touche également de plein fouet les pêcheurs français. Comme dans la plupart des ports de pêche de France, à Sète, l’un des principaux ports de pêche Méditerranéen, les pêcheurs font entendre leur colère pour attirer l’attention des pouvoirs publics. L’accès au port de commerce a été bloqué et les marins ont manifesté devant la préfecture de Montpellier.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la profession a littéralement vu exploser le coût de son carburant détaxé, qui était encore (seulement) de 90 centimes quinze jours plus tôt.

En mars 2021, le prix du « gasoil de pêche » était à 45 centimes il y a quelques mois, et il est monté en mars 2022 à 1,10 euros, c’est la première fois qu’il franchit la barre d’un euro. La facture d’un plein de gazole a donc doublé. Or, les chalutiers les plus dépendants consomment 1500 à 2000 litres de carburant par journée en mer... Alors forcément, la rentabilité des bateaux est touchée.

Pour les pêcheurs, c’est le cauchemar. Du coup, les marins disent adieu à leurs revenus. Ils inventent des astuces les plus exotiques pour tenter de limiter leur consommation de carburant, comme la réduction de la taille de leurs filets, l’utilisation d’un économiseur sur leur moteur, etc.

Le gouvernement français leur offre une aumône (avec l’argent des contribuables) pour permettre aux entreprises et aux marins d’être payés tant que le navire reste à quai, faute d’un prix du carburant abordable. C’est ce que les banquiers d’affaires appellent la « destruction de la demande » des hydrocarbures, un point de rupture qui est supposé, à moyen terme, de faire chuter les prix du pétrole, mais quand ?

« Ça permet juste aux entreprises et aux marins d’être payés pendant qu’il reste à quai, évidemment dans une période où le gasoil est extrêmement cher et coûteux », explique Bertrand Venling, directeur de la Sathoan, l’organisation des pêcheurs sétois..

Il faut savoir qu’à ce jour, quand les unités sortent à la mer, elles perdent de l’argent. Elles dépensent plus d’argent en carburant qu’elles ne gagnent en poisson.

Émeutes de la faim

Hors Europe, plusieurs pays subissent les conséquences d’une hausse des prix combinée aux perturbations d’exportations. C’est notamment le cas de l’Égypte, premier importateur mondial de blé  : en 2021, 50 % de ce blé provenait de Russie et 30 % d’Ukraine. Le gouvernement estime ses réserves stratégiques à près de huit mois de consommation. En plein affrontement armé, dans un acte de neutralité agricole, l’Egypte en a fait rentrer 126 000 tonnes supplémentaires de Russie et d’Ukraine, pour moitié chacune.

Al Ahram, le principal journal gouvernemental égyptien, a prévenu que la facture d’importation allait s’alourdir. La dépendance égyptienne aux blés russe et ukrainien s’explique par des prix jusqu’ici 10 % moins élevés qu’ailleurs, ainsi que par la proximité géographique. Il ne faut qu’une dizaine de jours pour que les cargaisons arrivent. A présent, plus aucun cargo de blé ne quitte les ports ukrainiens et très peu de Russie à partir de la mer Noire.

L’Ukraine fournit également 90 % du blé consommé au Liban. En temps de paix, l’Ukraine exporte également une grande partie de sa production de blé et de maïs vers la Chine, l’Algérie, la Libye, mais aussi la Tunisie, le Maroc et le Nigeria.

C’est ainsi toute la sécurité alimentaire mondiale qui se trouve en péril, physiquement et du fait de la flambée de spéculations sur les marchés des matières premières.

Crise alimentaire mondiale

Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), à un moment « où le monde est déjà confronté à un niveau sans précédent de famine, il est particulièrement tragique de voir la faim apparaître dans (un pays) qui a longtemps été le grenier de l’Europe ». La situation est d’autant plus préoccupante qu’avec l’arrivée du printemps, la période des semis devrait bientôt débuter en Ukraine et que rien ne dit qu’elle pourra se tenir. « Les balles et les bombes en Ukraine peuvent amener la crise alimentaire mondiale à des niveaux jamais vus auparavant », résume le PAM.

Le 14 mars, sur ABC News, David Beasley, le patron du PAM, a précisé que la moitié des céréales achetées par l’organisation pour son aide alimentaire mondiale provenait d’Ukraine. Ces céréales nourrissent « les 125 millions de personnes que nous atteignons ». Rappelons que la moitié du maïs importé en Europe vient d’Ukraine et qu’on se demande quel pays pourra la remplacer.

C’est l’occasion de rappeler le potentiel productif de l’Europe et de la France, actuellement inexploité au nom d’un écologisme dévoyé. « Quand on dit que l’Ukraine et la Russie représentent 30 % du blé mondial et qu’en même temps, au nom de la protection de l’environnement, l’Europe dit ‘nous n’allons pas produire sur 4 % de nos sols’ (qui n’ont pas autant d’efficacité qu’ils le pensent), nous disons : il faut produire sur les hectares européens pour compenser ce qui ne sera pas produit ailleurs, sinon nous allons manquer de céréales. Dans certains pays, le stock de céréales ne tient que jusqu’à avril, c’est le cas de l’Egypte et d’autres pays africains. Ceux par exemple qui n’ont pas voté la résolution de l’ONU car ils craignent les mesures de rétorsion de la Russie » expliquait à sa façon, sur BFM Business, Christiane Lambert, la présidente de la FNSEA.

Face à une paralysie grandissante, le secrétaire général des Nations unies dit craindre ni plus ni moins qu’un « effondrement du système alimentaire mondial ». Antonio Guterres a exposé les facteurs du danger : 45 nations africaines et pays les moins avancés (PMA) importent au moins un tiers de leur blé d’Ukraine ou de Russie, et 18 d’entre eux en importent au moins la moitié. « La guerre en Ukraine signifie la faim en Afrique », a déploré la directrice générale du FMI Kristalina Georgieva, tandis que le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres met en garde contre « un ouragan de famines » dans de nombreux pays déjà fragiles. 

La situation inquiète à tel point que les Etats-Unis envisageraient de subventionner les importations de produits alimentaires pour les pays qui en importent le plus. Cette mesure, également évoquée le 15 mars lors de la table ronde organisée par la commission des Affaires économiques du Sénat français par Thierry Pouch, économiste en chef aux chambres d’agriculture, a bien sûr pour but d’éviter des soulèvements populaires dans les pays les plus vulnérables.

D. RESSOURCES STRATÉGIQUES

Métaux et matières premières

Lorsqu’on intègre dans un même tableau les ressources géologiques de la Russie, de la Chine et du Kazakhstan, le constat saute aux yeux : à eux trois, ces trois produisent non seulement 37 % du palladium, mais une quantité phénoménale de 42 des minéraux et produits minéraux les plus stratégiques au monde, dans des proportions de 30 à plus de 90 %.

Il s’agit des minéraux les plus élémentaires, tels que la bauxite (56,1 %), le graphite (84,5 %), le plomb (52,3 %) et le cuivre (15 %), jusqu’à ceux nécessaires aux processus avancés et à la fabrication de microprocesseurs, tels que les terres rares, le titane (77,6 %), le silicium (78,2 %), en passant par les produits nécessaires à l’agriculture, tels que l’ammoniac (36,7 %) et le phosphate (45 %), comme nous venons de le voir.

Pour 16 de ces 42 minéraux et produits, ces trois nations représentent plus de 70 % de la production : en 2021, 83,6 % de la production mondiale de vanadium (un alliage qui rend l’acier résistant aux chocs et aux vibrations, et qui est également utilisé dans les plaques de blindage), 85,5 % du bismuth, 86,6 % du tungstène, 87 % du mercure, 90,8 % de l’amiante et 97,8 % du gallium (indispensable pour les circuits électroniques, les semi-conducteurs et les diodes électroluminescentes LED).

Palladium, néon et semi-conducteurs

Les « puces » électroniques, c’est-à-dire les circuits intégrés composés de transistors, de résistances et de diodes, sont un élément clé de l’économie mondiale de plus en plus numérique. On les trouve dans les antennes paraboliques, les voitures, les ordinateurs, les téléphones portables et les avions, pour n’en citer que quelques exemples. La puce elle-même est constituée de nombreuses couches complexes de plaquettes de semi-conducteurs, de cuivre et d’autres matériaux incontournables. Elle peut contenir des milliards de composants sur une surface minuscule faite d’un matériau semi-conducteur.

Après avoir créé les conditions d’une guerre en Ukraine, l’Occident découvre qu’il a un problème, car la Russie et l’Ukraine fournissent les deux matières premières essentielles à la production de ces puces.

« La guerre entre la Russie et l’Ukraine pourrait frapper les chaînes d’approvisionnement mondiales, déjà limitées par la pandémie, et le pire impact porterait sur la pénurie de puces, car les nations belligérantes contrôlent des approvisionnements importants de matières premières clés qui entrent dans la fabrication des semi-conducteurs », a averti Moody’s Analytics dans un rapport. « La Russie contrôle jusqu’à 44 % de l’approvisionnement mondial en palladium et l’Ukraine produit 70 % de l’approvisionnement mondial en néon, deux matières premières essentielles à la fabrication des puces. »

Selon le quotidien indien The Hindu, « Les marchés peuvent s’attendre à ce que la pénurie mondiale de puces, qui a commencé avec la pandémie, s’aggrave si le conflit militaire se prolonge, indique l’agence dans son rapport publié vendredi. Bien que les entreprises de fabrication de puces aient stocké des ressources depuis la pénurie de 2015, la demande élevée pendant la pandémie indique que si un accord de paix n’est pas négocié rapidement, la pénurie de puces risque de s’aggraver. »

Le palladium est presque toujours transporté par des avions de passagers. La majeure partie de l’espace aérien européen étant fermée aux vols en provenance de Russie, les mineurs comme MMC Norilsk Nickel PJSC étudient des itinéraires alternatifs pour approvisionner leurs clients. À la fin février, la hausse de ce métal précieux a atteint 30 % pour la seule année encours, les négociants se préparant à des difficultés pour assurer les exportations. Les inquiétudes sont d’autant plus vives que les stocks en surface diminuent depuis des années en raison d’une demande supérieure à l’offre.

« Il ne fait aucun doute que si la situation n’est pas désamorcée rapidement, il y aura des frictions dans tout le commerce russe et cela affectera le palladium », affirme Nikos Kavalis, directeur général de Metals Focus Ltd. « Avec le temps, des moyens de les surmonter apparaîtront, que ce soit par des itinéraires toujours plus compliqués, des expéditions vers la Chine ou d’autres pays consommateurs. »

Le cas du titane

La guerre en Ukraine perturbe la filière aéronautique et spatiale pour l’approvisionnement d’un de ses précieux métaux : le titane. L’Europe importe 70 000 tonnes de titane par an. Sur les 25 000 tonnes de titane utilisées par an en France, 10 000 tonnes viennent de Russie. Le Russe VSMPO-Avisma est le numéro un mondial de la spécialité et détient 25 à 30 % du marché mondial.

Le titane est une matière légère, hyper résistante et peu corrosive. Il est utilisé aujourd’hui dans le fuselage et les pièces de structure des avions civils et militaire, dans les moteurs pour les compresseurs et les aubes de turbine, dans les caissons de voilure, les trains d’atterrissage ou les conduites hydrauliques. Les fabricants d’hélicoptères ont besoin de titane pour le rotor principal. Dans le domaine spatial, il sert au moteur et aux réservoirs des propulseurs de la fusée Ariane.

Airbus est dépendant du titane russe à 50 %. Le premier accord de partenariat d’Airbus avec VSMPO-Avisma date de 2009. Un nouvel accord avait été signé pour sécuriser la fourniture du titane des A320neo et A350-00 jusqu’en 2020.

Le motoriste Safran est lui aussi dépendant à 50 %. Un sous-traitant aéronautique comme Aries industries, basé à Nantes, est dépendant à 80 % pour ses pièces, indique le Groupement des industries françaises et aéronautiques et spatiales (Gifas) au Figaro.

Si VSMPO-Avisma détient 25 à 30 % du marché mondial du titane, d’autres fournisseurs existent, notamment en Chine et au Kazakhstan, deux partenaires de la Russie.

E. ESPACE

Néfastes pour le programme spatial américain et européen

Dans l’épreuve de force anglo-américaine avec la Russie concernant l’Ukraine, les vagues de sanctions et contre-sanctions qui l’accompagnent nuisent au type de coopération internationale sans doute le plus ouvert sur l’avenir : l’exploration spatiale, domaine qui avait su y échapper jusqu’à présent.

Selon le compte-rendu publié le 24 février sur le site de la Maison Blanche, en annonçant de nouvelles sanctions contre la Russie (entre autres financières), le président américain Joe Biden a précisé qu’« entre nos actions et celles de nos alliés et partenaires, nous estimons que nous allons réduire de plus de la moitié les importations de haute technologie de la Russie. Cela portera un coup à leur capacité de continuer à moderniser leur armée. Cela dégradera leur industrie aérospatiale, y compris leur programme spatial. »

Moscou a immédiatement riposté en annonçant qu’elle ne vendrait plus de moteurs de fusée aux entreprises américaines. Le patron de l’agence spatiale russe Roscosmos, Dmitri Rogozine, lui-même sous le coup de sanctions depuis l’affaire de la Crimée de 2014, a déclaré : « Qu’ils volent sur autre chose, sur leurs manches à balai ! »

Pour Rogozine, la responsabilité en revient aux États-Unis et à l’Europe :

La responsabilité de l’effondrement de la coopération dans l’espace repose sur les épaules des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France et de l’Allemagne. Ces pays ont détruit ce qui a été créé par l’humanité avec tant de difficultés, ce qui a été créé par le sang et la sueur de ces personnes qui maîtrisaient l’espace.

Joignant l’acte à la parole, la fusée Soyouz-2, qui devait mettre en orbite 36 des satellites OneWeb du Royaume-Uni, a été retirée de la rampe de lancement, au motif que le Royaume-Uni a refusé de s’engager à ne pas utiliser les satellites à des fins militaires et de se retirer, en tant qu’Etat, de la société. Il convient de souligner que depuis 2006, les fusées Soyouz-2 ont à leur crédit 137 lancements, dont 130 réussis, soit un taux de succès de 94,9 %.

Le directeur général « a donné l’ordre d’arrêter tous les lancements de fusées russes dans l’intérêt de OneWeb depuis tous les spatioports, en raison de l’absence de garantie de la part de la société OneWeb que les satellites du système ne seront pas utilisés à des fins militaires », a précisé Roscosmos dans un communiqué.

On considère que l’arrêt des ventes de moteurs de fusée russes aura peu d’impact sur les États-Unis, puisque des firmes privées comme SpaceX et Blue Origin construisent les leurs. Seul Northrop Grumman, qui fait appel à des moteurs RD-181 de fabrication russe dans sa fusée Antares, subira un impact clairement négatif.

L’Europe la plus touchée

En revanche, l’impact sur l’industrie et les programmes spatiaux européens sera bien plus dévastateur. « La guerre en Ukraine se déroule sur Terre, mais ricoche dans l’espace et, d’une certaine manière, jusqu’à la planète Mars. Des sanctions prises contre Moscou découle en effet une cascade de répercussions pour le monde spatial, conséquences industrielles, scientifiques et purement opérationnelles, qui touchent au premier chef l’Europe et la France en raison de l’arrêt de nombreuses collaborations avec la Russie », écrit Le Monde du 4 mars.

Le 26 février, en signe de protestation contre les sanctions, Roscosmos a rappelé les 87 Russes travaillant au Centre spatial de Kourou, en Guyane française, et suspendu les lancements de la fusée Soyouz-ST depuis ce centre.

Conséquence immédiate : les deux satellites qui devaient compléter le programme européen Galileo (constellation d’une trentaine de satellites), ainsi que le satellite militaire français CSO-3, n’ont plus de lanceur. A cela s’ajoutent les pertes financières que subira Arianespace, qui commercialise les vols russes Soyouz-2, pouvant la mener au dépôt de bilan.

Dans un communiqué laconique, l’Agence spatiale européenne (ESA) et le Centre national d’études spatiales (CNES) ont déclaré compter sur « l’arrivée imminente sur le marché des nouveaux lanceurs Vega-C et Ariane-6 » pour « élaborer une reprogrammation de [ces] lancements », sans préciser si les satellites immobilisés pourraient décoller cette année. Le petit détail qui fâche, c’est qu’Ariane-6 n’a pas encore effectué le moindre vol et que le dernier étage des petits lanceurs européens Vega est fabriqué... en Ukraine.

Pour lancer le satellite militaire, le ministère des Armées reste droit dans ses bottes et estime que « l’option qui se dessine, c’est d’utiliser Ariane 6 dont le premier vol opérationnel est attendu dans les prochains mois », comme l’a affirmé à la presse le porte-parole du ministère, Hervé Grandjean.

Depuis la chute du mur de Berlin, la volonté politique de maintenir une industrie spatiale dans les anciennes républiques soviétiques et de mettre à profit le savoir-faire des ingénieurs russes et ukrainiens en matière de motorisation, a abouti à intégrer de nombreux composants de l’Est dans plusieurs fusées occidentales.

Ainsi, outre Vega, le lanceur Atlas V de l’United Launch Alliance, largement utilisé aux États-Unis, est actuellement équipé de moteurs russes RD-180. Autre exemple, la fusée Antares, de la société américaine Orbital Sciences Corporation, qui envoie le vaisseau de ravitaillement Cygnus vers la Station spatiale internationale (ISS) : son premier étage est construit en Ukraine... et elle aussi est équipée de moteurs russes.

Exit ExoMars

En clair, dans l’état actuel des choses, ExoMars, cette fabuleuse mission de deux milliards d’euros impliquant une vaste communauté scientifique, n’a ni fusée ni atterrisseur.

L’ESA a donc annoncé l’annulation de son lancement en 2022. Un gâchis monstrueux lorsqu’on sait que, alignement de planètes oblige, la fenêtre de tir pour se rendre sur Mars ne se présente que tous les 26 mois, assez de temps, selon certains scientifiques, pour que les expériences qu’on prévoyait d’y effectuer soient dépassées et rendues inutiles...

« C’est une bombe atomique qui nous est tombée sur la tête », confesse au Monde l’une des personnes impliquées dans le projet, sous couvert d’anonymat. « Jusqu’au vendredi 25 février, nous espérions passer entre les gouttes de toutes les mesures de restriction, mais c’est désormais terminé. »

Dans la longue course d’obstacles qui prépare sa mission, ExoMars en était à quelques jours de sa « revue de qualification et d’acceptation de vol », qui aurait donné le feu vert pour expédier le rover Rosalind-Franklin, actuellement à Turin, en Italie, vers le cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan.

Directrice de recherche émérite au CNRS, Frances Westall faisait partie du groupe de scientifiques qui a conçu le projet à la fin des années 1990 : « J’ai terminé ma carrière au CNRS le 28 février au soir avec cette nouvelle et je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je suis attristée pour mes collègues scientifiques et ingénieurs qui ont livré un énorme travail depuis toutes ces années. Ces jours derniers, des tests ont eu lieu avec des collègues russes qui étaient tout aussi anéantis. J’avais craint que d’éventuels problèmes techniques ne reportent la mission mais jamais je n’avais pensé à une guerre. »

La Station spatiale internationale (ISS)

Enfin, bien sûr, l’ISS, qui est, depuis sa conception, un effort conjoint américano-russe. Née d’un plan de politique étrangère visant à améliorer les relations entre les anciens ennemis de la guerre froide, après la chute du mur de Berlin, l’ISS n’existerait pas sans l’apport de la Russie. Les fusées Soyouz ont contribué à mettre en orbite les modules de l’ISS et, après l’abandon de la navette spatiale en 2011, elles restent le seul moyen d’envoyer des astronautes en orbite et d’en revenir, du moins jusqu’à l’arrivée de SpaceX. Sur les 16 modules habitables de la station, six ont été fournis par la Russie et huit par les États-Unis (les autres ont été envoyés par le Japon et l’ESA). L’été dernier, la Russie a lancé avec succès son plus grand composant de l’ISS à ce jour, le module scientifique Nauka, d’une capacité de 813 m3.

Construite et gérée par les États-Unis, la Russie, l’Europe, le Japon et le Canada, l’ISS est un symbole et un point culminant de la coopération internationale. La station est occupée sans interruption depuis plus de 20 ans et a accueilli plus de 250 personnes de 19 pays, donnant ainsi un bel exemple de coopération internationale. Si l’ISS est souvent restée à l’écart de la géopolitique, cette position est désormais menacée.

Dmitri Rogozine, l’actuel patron de Roscosmos, est loin d’être un anti-occidental acharné, c’est même plutôt le contraire. Successivement ambassadeur de Russie à l’OTAN et vice-Premier ministre russe en charge de la défense et de l’industrie, il avait proposé, dès octobre 2011 qu’Occidentaux et Russes mettent en œuvre une initiative commune en vue de créer un système d’alerte et de prévention contre les objets spatiaux approchant dangereusement la Terre. En 2013, Rogozine avait renouvelé aux Occidentaux son offre pour une coopération internationale, suite à l’impact spectaculaire d’une météorite à Chelyabinsk, en Russie.

On peut donc comprendre sa colère, à l’annonce des sanctions adoptées par Biden. « Voulez-vous gérer l’ISS vous-même ? », lance-t-il dans une série de tweets le 26 février.

Peut-être que le président Biden n’est pas au courant, alors expliquez-lui que la correction de l’orbite de la station, son évitement des rendez-vous dangereux avec les déchets spatiaux avec lesquels vos talentueux hommes d’affaires ont pollué l’orbite terrestre proche, sont effectués exclusivement par les moteurs des vaisseaux cargo russes Progress MS. ... Si vous bloquez la coopération avec nous, qui sauvera l’ISS d’une désorbitation incontrôlée et d’une chute sur les États-Unis ou l’Europe ? (…) Il existe également la possibilité de voir une structure de 500 tonnes larguée sur l’Inde et la Chine. Voulez-vous les menacer avec une telle perspective ? L’ISS ne survole pas la Russie, donc tous les risques vous incombent. Êtes-vous prêts à les assumer ?

Cette référence à une « désorbitation incontrôlée » rappelle cruellement que la Russie pourrait très bien cesser de fournir ses vaisseaux cargo Progress MS pour aider au retrait de la station spatiale à la fin de la décennie.

Déjà en 2014, après l’affaire de la Crimée, en réponse aux sanctions américaines contre Moscou, les responsables russes avaient annoncé qu’ils ne convoieraient plus d’astronautes américains vers et depuis la station spatiale à partir de 2020. Avec l’abandon de la navette spatiale de la NASA en 2011, les États-Unis sont devenus entièrement dépendants des fusées russes pour le transport des astronautes vers et depuis l’ISS, et une telle décision signifierait la fin de toute présence américaine à bord de la station spatiale. Bien que la Russie n’ait pas mis sa menace à exécution et qu’elle ait continué à transporter des astronautes américains, il est clair que cette menace aurait dû être prise au sérieux.

Le 25 février, se présentant en sauveur, Elon Musk a proposé l’intervention de SpaceX pour maintenir l’ISS en orbite en cas de refus de la Russie. La station spatiale garde sa position grâce aux livraisons régulières de réactif propulsif par l’agence spatiale russe, mais si les livraisons s’arrêtent, l’ISS sera incapable de contrer la traînée atmosphérique de la planète et finira par ralentir jusqu’à une orbite de capture où elle tombera sur Terre. En prenant en charge ces vols de livraison, SpaceX pourrait, en principe, la maintenir en altitude, mais ce serait sans tenir compte de la logique de l’ensemble.

« Le segment russe ne peut pas fonctionner sans l’électricité du côté américain, et le côté américain ne peut pas fonctionner sans les systèmes de propulsion qui sont du côté russe », a rappelé l’ancien astronaute de la NASA Garrett Reisman à CNN.

On ne peut donc pas faire un divorce à l’amiable. On ne peut pas faire un désaccouplement conscient.

« En décembre 2021, les États-Unis ont annoncé leur intention de prolonger jusqu’en 2030 la date de fin des opérations de l’ISS, initialement prévue en 2024. La plupart des partenaires de l’ISS ont soutenu ce plan, mais la Russie devra également accepter de maintenir l’exploitation de l’ISS au-delà de 2024. Sans le soutien de la Russie, la station - et toutes ses réalisations scientifiques et coopératives - pourraient connaître une fin prématurée », s’inquiète le professeur Wendy Whitman Cobb, de l’US Air Force School of Advanced Air and Space Studies.

Pour susciter un sursaut en Occident, RIA Novosti, une des agences de presse de l’État russe, a posté le 5 mars sur son compte Telegram (sous forme de boutade) une vidéo de 47 secondes. Rapidement devenue virale, on y voit des cosmonautes russes détachant le segment des modules russes de la Station spatiale internationale, y compris des modules comme Zvezda qui fournissent la plupart des systèmes de survie de la station orbitale ! « Cette nouvelle vidéo de propagande intervient quelques jours après que les États-Unis ont imposé des sanctions à Moscou, suite à son invasion de l’Ukraine », fulmine la presse occidentale.

« Alors que les bombes pleuvent sur l’Ukraine, Dmitri Rogozine, le chef de l’agence spatiale russe Roscosmos, bouleverse actuellement, par ses paroles et ses décisions, un partenariat singulier de plusieurs décennies dans l’espace entre son pays et les Occidentaux », se lamente Le Parisien, qui s’offusque des « délires » du patron de Roscosmos.

Cap sur l’Est

Pour limiter l’impact sur son industrie spatiale, l’agence spatiale russe promet « un soutien sans précédent aux entreprises spatiales russes privées. Elles auront accès aux nouveaux développements nationaux dans le domaine de l’instrumentation spatiale, ainsi qu’à la possibilité de livrer pratiquement gratuitement en orbite des vaisseaux spatiaux créés par des bureaux d’études privés »

La Russie va également lancer des dizaines d’engins spatiaux privés pour la communication, l’observation météorologique et la télédétection de la Terre, un tournant pour la Russie où le spatial restait une affaire d’État reposant sur la coopération mondiale, notamment avec les États-Unis et l’Europe.

Le week-end dernier, la Russie a évincé les États-Unis de Venera-D, un projet visant à explorer Vénus. Soit la Russie le réalisera seule, soit elle fera appel à la Chine, qui pourra également l’aider à se procurer la microélectronique dont elle a besoin pour son programme spatial et qu’elle ne peut plus se procurer ailleurs à cause des sanctions. Beijing s’est jusqu’à présent montrée peu enthousiaste à rallier les sanctions internationales contre la Russie. En 2019, la Chine et la Russie étaient déjà convenues de codévelopper une station scientifique internationale lunaire pour rivaliser avec la station lunaire Gateway prévue par la NASA, à laquelle la Russie comptait pourtant s’associer.

Ces nouvelles sanctions vont renforcer la coopération spatiale entre la Russie et la Chine. Elles interviennent après la rencontre entre Vladimir Poutine et le dirigeant chinois Xi Jinping, le 4 février, à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver dans la capitale chinoise, où le président russe avait évoqué un rapprochement « sans précédent » avec la Chine.

Parmi les 16 accords confirmés lors de cette rencontre, l’un des plus notables concerne la fourniture à la Chine de 10 milliards de mètres cubes de gaz russe par an via un nouveau gazoduc, et un autre, signé entre les opérateurs du système russe de satellites à haute altitude GLONASS et du système chinois BeiDou, porte « sur la coopération dans le domaine d’une complémentarité certifiée des systèmes mondiaux de navigation par satellite en termes d’échelles de temps ».

Cette complémentarité représenterait une nette amélioration en termes de performances. Par exemple, alors qu’un satellite BeiDou couvrirait la région de Moscou entre 7 et 9 heures, un satellite GLONASS pourrait dans le même temps en couvrir une autre, par exemple celle de St-Pétersbourg.

La Chine a lancé son programme BeiDou (Ourse du Nord, ancien nom chinois de la « Grande Ourse ») dans les années 1990. Elle craignait alors que son Armée populaire de libération (APL) ne soit vulnérable sans un système de navigation par satellite alternatif au GPS (Global Positioning System), propriété du gouvernement américain et exploité par l’US Air Force.

Le troisième et actuel réseau de 30 satellites de BeiDou a été achevé et a commencé à offrir des services mondiaux en juillet 2020, alors que Beijing et Washington vivaient un « découplage » amer et des tensions militaires croissantes.

En dehors de ses applications militaires, le système BeiDou, avec une précision de positionnement de 1,2 m surpassant la portée de 5 à 10 m du GPS, et des services ajoutés tels que la messagerie texte, vise également à attirer le marché civil mondial de la navigation par satellite, qui vaut des milliards de dollars américains.

Programme soviétique qui a vu le jour pendant la guerre froide, le GLONASS russe, ou système mondial de navigation par satellite, a été rétabli en 2011. Aujourd’hui, avec une constellation de 24 satellites en orbite, il présente de grands avantages pour les utilisations militaires, grâce à sa forte capacité anti-brouillage.

« BeiDou et GLONASS ont chacun leurs propres avantages. S’ils pouvaient être profondément liés, voire interopérables, ils pourraient former un système de navigation idéal, qui non seulement faciliterait le transport transfrontalier entre les deux parties en temps de paix, mais améliorerait également la stabilité et la capacité de survie de l’ensemble du système de navigation en s’appuyant l’un sur l’autre en temps de guerre », a déclaré l’expert militaire chinois Qian Liyan à l’agence de presse russe Sputnik (interdit de lecture en Occident).

Les opérateurs des deux nations, le Comité chinois du système de navigation par satellite et la société russe Roscosmos, ont établi au cours des dernières années une plateforme de services de surveillance et d’évaluation pour les deux systèmes, fournissant des services conjoints à l’initiative multinationale « Ceinture et Route » de Beijing, et ont développé ensemble des applications de navigation par satellite dans le transport transfrontalier.

En ce qui concerne la coopération spatiale, en juin 2021 déjà, lors d’une conférence de presse à la Conférence mondiale sur l’exploration spatiale (GLEX) à Saint-Pétersbourg, Rogozine avait révélé que la Russie était en discussion avec la Chine au sujet de vols habités vers la Station spatiale chinoise (CSS).

Techniquement parlant, le meilleur site de lancement pour l’atteindre reste la Guyane française, mais on peut également utiliser le cosmodrome russe de Vostochny. Les remarques de M. Rogozine intervenaient quelques jours seulement après le lancement par la Chine de son premier équipage vers le module central de la station spatiale Tianhe, à l’aide d’une fusée Longue Marche 2F, depuis Jiuquan, dans le désert de Gobi. La CSS devrait être achevée en 2022 et accueillir un équipage permanent pendant au moins dix ans. Elle pourrait même devenir la seule destination en orbite terrestre basse pour les astronautes internationaux, l’avenir de la station spatiale internationale (ISS) s’annonçant incertain.

Toujours lors du GLEX de Saint-Pétersbourg, la Chine et la Russie ont présenté leur première version d’une feuille de route pour une station internationale de recherche lunaire commune, qui, selon les deux pays, restera ouverte à toutes les parties intéressées. Allô Houston ?

F. COOPERATION SCIENTIFIQUE

L’effondrement des accords de coopération

« En moins de dix jours, toute une partie du monde universitaire occidental a choisi de couper ses liens avec la recherche russe en signe de protestation contre la guerre en Ukraine menée par le Kremlin », rapporte le quotidien français La Tribune.

Et ce alors que, le 24 février, craignant d’être coupés de l’Occident, 7000 chercheurs russes avaient ouvertement désapprouvé l’opération militaire en Ukraine, dans une lettre ouverte au président Vladimir Poutine publiée sur le site de Troitsk Variant-Science, une publication scientifique de premier plan.

Cela n’a pas empêché le MIT de mettre fin à son partenariat avec l’Institut des sciences et technologies de Skolkovo (Skoltech). Le 7 mars, c’était au tour de l’Association des universités européennes (EUA) d’annoncer la suspension de sa collaboration avec 12 universités russes, dont les recteurs avaient déclaré que soutenir l’armée et le Président faisait partie de leur devoir patriotique. L’EUA a répondu qu’ils trahissaient ainsi les valeurs européennes auxquelles ils « avaient adhéré en rejoignant l’association ».

Le CERN

Et le 9 mars, c’était au tour de la prestigieuse Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), le plus grand centre de physique des particules au monde, basé dans le pays autrefois neutre qu’est la Suisse, d’annoncer une série de décisions prises lors d’un conseil extraordinaire auquel participaient les représentants de ses 23 États membres. Le laboratoire (dont la devise est « La science au service de la paix ») a fini par voter la suspension du statut d’observateur de la Russie et interdire à ses représentants d’assister aux délibérations du CERN. Il a toutefois choisi de ne pas expulser les 1000 scientifiques russes qui représentent environ 8 % des utilisateurs internationaux du CERN.

Le lobbying ukrainien

Ces décisions sont également le résultat d’un lobbying intense de la part des institutions scientifiques ukrainiennes. « Nous demandons à la communauté scientifique mondiale de mettre immédiatement fin au bain de sang et à la destruction barbare d’un pays européen civilisé », a déclaré fin février Anatoly Zagorodny, président de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine. « Ne nous laissez pas seuls face à l’agresseur brutal. »

Cependant, de nombreux scientifiques doutent que ce genre d’engagement politique puisse servir la science. La semaine dernière, l’Union astronomique internationale (UAI) a rejeté une pétition d’astronomes ukrainiens visant à interdire l’accès des astronomes russes aux activités de l’UAI. « L’UAI a été fondée juste après la Première Guerre mondiale pour rassembler les collègues, nous ne voulons donc pas les aliéner en décidant qui soutenir en fonction de ce que font leurs gouvernements », a écrit Debra Elmegreen, présidente de l’UAI.

Dans le même temps, l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède et la Lituanie ont annoncé vouloir cesser tout partenariat avec la Russie et la Biélorusie.

En France

Face à cet excès de zèle paranoïaque, en France certains milieux institutionnels tentent de rappeler à la raison. Un groupe de chercheurs et de scientifiques, emmené par l’économiste Jacques Sapir, a publié une tribune dans la revue Front Populaire, appelant à maintenir des relations scientifiques entre la France et la Russie. Ils dénoncent « une hystérie [qui] semble s’être emparée des esprits en France et en Europe », et mettent en garde :

La menace d’une rupture des relations scientifiques et culturelles plane désormais. Une telle rupture aurait des conséquences catastrophiques et relève, en réalité, d’une logique de guerre.

Leur tribune fait suite à la décision du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) français de suspendre les opérations communes avec les scientifiques russes, une décision qu’ils jugent « irresponsable et profondément nocive ». Bien sûr, « Nous pouvons, en tant que citoyens, condamner tel ou tel gouvernement, telle ou telle politique. Mais, nous devons aussi tout faire pour maintenir le dialogue et éviter que culture et science ne soient embarquées dans une spirale de manipulations politiciennes ».

Et de conclure :

La coopération internationale est le moteur de la science, le moteur de la recherche. Elle doit donc être absolument préservée. Elle est l’une des garanties de la reconstruction d’une paix durable.

Menace sur ITER

Mais avec l’annulation de la mission spatiale européenne ExoMars, le gel de nombreuses collaborations scientifiques avec la Russie pourrait également faire vaciller le programme du réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) en cours de construction à Cadarache, en France. Moscou participe à cet ambitieux projet international de recherche aux côtés de l’Union européenne (45,4 %), des États-Unis, de la Chine, de l’Inde, du Japon et de la Corée du Sud (à hauteur de 9,1 % chacun). La Russie apporte l’essentiel de sa contribution en nature sous forme de pièces de précision pour le titanesque puzzle expérimental composé de 10 millions de composants.

ITER, pour l’instant, n’envisage pas d’expulser la Russie, membre à part entière de la grande collaboration scientifique. « ITER est un enfant de la Guerre froide et est délibérément non aligné », a souligné Laban Coblentz, porte-parole d’ITER.

G. CONCLUSION

En clair, toute coopération internationale en vue d’épargner au monde un effondrement économique généralisée et de lui donner un avenir en explorant des domaines tels que les vols habités dans l’espace ou la mise au point de la fusion thermonucléaire contrôlée, pour n’évoquer que ceux-là, passera par « une détente, une entente et une coopération » avec nos grands partenaires d’Eurasie.

Nous vous encourageons, chers lecteurs, à signer et à faire circuler l’appel de l’Institut Schiller à convoquer une conférence internationale afin d’établir une nouvelle architecture de sécurité et de développement pour toutes les nations.


[1La destruction de la demande est un inflexion durable de la courbe de la demande d’un produit de base, tel que les produits énergétiques, induite par une période prolongée de prix élevés ou d’offre restreinte.