De la vente à General Electric aux dons à la campagne de 2017

L’affaire Alstom, Macron n’en savait rien ?

vendredi 1er avril 2022, par Bruno Abrial

Le président Emmanuel Macron traîne derrière lui de nombreuses casseroles. Le « McKinsey Gate », qui vient de faire irruption en pleine campagne électorale, ou encore la gestion calamiteuse de la crise pandémique, en sont deux exemples. Mais la vente d’Alstom Power à l’américain General Electric est sans doute la plus embarrassante. Car il est impossible de dissocier les conditions scandaleuses de cette opération de son élection en 2017, tant l’inceste est manifeste entre ceux qui ont tiré de juteux bénéfices de la vente (à coup de millions d’honoraires) et ceux qui ont ensuite contribué de manière substantielle au financement de sa campagne électorale.

Retour sur ce scandale d’État, à partir du livre de Gérard Davet et Fabrice Lhomme Le traitre et le néant (Fayard, 2021), du livre du journaliste Marc Endeweld L’emprise : la France sous influence (Seuil, 2022), et des interventions du député Olivier Marleix (LR), qui a conduit en 2017-2018 la commission d’enquête parlementaire sur les décisions de l’État en matière de politique industrielle – notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX.

Macron, un simple « collaborateur » ?

Lors de la campagne présidentielle de 2017, Jacques Cheminade, avait dénoncé avec force le fait qu’au-delà des responsabilités des uns et des autres, la France se trouve « sous occupation financière et culturelle ». Le 10 février dernier, Emmanuel Macron, venu rendre visite aux employés de General Electric, déclara : « quand ça s’est fait, je n’étais qu’un collaborateur » — à l’époque, d’un président qui avait, lui, clamé qu’il était « l’ennemi de la finance ».

Bien entendu, par cette phrase, Macron entendait, face aux anciens employés d’Alstom qui lui demandaient des comptes, minimiser son rôle dans la vente de l’entreprise. Ne manquant pas de culot, il se rendait à Belfort, ville aujourd’hui rongée par les plans sociaux, la fermeture des commerces et l’abstention électorale, pour annoncer la « bonne nouvelle » de la reprise en main par la France de l’ancienne filière énergie d’Alstom, avec un plan de rachat de 1,2 milliards d’euros par EDF.

Un plan qui s’avère, comme l’a souligné Le Canard Enchaîné du 16 février 2022, deux fois plus élevé que le prix de vente. De plus, l’entreprise que rachèterait EDF a été rétrécie d’un quart, GE ayant exigé de conserver la construction des turbines Arabelle sur le continent nord-américain. Sans parler du fait qu’entre temps le groupe américain a mis la main sur les brevets d’Alstom, n’a pas créé les mille emplois promis, et n’a pas payé les 50 millions de la dette, contrairement à l’accord passé en 2014.

« Macron à Belfort aujourd’hui, c’est un peu Judas célébrant la messe de Pâques », s’est emporté le député Olivier Marleix dans le magazine Marianne. En effet, loin d’être un simple « collaborateur », Emmanuel Macron apparaît à toutes les phases de l’opération de la vente d’Alstom, dont la toile a été tissée au début de la présidence Hollande, et qui a été menée dans le plus grand secret, en court-circuitant les processus de décision habituels, au nez et à la barbe du président socialiste et du ministre de l’Économie.

Alstom, victime de l’impérialisme juridique américain

La vente d’Alstom à General Electric a été montée par le biais du fameux mécanisme de la loi extraterritoriale américaine, le Foreign Corrupt Pratices Act (FCPA). Au nom de la lutte « anti-corruption », ce mécanisme met le puissant appareil juridique américain au service du complexe militaro-financier, permettant ainsi à ce dernier de prendre le contrôle des fleurons industriels de tous les pays du monde, y compris des « alliés » des États-Unis.

Le modus operandi est le suivant : 1/ L’entreprise en question est accusée par le Department of Justice (DoJ) de faits de corruption ; 2/ Ses dirigeants sont ensuite poussés à plaider coupable pour éviter la prison ; 3/ Le DoJ empoche une grosse amende ; 4/ L’entreprise étant déstabilisée, un concurrent américain sort du bois et la rachète.

Très bien rodé, ce mécanisme d’impérialisme juridique a permis à GE d’absorber cinq grandes entreprises étrangères, en quelques années, et à l’État américain d’engranger « plus de 6,393 milliards de dollars via les condamnations de 95 sociétés », comme l’affirme une note confidentielle d’avril 2015 de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), révélée dans le livre L’emprise de Marc Endeweld. « Le dispositif FCPA se présente ainsi comme un outil de domination particulièrement efficace pour les États-Unis, plaçant les sociétés étrangères ciblées dans une situation d’infériorité juridique, économique et commerciale », ajoute la note.

Comme l’a démontré la commission d’enquête parlementaire, Alstom devient une cible dès 2010, avec l’ouverture par le DoJ d’une enquête pour corruption. Trois ans plus tard, le 14 avril 2013, le FBI interpelle Frédéric Pierucci, un cadre supérieur d’Alstom, et l’enferme dans la prison de haute sécurité de Wyatt, dans l’État de Rhode Island, après qu’il a refusé de « coopérer ». Pierucci servira de moyen de pression sur la direction d’Alstom, et en particulier sur le PDG Patrick Kron qui, menacé d’être à son tour poursuivi par la Justice américaine, finit par accepter de plaider coupable.

C’est ainsi qu’a été jeté en pâture l’un des plus grands groupes industriels français, présent dans l’énergie, le nucléaire, le ferroviaire, les transports. Et le géant électricien américain n’a fait qu’une bouchée de sa branche énergie, prenant le contrôle d’une entreprise hautement stratégique pour la France. Car cette dernière avait en charge la maintenance et le renouvellement de nos cinquante-six réacteurs nucléaires, et produisait les turbines Arabelle des nouveaux réacteurs EPR — le nec plus ultra des turbines pour centrales nucléaires, qui faisait d’Alstom le principal concurrent de GE dans ce domaine. De plus, l’industriel fournissait les turbines du porte-avions Charles de Gaulle et probablement celles des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

Et si Patrick Kron a trahi son entreprise et son pays, comme l’en accuse l’ancien ministre de l’Économie Arnaud Montebourg, l’opération n’aurait certainement pas pu aboutir sans la « collaboration » active d’Emmanuel Macron qui, succédant à Montebourg à Bercy, officialisa la vente fin 2014.

Le Brutus de chez Rothschild & Co

A l’automne 2012, l’ancien banquier d’affaires de chez Rothschild & Co vient d’être nommé secrétaire adjoint à l’Élysée en charge des questions économiques, au sein d’un gouvernement élu sur la promesse de combattre « le monde de la finance ». Dès lors, « l’adversaire » désigné du nouveau Président socialiste peut compter sur un homme dévoué à un poste stratégique de l’État.

A cette époque, le secrétaire adjoint se démène pour saborder la loi de séparation bancaire. Cette loi, telle que l’a défendue Jacques Cheminade lors de la campagne présidentielle de 2012, aurait dû ériger un mur entre les banques de dépôt et les banques d’affaires, de façon à mettre fin à la spéculation effrénée de ces dernières sur les marchés internationaux et surtout au chantage au renflouement qu’elles ont exercé sur les États depuis la crise financière de 2008.

Début février 2013, en plein cœur du débat parlementaire à ce sujet, Macron adresse en effet un coup de fil à Karine Berger, la rapporteure du texte gouvernemental, afin de l’inciter à renoncer aux amendements susceptibles d’inquiéter ses amis banquiers, comme le rapportent Davet et Lhomme dans le livre Le traître et le néant. [1]

Plus tard, dans la période de 2014-2016 où Macron est ministre de l’Économie, une frénésie de fusions-acquisitions s’empare de la France. Quatre boîtes du CAC40 sont vendues à des entreprises étrangères, un record absolu : Alstom à GE, Alcatel au Finlandais Nokia, Lafarge au Suisse Holcim et Technip à l’Américain FMC. Aucune de ces ventes n’a pu se faire sans la signature de Macron, s’agissant d’IEF (Investissements étrangers en France) et nécessitant à ce titre, selon l’article L151-3 du Code monétaire et financier, la signature du ministre de l’Économie.

Dans cette même période, mettant en pratique la logique de fusion-acquisition dans le domaine politique, Macron profite de la déconfiture du gouvernement socialiste et de la capitulation de François Hollande, auxquelles il a largement contribué, et met en marche le « casse du siècle » qui le portera à l’Élysée en mai 2017. Pour cela, le futur président s’appuie, comme nous allons le voir, sur un puissant réseau constitué notamment pendant la trahison d’Alstom.

Quand le sous-secrétaire de l’Élysée court-circuite Bercy

Revenons en arrière. En octobre 2012, l’Agence des participations de l’État (APE), placée sous la tutelle de Bercy, commande en toute discrétion une étude, affublée de la mention « secret », au cabinet de conseil en stratégie A.T. Kearney, en « procédure d’urgence ». La commande, qui a coûté la bagatelle de 200 000 euros, révèle que Bouygues souhaite revendre ses parts d’Alstom et demande au cabinet d’évaluer les avantages et inconvénients d’un changement d’actionnaire. Tout cela dans le dos du ministre concerné, Arnaud Montebourg, sans parler du président Hollande, pas plus informé.

La procédure de contrôle des investissements étrangers « a été contournée », dénonce la commission d’enquête parlementaire. Son président, le député Olivier Marleix, estime que « le ministre de l’Économie en poste au moment de l’annonce de la vente d’Alstom Power (Montebourg) semble avoir été court-circuité par la présidence de la République », et en particulier par le secrétaire général adjoint de l’Élysée.

A cette époque, le directeur de l’APE est David Azéma, un proche d’Emmanuel Macron. Devant les députés de la Commission d’enquête, ce dernier a été subitement frappé d’amnésie, affirmant avoir oublié qui lui avait donné l’ordre de commander cette étude en contournant le ministère de l’Économie. Il faut dire que Azéma « a trouvé refuge » en juillet 2014 chez Bank of America, l’une des banques d’affaires qui a conseillé GE dans la vente d’Alstom – la providence ne fait-elle pas bien les choses ?

Cependant, pour Olivier Marleix, il n’y a aucun doute :

L’auteur de cette commande était le secrétaire adjoint de la Présidence de la République de l’époque, qui a joué un rôle personnel, actif et déterminant sur ce dossier. Cet affairisme dans le dos du ministre est quand même en soi déjà problématique, compte tenu notamment des enjeux.

Le ruissellement vers la campagne de Macron ?

« Tout Paris était loué », lachera Arnaud Montebourg devant l’Assemblée. En effet, l’opération de la vente d’Alstom Power à GE, qui s’est soldée à 12,3 milliards, a généré environ 500 millions d’euros d’honoraires. Plus qu’un ruissellement, c’est un torrent d’argent qui s’est déversé sur la planète finance. « L’intérêt des parties à l’opération de convaincre les pouvoirs publics d’accorder leur autorisation est immense, puisque leur rémunération dépend fréquemment, par ‘success free’ (commissions) de la finalisations des opérations », rappelle Olivier Marleix.

Pour sa part, Alstom a versé 105 millions d’euros d’honoraires à différents acteurs, dont dix cabinets d’avocats, les deux banques d’affaires Rothschild & Co (12 millions) et Bank of America (10 millions), et deux agences de communication (DGM et Publicis). Côté GE, les bénéficiaires sont deux banques conseil (Lazard Frères et Crédit Suisse), l’agence de communication Havas et de nombreux cabinets d’avocats. Dans la galaxie Rothschild, on retrouve notamment deux intimes d’Emmanuel Macron, rencontrés en 2010 lors de la Commission Attali : Jean-Michel Darrois, avocat d’affaire et avocat d’Alstom, et Serge Weinberg, PDG de Sanofi et proche de Patrick Kron. C’est d’ailleurs Weinberg qui a aidé Macron à entrer chez Rothschild.

Il n’y a plus de projets industriels où on met plusieurs centaines de millions d’euros sur la table en France ; par contre, pour faire une vente, ça génère beaucoup d’argent, a déploré Marleix sur Sud Radio.

Et si ce ruissellement n’a certainement pas bénéficié aux Français, il semble bien qu’il ait contribué à l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron.

En janvier 2019, considérant la concomitance entre d’un côté les nombreuses cessions d’actifs d’entreprises stratégiques françaises autorisées par le ministre de l’Économie Macron, et de l’autre le montant de dons records ayant afflué à la campagne du candidat Macron, Olivier Marleix a saisi le Parquet de Paris. Dans sa lettre au Parquet, le député interroge « le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des donateurs ou des organisateurs de dîners de levée de fonds [pour En marche] des personnes qui auraient été intéressées aux ventes précitées. S’il était vérifié, un tel système pourrait être interprété comme un pacte de corruption ».

En effet, dans la liste des organisateurs et des premiers donateurs des dîners de levée de fonds pour la campagne, on retrouve les mêmes noms que ceux ayant touché des honoraires dans la vente d’Alstom. Tous les cadres supérieurs de l’entreprise, qui ont été arrosés de millions d’euros de bonus, apparaissent notamment parmi les premiers contributeurs à la campagne de Macron. Les anciens et actuels cadres de la banque Rothschild, ainsi que Bank of America, sont également omniprésents. Citons également l’exemple du courtier en assurance Pierre Donnesberg, un proche de Patrick Kron, qui a permis au candidat Macron d’avoir les prêts débloqués, à la hauteur de 11 millions d’euros, pour sa campagne.

Certains crieront au complotisme. Disons simplement qu’entre amis, on sait défendre ses intérêts...

Se libérer de l’occupation financière

Transmise au Parquet national financier (PNF), la plainte déposée par Olivier Marleix est restée au point mort. De même pour celle déposée en juillet 2019 par l’association Anticor pour « corruption » et « détournement de fonds publics ».

Il faudra attendre février 2022 pour que le PNF ouvre timidement une information judiciaire. Dans le même temps, la ministre des Armées Françoise Parly a accepté de déclassifier, à la demande du PNF (formulée quatorze mois auparavant !), quatre notes de la DGSE rédigées entre mai 2014 et juin 2015, soit la période au cours de laquelle le ministre Macron a formellement autorisé la vente d’Alstom. En jouant ainsi la montre, on espère sans doute enterrer l’affaire au cours d’un second mandat de Macron...

Cependant, il ne faut pas se tromper : l’affaire Alstom dépasse largement la personne de l’actuel président, qui ne s’est fait que le serviteur zélé d’une oligarchie financière, principalement anglo-américaine, prête à tout pour maintenir son hégémonie.

Patrick Pierucci, l’ancien haut cadre d’Alstom emprisonné aux États-Unis, est convaincu que la déstabilisation du groupe industriel français a commencé avec les investissements du groupe en Chine. « Les Américains avaient peur d’une alliance avec la Chine », assure-t-il à Marc Endeweld. En effet, Alstom a entamé en 2011 un rapprochement avec le groupe chinois Shanghai Electric dans le domaine des chaudières pour les centrales à charbon. Et à Taishan, les EPR sont équipés de turbines Arabelle.

Il s’agit pour la France d’un enjeu de souveraineté économique, et pour le monde, d’un enjeu de coopération pacifique entre nations. Et la bataille doit être menée non seulement sur le terrain judiciaire, mais avant tout politique, en remettant sur la table les solutions qui ont soigneusement été écartées ou sabotées, à commencer par la séparation bancaire, la première étape par laquelle l’État pourra reprendre en main le gouvernail financier et retrouver son rôle de stratège industriel.


[1Ce qui n’empêche pas Macron, en privé, d’admettre l’importance de la séparation bancaire, comme Jacques Cheminade a pu le constater lors de ses entrevues avec lui à l’Élysée, début 2013. Sous le nom de plume d’Eric Suleimann, le secrétaire adjoint de l’Élysée a même publié un court texte présentant « Deux réformes pour mieux réguler le secteur financier ». Malheureusement, aux dernières nouvelles, Eric Suleimann n’est pas candidat aux élections présidentielles…