Témoignage

L’Ukraine, 8 jours avant l’embrasement

lundi 6 juin 2022, par Tribune Libre

Ville de Dnipro, le 3 décembre 2021.

Agnès Farkas et Karel Vereycken se sont entretenus, pour la rédaction du mensuel Nouvelle Solidarité, avec Lucas Klemensiewicz, un jeune Français de retour d’Ukraine. Une occasion intéressante pour mieux comprendre un conflit dont l’approche reste largement polluée par des préjugés et des émotions de plus en plus détachés de toute réflexion rationnelle.

Précisons que si nous avons jugé utile d’apporter cet éclairage original sur la situation, les avis exprimés ici n’engagent que leur auteur.

Notice biographique

Lukas Klemensiewicz.

D’origine franco-polonaise, diplômé en Médiation culturelle (Master II) après un parcours universitaire composite incluant sciences du langage et philosophie. Une expérience internationale professionnelle et personnelle, où commissariat d’exposition, enseignement du français, travail auprès des affaires culturelles de l’Ambassade de France (Institut français) et déambulations réflexives jalonnent un vécu non-linéaire. Mes domaines d’intérêt et de recherche comprennent l’interculturalité (effective ou symbolique), l’interface Europe-Asie (pensée et spiritualité), numérique et mondialité, les relations internationales et une géopolitique de la Culture – mon mémoire de recherche, « Formes diplomatiques et culturelles contemporaines : intersections et mutations à l’aune des paradigmes transformatifs : pluralisme, numérique, mondialité, inter et multiculturalités », synthétise une large part de ces champs. Mes écrits plus personnels sont au croisement de la poésie et de la philosophie.

La naissance de ma grand-mère paternelle à Kiev (alors Empire russe) marque mon intérêt pour l’Europe slave et orientale bien sûr, mais le destin de nations qui luttent pour leur existence géo-historique me concerne et me touche ; toujours. Les tribulations que les peuples encourent pour leur souveraineté m’interpellent continuellement, où que je sois. J’intériorise et réfléchis encore ce récent séjour ukrainien, où les dimensions macro et micro se sont entremêlées comme jamais. J’aspire à la dignité sur ce sujet.

L’Ukraine, 8 jours avant l’embrasement —
Etat des lieux, causes : réflexions d’un jeune Français qui en revient

Par Lucas Klemensiewicz

Lucas Klemensiewicz, bonjour. Vous revenez d’Ukraine où vous avez accompagné un service civique européen et deviez collaborer à un centre culturel dans une grande ville de l’Est. Il nous a paru intéressant de recueillir un témoignage et un éclairage nourris de l’expérience du terrain, au milieu d’un flot médiatique parfois univoque.

Bonjour, je souhaite au préalable situer les propos qui vont suivre. En effet, je quittais le territoire ukrainien juste avant la violation des frontières du 24 février. Les témoignages recueillis concerneront donc majoritairement une situation de pré-invasion et mes analyses, bien que sensibles à cette brutale nouvelle donne, puiseront dans une situation géopolitique plus large et ancienne.

C’est ainsi muni de la plus grande prudence que je relaterai ou qualifierai des opinions émanant d’Ukrainiens, et ne souhaite à aucun moment déborder chronologiquement lorsqu’il s’agira des propos des populations. Tout glissement anachronique contreviendrait déontologiquement en plus d’être gravement irrespectueux. C’est là la dernière de mes intentions en ce terrible et mortifère conflit, moi qui ai eu l’honneur de rencontrer ces gens avant que l’enfer ne se déchaîne sur eux. La froideur analytique qui pourrait se dégager de ces lignes ne saurait être strictement intentionnelle, mais une prise de hauteur me semble nécessaire dans le narratif médiatique actuel parfois lacunaire.

Que pensent aujourd’hui les Ukrainiens d’un président qu’ils ont élu en 2019 à 73,2 % pour lutter contre la corruption, appliquer les accords de Minsk et faire la paix avec la Russie ?

Comme précisé plus haut, les témoignages et conversations avec des Ukrainiens à son propos datent d’avant l’opération militaire russe. Le sentiment dominant est bien entendu la déception, ou plutôt la désillusion. Les triples promesses que vous citez ici doivent résonner bien amèrement aujourd’hui pour ses électeurs. L’émergence et la promotion d’une figure issue de la société civile – du monde du spectacle à plus forte raison – donnent un caractère très « communication » à sa candidature, son personnage, donc son mandat. Le champ politique opère à mon sens la même transformation de son personnel, ses méthodes et approches qu’en Europe de l’Ouest et aux États-Unis (que nous nommerons ici, quoiqu’improprement, Occident). Il se « renouvelle » en proposant des figures populaires, « populistes » (guère adepte de ce vocable), jouant, une fois n’est pas coutume, sur la désaffection (mutuelle en réalité) entre peuple et élite décisionnaire. Et l’accélération récente du conflit (qui dure rappelons-le depuis 2014) joue à la fois pour et contre lui. En effet, si les promesses sont contredites presque point par point par son bilan actuel, l’effet non si paradoxal d’un regain – eu égard aux circonstances – de popularité et de respectabilité contrebalance ou masque, c’est selon, cette parole non tenue. Ce que j’en retire est donc une désillusion tenace, mâtinée d’un réalisme tendant au fatalisme. La lucidité dont fait preuve un peuple en quête de dignité nationale est admirable bien que quelque peu glaçante. Le mot corruption est l’opposé d’un tabou, et les Ukrainiens l’emploient volontiers ; les collusions nombreuses entre strates politiques, militaires, économiques et civiles sont largement commentées par la population. Le contraste est d’autant plus frappant qu’en France, hormis les médias alternatifs et non alignés, l’on renâcle à utiliser ce mot, par fierté ou idéalisme sans doute, tandis que les liens opaques entre institutions, structures privées et étrangères sont durablement tissés ici aussi.

Beaucoup s’étonnent de l’extrême volatilité des positions du président ukrainien, qui peut affirmer le matin qu’il est d’accord pour faire la paix avec la Russie, tout en disant l’après-midi qu’il faut faire la guerre. Zelensky est-il prisonnier de son entourage ?

C’est bien entendu là sujet complexe. Et, anticipant quelque peu sur votre prochaine question, je ne peux m’empêcher de penser à la figure d’Ihor Kolomoïsky et au rôle que celui-ci occupe depuis l’avènement médiatico-politique de Volodymyr Zelensky. Homme d’affaires – ou oligarque selon le point de vue – ancien gouverneur de l’oblast [1] de Dnipropetrovsk (où je me trouvais), incarnation presque caricaturale du dominant cosmopolite – ce dernier possédant la triple nationalité ukrainienne, israélienne et chypriote. Apparu il y a peu dans les Pandora papers, Kolomoïsky est un proche du président Zelensky, son retour au pays après deux années d’exil et son soutien au candidat en attestent. Prisonnier de son entourage ? L’entourage peut être lointain, américain, européen, israélien. Si la presse occidentale de grand chemin évoque parfois les cercles paramilitaires néo-nazis, pourtant en contradiction avec le récit tendanciellement manichéen actuel, les connexions entre « la marionnette de Kolomoïsky » et ce dernier remontent, dans les médias, majoritairement à l’élection de l’acteur en 2019. L’oligarque était alors épinglé sur sa sulfureuse réputation et ses revirements tour à tour pro-russes ou pro-occidentaux. Vous faites néanmoins bien de corréler un entourage composite et les nombreux atermoiements présidentiels, mais le comportement, langagier, communicationnel, décisionnel de Volodymyr Zelensky est pour une large part le fait des positions de ses alliés, qu’ils soient circonstanciels ou véritables. La dimension « sous tutelle » de la (géo)politique ukrainienne est à connecter avec sa grande dépendance économique ; en effet, et de manière plus directe encore qu’à l’Ouest, le pays ne s’envisage analytiquement pas sans sa sujétion à des structures, entités (commerciales, étatiques) étrangères.

On dit Zelensky assez fortuné et à la merci d’un oligarque ukrainien, alors qu’il avait promis de combattre ces mêmes oligarques ?

Et l’ennemi de François Hollande était « le monde de la finance » ! A nouveau, la dimension ploutocratique terminale de la démocratie de marché et d’opinion, est, en ce très fin de siècle début de XXIe, de plus en plus complexe à opacifier. Plus encore que le rôle incrémental des économies mixtes (publiques / privées / financement participatif, campagnes internationales, crypto-monnaies...) aujourd’hui incontestable, c’est davantage la question de l’allégeance ou non de ces milieux financiers mondialisés qui pose question. A nouveau, le terme « corruption » était, dans la bouche des Ukrainiens rencontrés, plus lié à celui de la non redistribution, du non développement territorial (infrastructures, justice sociale) qu’au caractère strictement « privé » de ces fonds. L’on pourrait estimer que la décommunisation de l’économie ukrainienne s’accommodât d’un secteur privé puissant, en revanche bien moins d’une déloyauté nationale, à plus forte raison dans le cas d’une indépendance récente, historiquement durement acquise. C’est structurellement ce que l’on nomme « pays pauvre » : disparités économiques visibles (couches sociales, territoires), invisibles (pots-de-vin, conflits d’intérêts systémiques...) et tutelles étrangères (occidentales comme russes) manifestes. La célèbre marque de confiserie Roshen reprend même le nom de son propriétaire et accessoirement ancien président ukrainien Petro Porochenko ! Cynique ou sincère, je vous laisse juges.

La Révolution orange et le Maïdan de 2014 ont-ils réellement rendu la société ukrainienne meilleure ?

Je vous remercie d’emblée de mettre sur une ligne de continuité tant chronologique que thématique la Révolution orange de 2004 et l’« Euromaïdan » dix ans plus tard. Il me paraît important de revenir sur la nature de ces deux événements politiques qualifiables à bien des égards de « révolutions colorées ». Pour rappel, l’expression recouvre les opérations de changement de régime initiées et/ou favorisées et/ou pilotées par l’Occident et plus spécifiquement le gouvernement américain, ses avatars et leurs canaux – département d’État (USAID), think tanks (NED, National Endowment for Democracy), fondations (Open Society / Soros Foundations), ONG (Freedom House, Albert Einstein Institution). Depuis les invasions étasuniennes de l’Afghanistan et de l’Irak dans les années 2000 et l’image globalement désastreuse de la géopolitique atlantiste à leur issue, un changement sinon de paradigme en tout cas d’approche est opéré. L’« opinion publique internationale » – expression dont la modélisation est chose ardue, tant il est aisé de lui faire dire tout et son contraire – s’accommode désormais plus difficilement de l’idée et la vision de militaires occidentaux intervenant physiquement dans un pays pour y faire progresser « la démocratie et les droits de l’Homme ». Ainsi, il est crucial de saisir la mutation de la géostratégie US, qui, si elle ne renonce pas à son influence, poursuit aujourd’hui ses buts autrement.

Hard et soft power, smart power et net power s’actualisent, mutent et se combinent ; l’ancienne Secrétaire d’État Hilary Clinton définissait ainsi les nouveaux objectifs de la politique étrangère américaine, s’éloignant des discours messianiques et de la coercition systématique mais conservant leur puissance diplomatique et militaire. Si l’on outrepasse le terrifiant cynisme de ces termes, il s’agit d’être néanmoins correctement outillé lorsque l’on aborde les formes contemporaines d’ingérence, aussi me semblait-il impérieux de circonscrire certaines notions opérantes. Les visées américaines sur le pays de Chevtchenko sont anciennes, l’influent géopolitologue et géostratège polono-américain Zbigniew Brzezinski et son célèbre ouvrage Le grand échiquier ont joué un rôle prépondérant dans cette optique. Ce dernier estimait que si l’Ukraine était arrachée à la zone d’influence (naturelle rappelons-le) de son voisin oriental, qu’elle fût tsariste, soviétique ou fédérale, la Russie cesserait de se constituer en empire et sa pénétration européenne et mondiale s’en verrait alors considérablement affaiblie. C’est dans ce sens que les États-Unis et l’Union européenne s’immiscent de façon plutôt constante dans les affaires ukrainiennes avec une accélération nette ces dernières années.

Pour répondre (enfin) à votre vaste question, il est un fait constatable et rapporté par les gens sur place qu’une politique culturelle et linguistique volontariste (le terme est faible) visant à favoriser l’ukrainien/ukrainophone au détriment du substrat russe / russophone s’est intensifiée depuis 2014. Les débats sur la législation du statut de la langue russe (administration, enseignement, médias, langue officielle / régionale, etc.) animent régulièrement la Rada (parlement ukrainien) depuis l’indépendance en 1991, mais l’accélération agressive et quasi russophobe – l’on songe à la sortie de Porochenko sur les « enfants dans les caves » – des politiques publiques contribuent à diviser le pays sur une base ethnolinguistique. Il est indéniable que des lignes de démarcations langagières ont cours entre l’ouest et l’est du pays, mais les interactions sont (étaient ?) aussi nombreuses. Je peux relater, pour avoir vécu dans la ville de Dnipro (ex Dnipropetrovsk) – majoritairement russophone – que les populations cohabitaient et faisaient montre d’une grande intelligence collective. Malgré le climat de conflit larvé et ancien, la population urbaine rencontrée pouvait tout à fait passer d’une langue à l’autre sans contrainte majeure. Le sourjyk, langue mixte composée d’ukrainien et de russe, était également employé. Une amie sur place déplorait ainsi la politique linguistique d’exclusion du russe de la sphère publique (signalétique, documentation, enseignement) et regrettait d’être traitée comme une citoyenne de seconde zone (ce n’est cependant pas son expression).

Ce détour par la langue est capital car il sous-tend bien des décisions, phénomènes historiques et actuels. Bien sûr s’ajoute à celle-ci la division politique entre les traditionnels pro-russes et pro-européens. En évitant de trop schématiser, la partie occidentale regarde vers l’Union européenne, donc les États-Unis (corrélation malheureuse), tandis que l’est s’attache à conserver des rapports cordiaux avec son géant voisin. Ces deux tendances n’excluant en aucune manière un sentiment d’appartenance culturelle et national ukrainien fort, notez-le bien. L’exacerbation de cette situation désormais antagoniste, est le fait de facteurs multiples parmi lesquels : des blessures historiques (domination tsariste, Holodomor – famine orchestrée par les soviétiques, certains parlent de génocide – exactions de l’URSS...), positions nationalistes ukrainiennes extrêmes bien qu’historiquement explicables – bandérisme (voir Stepan Bandera) et néo-nazisme, volonté d’adhésion à l’UE et à l’OTAN.

A en croire les médias, on assiste à une haine quasi-civilisationnelle entre des russophones totalement acquis à Moscou et des Ukrainiens cherchant à tout prix à faire partie de l’UE ? Qu’en est-il ?

En tous cas ça n’est pas faute d’essayer ! Deux révolutions de couleur en à peine dix ans, un front intérieur éreintant et le maintien d’un rapprochement atlantiste contre-stratégique (UE + OTAN), architecturent une balkanisation programmée sur la base d’une population pourtant encore unie, intelligente et réaliste. C’est là le caractère artificiel et révoltant des positions euro-américaines – le projet de double candidature à l’Union et à l’Organisation – qui ravivent les sentiments historiques les plus douloureux et par là, la perspective d’un voisinage immédiat pour le moins problématique. La stature internationale retrouvée de la Fédération de Russie de Poutine ne peut se permettre d’avoir à ses portes un pays « frère » tout entier organisé vers une hostilité culturelle et politique à son endroit. Ainsi, 2004 et 2014 plus encore ont attisé des ressentiments anciens se muant, au gré des morts de cette guerre jusqu’ici « de basse intensité » (15 000 morts) en divisions profondes. Le référendum criméen et la double proclamation des Républiques du Donbass (fort critiqués en Occident mais aussi par certaines franges de la population de ces territoires) ne sortent pas de nulle part et la société ukrainienne malgré son extraordinaire résilience ne peut soutenir indéfiniment ce statu quo mortifère.

Dans une certaine perspective, l’unique et potentiel « mérite » de l’accélération du conflit, serait, l’Histoire nous le dira, la fin de ce lent pourrissement sociétal en partie orchestré depuis l’étranger. En revanche, il est impérieux de préciser que les populations rencontrées à Dnipro, grande ville de l’Est, se considéraient avant tout ukrainiennes malgré leur russophonie. C’est là le « pari raté » de Poutine, qui imaginait peut-être ces catégories acquises à sa cause. Il est fondamental de bien distinguer d’une part l’attachement à la langue russe et/ou à une certaine culture familiale et d’autre part l’adhésion politique à la Russie contemporaine. La célébration par les Ukrainiens d’un auteur comme N. Gogol, natif d’Ukraine et d’expression russe, permet de commencer à saisir cette identité composite que l’Euromaïdan, les séparatismes du Donbass, l’annexion de la Crimée et bien sûr l’invasion, abîment dramatiquement. La manifeste violation des frontières de février dernier sera même le vecteur d’un patriotisme ukrainien revivifié, incluant des populations jusqu’ici poussées les unes contre les autres. C’est toute cette complexité qu’un séjour sur place permet d’envisager avec plus de nuances, je le pense.

Kiev, qui s’érige en défenseur de la démocratie occidentale, a interdit plusieurs partis d’opposition, dont le Parti Socialiste Progressiste de notre amie Natalia Vitrenko. Qu’en pensent les Ukrainiens ?

Je n’ai malheureusement pu m’entretenir de cette question spécifique avec eux, car mon départ précède (de bien peu) l’opération militaire russe. Je vous le disais plus haut, la « démocratie occidentale » peine de plus en plus à masquer ses biais autoritaires. L’engeance communicationnelle touche plus que jamais la vie publique et le souci d’image devient primordial, et tristement parfois, suffisant. Le logo, le slogan, l’apparence – V. Zelensky comme E. Macron sont tout juste quadragénaires – confinent à une certaine « liquidité du pouvoir » (dans l’acception de Z. Bauman), c’est-à-dire simultanément ubiquitaire et publicitaire. Si l’Ukraine entend s’amalgamer aux systèmes politiques en vigueur à l’Ouest (perspectives actuellement en suspens, sinon compromises), cela s’accompagnerait à mon sens d’une conception plus libérale et népotiste (technocratie bruxelloise, lobbying), dont le pluralisme originel – qui devait être son fondement – s’érode peu à peu. A défaut de vous répondre correctement, j’exprime ici ma non surprise face aux formes que peut prendre « l’autoritarisme démocratique », incluant dissolution de ligues et interdiction de partis politiques. Cette critique ne constitue cependant pas un panégyrique des système politique et mode de gouvernement russes, que l’on s’entende bien.

Les pro-Européens en Ukraine, qu’attendent-ils de nous, Européens ?

Je crains, au risque de vous décevoir, d’avoir du mal à décorréler Union européenne et États-Unis dans ma réponse. Il est légitime, malgré les gesticulations (le terme est sévère, j’en conviens) diplomatiques ô combien tardives d’Emmanuel Macron, de considérer l’Union européenne comme un « nain politique ». Pardonnez l’expression fort usitée mais le conflit ukrainien révèle, comme le Covid 19 avant lui, la relative cacophonie intra-européenne et plus grave encore selon moi, la forte dépendance à Washington. Il ne vous aura ainsi pas échappé que le cabinet de conseil privé McKinsey & Company a été sollicité par le gouvernement français pour la gestion économique, politique et sociale de la pandémie. La voix encore prépondérante de la Maison blanche sur les affaires européennes pose question, surtout en France où les restes de gaullisme (le Général est pourtant cité à tort et à travers) s’émiettent chaque jour un peu plus. Et que dire de la déploration par le président français de l’état de « de mort cérébrale » de l’OTAN en novembre 2021 ? L’on a pu croire un temps qu’UE et OTAN ne rimaient pas nécessairement, et je veux croire qu’il existât une frange de la population ukrainienne sincèrement attachée à une Europe continentale (que j’oppose ici à atlantiste) pacifiée et dont les traditions – héritage helléno-chrétien, science positive, progrès technique et humain, universalisme – tisseraient un continuum jusqu’aux portes de l’Asie. Si l’adhésion à l’Union pourrait apparaître quelque peu analogique à un passage de l’Est vers l’Ouest – « monde libre », nations « souveraines », libertés politiques et sociétales, économie ouverte etc. – les Ukrainiens actuels ne sont pas pour autant dupes des vicissitudes et de l’essoufflement européiste contemporain.

Le sociétal est ici une ligne de fracture manifeste, et je ne peux l’ignorer plus longtemps. Il n’est point abusif de dire que les sociétés occidentales (tout du moins le monde médiatico-politique, faiseur d’opinion) embrassent à l’heure actuelle un progressisme protéiforme largement importé des États-Unis. Par « marxisme culturel », j’entends le passage (plutôt saut sémantique et phénoménologique) du marxisme philosophique, politique et économique à celui de sociéto-culturel. Pour le dire autrement, l’extension ou transfert du cadre de la lutte des classes à celle des identités. Si l’expression cultural marxism connaît de plus grands emplois et notoriété outre-Atlantique, les phénomènes qu’elle recouvre me paraissent pertinemment décrits par ce syntagme. Ainsi, les divers phénomènes et mouvements culturels (parfois militants) tels les multiculturalisme, postcolonialisme, théorie du genre, féminisme extrême ou homosexualisme – synthétisés sous le vocable « wokisme » – ne bénéficient pas d’une telle caisse de résonance au sein de l’Europe slave et orientale, c’est là un euphémisme.

Il m’est donc difficile de répondre de manière satisfaisante tant il m’est complexe de définir ici « les Européens » contemporains tant je nous crois, au plan politique, tiraillés entre une Europe des Nations et un fédéralisme fantasmatique ; soumis à un atlantisme problématique et belliqueux – interdisant par là toute conception continentale et eurasiatique de l’avenir – et au plan culturel, quelque peu empêtrés entre velléités de conservation et tabula rasa, dans un sens pris au piège de notre propre universalisme.

En Europe, plusieurs experts affirment que l’Ukraine est tellement rongée par la corruption que son adhésion à l’UE et l’OTAN est exclue d’avance. Pouvez-vous nous décrire des cas concrets de ce phénomène de corruption ?

Mon vécu ukrainien ne m’autorise pas à vous proposer des cas précis, j’en ai peur. Je peux cependant relater la redistribution fort variable selon les territoires, la concentration excessive de pouvoir politique et économique (voir Roshen un peu plus haut) et sur un plan urbain et architectonique, le contraste saisissant entre infrastructures publiques vieillissantes (administration régionale, routes, équipements publics) et les rutilants centres commerciaux qui n’ont rien à envier à l’Europe occidentale ou aux États-Unis. Le centre-ville de Dnipro voit par exemple cohabiter des bâtiments dont il ne reste que la façade et l’imposant et autoritaire Menorah Center, centre culturel juif (le plus grand d’Europe) dont les proportions dominent une bonne partie de la ville. La présence de ruines en plein centre-ville est éloquente en elle-même, mais elle l’est davantage lorsqu’une rue plus loin, une business plaza flambant neuve, dont les sponsors décorent l’allée entière, surgit, forgeant une discontinuité urbanistique frappante. Pour les populations rurales, j’ai pu entendre que les gens votent, puisque leur désillusion dans le politique est presque totale, en fonction de qui leur promet des biens – même des denrées de première nécessité comme la farine ou le sucre – entretenant ainsi un certain clientélisme. Sur une note plus légère, les dépenses liées aux superbes et nombreuses décorations de Noël à Dnipro arrivaient en tête de toutes les autres villes du pays, ce qui ne manquait pas d’agacer les habitants.

Et pourtant l’Ukraine, avec son agriculture performante, mais également un secteur nucléaire et aérospatial de haut niveau, pourrait prospérer dans le cadre d’une entente pacifique Est-Ouest ?

Vous faites bien de le rappeler ! L’expertise soviétique en la matière se perpétue (-ait ?) et les villes conservent pour la plupart les industries et savoir-faire hérités de l’Union soviétique. A Dnipro, la situation de l’importante usine de propergol solide conditionne (ait ?) pour ainsi dire la survie de l’industrie nationale des missiles, et de l’aérospatial ukrainien plus généralement. De plus, l’ancien complexe soviétique de la ville, son bureau d’études et son usine, sont aujourd’hui en déliquescence. Depuis la crise de Crimée en 2014, ce complexe d’État a perdu tous ses débouchés commerciaux en Russie. Le contexte géopolitique, vous le soulignez, est garant de la vitalité ou non d’une industrie, ses partenaires et clients internationaux ; et l’Ukraine, jeune pays aux ressources plurielles (richesses des sous-sols notamment), semble comme maintenue sous la cloche d’intérêts et enjeux plus grands qu’elle. Précisons également que l’exil important de travailleurs en Europe de l’ouest (beaucoup en Pologne) et outre-Atlantique (Canada notamment) est un phénomène installé et les jeunes actifs cumulent régulièrement plusieurs emplois (souvent contractuels).

Il est terrible de ressentir un peuple digne, solide, doté d’une si grande résilience, freiné par le haut (corruption, nous l’avons vu), par le bas (chômage, précarité, horizon politique bouché) et par une géopolitique conflictuelle qui fait le beurre de plus grosses entités.

Dans les combats, confirmez-vous la présence de combattants étrangers ? Fondamentalistes chrétiens et musulmans ?

Je ne suis pas en mesure de répondre, je quittais le territoire juste avant l’éclatement. Je me refuse bien sûr à commenter les diverses vidéos qui essaiment sur internet depuis. Hormis ce qu’évoquent les médias dominants sur la présence – des deux côtés – de bataillons / régiments à composante islamique, je ne suis pas en état de commenter ou d’argumenter sur une possible surcouche religieuse du conflit.

Les médias occidentaux nous présentent des visions caricaturales : d’un côté, celle d’un nationalisme viscéral et réellement fascisant des milices néonazies, et de l’autre, celle des représentants d’un pays qui n’existe pas vraiment, ou pas encore. Sur quelle base culturelle et historique devait s’appuyer un patriotisme ukrainien moderne et ouvert au monde ?

Ambitieuse question. Il est évident que les patriotismes et nationalismes ukrainiens passés et actuels ne se retrouvent ni se limitent strictement à la vision dépeinte par l’Occident. Les mouvements nationaux possèdent des origines et des incarnations anciennes ; ils se manifestent historiquement au sein des empires austro-hongrois et russe au XIXe siècle, qui occupaient ce qu’est aujourd’hui le territoire ukrainien. Initialement culturelles (mise en avant de spécificités linguistiques, historiques), ces aspirations se font plus politiques, ce qui est conséquence naturelle en réalité. Mais c’est bien en 1918, à la chute des empires d’Europe (et ottoman) que la fin de la Première Guerre mondiale précipite, que l’Ukraine tentera d’exister politiquement en une myriade de petits États. Mais ces républiques ne parviennent à se justifier à la conférence de la paix de Paris de 1919 et divers pays adjacents, surtout la Russie soviétique, dès lors, les absorberont. La favorisation paradoxale du sentiment ethnolinguistique ukrainien (promotion de la langue notamment) par Staline, alors commissaire aux minorités de la jeune URSS, avait pour but d’affaiblir les velléités indépendantistes de la République socialiste d’Ukraine. Il est à la fois abusif de parler de la nation ukrainienne contemporaine comme « création soviétique » pure mais il est indéniable que les Soviétiques ont fort œuvré dans l’architecture du pays. La période de la Seconde Guerre mondiale comporte son lot de rapprochements complexes avec l’armée allemande et les légions SS (S. Bandera, Légion ukrainienne) et certaines entités actuelles (Azov, Pravyï sektor) sont héritières de cette forme de nationalisme de combat. Il est bien sûr malhonnête intellectuellement de résumer les sentiments patriotiques et nationaux à ces seules milices ou mouvements.

Il est complexe de vous répondre, je crois que l’on peut en réalité poser cette question à un certain nombre de nations à travers le monde. Le concept – ça n’est pas qu’un concept d’ailleurs – de souveraineté est en effet à nouveau central dans le débat public ; les partis souverainistes mettant régulièrement en exergue les diverses dépendances auxquelles la Nation (comme entité) est soumise. Si l’État-nation, comme structure, se mondialise (multiplication dans les cinquante dernières années), celui-ci est simultanément aux prises avec un secteur privé surpuissant (finance mondiale et GAFAM [2] en tête), et diverses structures supranationales (voire postnationales) limitant parfois drastiquement ses pouvoirs régaliens. La complexité introduite par le bilinguisme (ukrainien, russe) en sus de déterminations historiques et territoriales variables, confèrent à la Nation ukrainienne des disparités – non insolubles je le crois – et lui posent des défis dans lesquels plongent volontiers « alliés », ennemis et concurrents. Une base historique et culturelle pacifiée, conjuguant complexité ethnolinguistique, rapports intra-slaves – Pologne, Biélorussie, Russie – apaisés (est-ce encore possible ?) et le respect par les autres nations de son identité, et c’est une évidence, son intégrité territoriale.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, l’Occident a préservé et financé des mouvements nazis en Ukraine afin de pouvoir les lancer un jour contre la Russie. Celle-ci n’a-t-elle pas été maladroite de parler de « dénazifier » tout un pays alors qu’il s’agit d’une faction très spécifique contre laquelle la population ukrainienne pourrait réagir elle-même ?

Financements également intra-ukrainiens, Kolomoïsky en tête, avec Svoboda et le Régiment Azov. Il est d’ailleurs troublant qu’à haut niveau décisionnaire, bien souvent, les idéologies deviennent secondaires. Ainsi, qu’un oligarque ou président, tous deux juifs, puissent financer et/ou soutenir des entités politiques et militaires à tendances néo-nazies (Pravyï sektor, Svoboda, Régiment Azov) ne devrait guère surprendre l’analyste politique éclairé. En effet, les antagonismes politico-idéologiques, quasi romantiques, concernent essentiellement les masses (surtout en temps de guerre) et les associations, mixtures en apparence contre nature – runes néo-païennes et drapeaux LGBT, héraldique nazie et otanienne – sont en réalité solubles dans l’argent. [3]

Dans cet ordre d’idées et afin de rester en Europe (m’évitant ainsi d’évoquer Daech et ses liens avec le renseignement US), les deux ouvrages de l’historien anglo-américain Antony C. Sutton sur Wall Street, le bolchevisme et le nazisme devraient convaincre les plus sceptiques. Plus proches de nous, le réseau stay-behind Gladio et la loge maçonnique Propaganda Due (dite « Loge P2 ») ayant ensanglanté l’Italie en 1980, étaient des entités dans lesquelles l’OTAN et la CIA manœuvraient officieusement, c’est aujourd’hui chose sue.

En effet, je trouve pour ma part presque inexplicable que Vladimir Poutine ait recours à cette corde si usée. J’ai bien conscience que le Troisième Reich dispose d’une aura toujours répulsive en Europe de l’Ouest, mais je ne peux m’empêcher d’y voir un presque « point Godwin » (ou reductio ad Hitlerum) dont les ressorts rhétoriques commencent à s’épuiser. Le président russe pensait peut-être caresser dans le sens du poil l’Occident en utilisant « l’ennemi suprême », le nazi, le raciste ; mais force est de reconnaître que l’argument a failli. Vous avez raison, les sentiments nationaux ukrainiens, que je détaillais plus haut, ne sont pas réductibles à ces extrémités paradoxales (conjuguant UE, OTAN, suprémacisme racial et néo paganisme) et il devient de plus en plus complexe au grand public de discriminer entre tous ces noèmes. La guerre culturelle (ou métapolitique) use de toutes les représentations et éléments de langage à disposition pour pratiquer une ingénierie sociale négative, en tous cas entropique, à destination de l’opinion publique. La dimension cybernétique, c’est-à-dire de traitement de tout événement selon une optique informationnelle nivelante, se faisant jour au sein de ce que j’appellerai une « économie des représentations », si déterminante à conquérir.

Certains analystes militaires, comme l’américain Scott Ritter, ancien inspecteur des armements de l’ONU, estiment que, vu la supériorité écrasante de l’armée russe, l’Ukraine, malgré le courage de ses combattants, ne pourra jamais la repousser. Il conseille donc à Zelensky d’appeler Poutine pour conclure un accord de paix. Pour Ritter, fournir de vieilles armes rien que pour faire durer ce conflit pour des raisons géopolitiques (« affaiblir la Russie »), c’est condamner des milliers d’Ukrainiens civils et militaires à mourir pour rien. Qu’en pensez-vous ?

Le jour même de l’invasion et à peine de retour du pays, la tête et le cœur pleins des gens rencontrés là-bas, je souhaitais en mon for intérieur la capitulation la plus rapide possible. C’est l’immédiat sentiment qui a été le mien le 24 février au matin. Je crains donc de vous rejoindre assez directement sur cette très douloureuse question. Il est en effet dramatique que le président ukrainien, le secrétaire général de l’OTAN et les gouvernements occidentaux – avec de fortes nuances néanmoins, du très belliqueux Royaume-Uni (comme à son habitude) à l’Allemagne plus prudente et pragmatique – poursuivent sur la voie de l’opposition avec l’envahisseur russe. Cette position me paraît, à terme, très complexe à maintenir, sans même mentionner le risque de dégénérescence par l’implication plus directe d’autres belligérants. Dramatique aussi que le prolongement du conflit soit possiblement profitable aux élites ukrainiennes (souhaité par elles ?), alors sous le feu des projecteurs mondiaux, requérant ainsi divers engagements et participations de leurs « alliés ». Même dans le cas – hautement improbable – d’une capitulation et retrait russes prochains, outre le lourd tribut humain, les tentations européennes et otanistes demeureraient, telles une épée de Damoclès au-dessus de la Russie et donc de l’Ukraine. Toute politique est géopolitique.

Cette guerre, à qui la faute ? Pour tous les Ukrainiens, est-ce que Poutine = Hitler ?

Vous vous en doutez, les responsabilités sont plurielles, anciennes et, je crois pouvoir le dire, partagées ; outre les complexes raisons historiques et identitaires, le non-respect du protocole de Minsk, où France et Allemagne n’ont guère brillé et où l’OSCE s’est révélée insuffisante, les longues persécutions sur les russophones du Donbass (mais pas que), l’ingérence occidentale, l’expansion de l’OTAN à l’Est, la volonté d’adhésion à l’Union européenne, le rejet des demandes de garantie de sécurité russe, les affronts, caricatures nombreux et constants conditionnent bien malheureusement un terreau propice à l’exaspération et in fine, à l’action. Vladimir Poutine alerte les Occidentaux depuis presque deux décennies sur l’irresponsabilité du maintien de l’expansion de l’OTAN à l’Ukraine. C’est sa ligne rouge. L’élargissement de l’Organisation aux états Baltes en 2004, aux portes de la Fédération de Russie, constituait déjà un précédent en termes diplomatiques sans réponse violente russe alors. L’Alliance constitue aujourd’hui, non plus une force de défense seule mais bien d’attaque (comme le rappelle le chef du Kremlin dans son allocution précédant son « opération militaire spéciale »). Les campagnes (de natures diverses) menées en Serbie, Bosnie-Herzégovine, au Kosovo (Etat fantoche et co-création américaine), en Afghanistan et en Libye, attestent du caractère proactif de l’Organisation et ne permettent plus dès lors de la qualifier de « structure défensive ». Le bras de fer américano-russe, si l’on excepte les années Eltsine, n’a pour ainsi dire jamais véritablement cessé et la guerre par procuration (proxy war) en Syrie réactive cette opposition. Derrière le conflit entre loyalistes au président el-Assad et la myriade de forces en présence (coalitions anti-gouvernement, factions islamistes, entités kurdes...) se joue simultanément une guerre d’influence russo-américaine.

Poutine = Hitler... ou Staline ? Il est complexe d’assimiler Poutine au chancelier allemand, à moins de posséder une solide myopie historique. La présence de forces bandéristes et/ou para SS en Ukraine joue difficilement en faveur d’une telle analogie, vous en conviendrez. La dimension ethnique n’est pas totalement absente pour autant si l’on considère l’annexion criméenne (un Anschluss russe ?) et le « panrussisme » (néologisme sur la base de panslavisme) des Républiques populaires de Donetsk et Lougansk. Mais les motifs de l’invasion russe semblent relativement complexes à rapprocher des campagnes de la Wehrmacht sous le IIIe Reich. Bien au contraire, la possibilité d’une épuration ethnique (type « solution croate ») décrétée par Kiev sur les populations du Donbass aurait été un motif d’engagement direct de la part de Moscou. « Vladimir Staline » ; si l’on glose quelque peu sur sa formation au sein du KGB et sa nostalgie de la puissance soviétique ; mais il ne me semble pas que les valeurs traditionnelles d’autorité, de piété (le christianisme orthodoxe est en pleine renaissance), de souveraineté nationale, d’anti impérialisme (jusqu’ici) et l’anti-wokisme sociétal soient des sous-produits du matérialisme historique, de la dialectique, de la lutte des classes et de l’irréligion marxiste-léniniste ou stalinienne. Cette optique se retrouve davantage au sein des groupes nationaliste ukrainiens.

Croyez-vous que l’Ukraine puisse accepter de renoncer à son adhésion à l’UE et à l’OTAN et d’accepter un statut neutre à l’image de l’Autriche ?

L’on traite ici de politique-fiction, en effet, la neutralité autrichienne que vous mentionnez a un sens dans le contexte de monde bi-partitionné, traversé par le Rideau de fer. Peut-on réellement parler de neutralité dans le cadre d’une adhésion à l’Union européenne, surtout aujourd’hui ? Il est donc pour moi hautement hypothétique dans le tumultueux contexte actuel, d’envisager cette perspective dans l’immédiat. De plus, je gage que les rapports russo-ukrainiens seront durablement marqués par cette guerre au long cours, qu’elle qu’en soit l’issue, du reste. Neutralité ? Des pays de puissance et d’envergure supérieures ont-ils les moyens de leur souveraineté réelle aujourd’hui ? Cela mérite réflexion selon moi ; la France vous paraît-elle maîtresse à bord dans la double conjoncture UE / OTAN et les si nombreuses interdépendances économiques et politiques : États-Unis, structures supranationales (ONU, OMC, OMS, traités, chartes, conventions...), banques centrales, matières premières, etc. ? Une Ukraine qui renoncerait – par la force rappelons-le – à regarder vers l’Ouest tel qu’il s’envisage actuellement – otaniste, atlantiste, progressiste, droits-de-l’hommiste (dans leurs déclinaisons excessives) – pourrait adopter (selon les objectifs réels du Kremlin) une constitution de type fédérale, limitant ainsi le pouvoir central de Kiev. Une zone tampon dans laquelle la Russie remettrait ses billes, puisque celle-ci n’a désormais cure d’apparaître respectable à l’Occident, pour avoir essayé pendant tant d’années, sans succès.

S’il vous deviez résumer votre message, que diriez-vous au Français d’un côté, et aux Ukrainiens de l’autre ?

Je dirais ceci : la peine est grande ; pour le peuple ukrainien d’abord bien sûr, mais aussi pour le raidissement et l’obscurcissement des relations internationales actuelles et à venir. Ainsi, les résultats obtenus pourraient s’avérer contraires à ceux escomptés : crédibilité anglo-américaine retrouvée, renforcement de l’OTAN, crispation anti-russe polymorphe (économique, politique mais aussi culturelle-civilisationnelle), crise énergétique et des matières premières, partenariat russo-chinois renforcé, alliance des BRICS [4] complexifiée, éloignement de la perspective d’un pont eurasiatique et d’un monde multipolaire plus largement. Essayons ensemble dès lors de résister aux anathèmes, aux raccourcis, ne sous-estimons jamais les complexités et la froideur de la géopolitique contemporaine et prions qu’une solution rapide, durable et sûre soit trouvée. Je conçois cependant en toute franchise avec difficulté une paix européenne sans indépendance de l’OTAN et des rapports a minima cordiaux avec la Fédération de Russie (que ce soit avec ou sans Poutine d’ailleurs). S’il ne s’agit guère de nier ou d’amoindrir « la volonté de puissance » russe, il demeure problématique de traiter régulièrement les aspirations de Moscou par fin de non-recevoir. Le retour de la guerre en Europe, perspective cauchemardesque, ne saurait pour autant nous frapper d’amnésie et la dégénérescence en conflit armé est encore la conséquence d’une inaction, imprudence, hostilité entretenues, de part et d’autre.

J’aimerais qu’en tant que Français, ma voix soit libre, synonyme de médiation, vectrice de dialogue ; européenne, continentale. Aux Ukrainiens que j’ai connus et aux autres, restez unis, forts, gardez, autant qu’il est possible dans pareil contexte, la tête froide et le cœur plein. Vous êtes un poumon de notre continent, de notre civilisation, de notre identité. Votre pays verra le jour se lever demain et après-demain, vous serez toujours là. Tentons dès qu’il le sera possible, ensemble, de panser les plaies et penser l’après.

En vous remerciant pour cet éclairage.


[1Subdivision administrative issue de l’URSS.

[2Acronyme français désignant les géants de la tech américains : Google, Amazon, Facebook (aujourd’hui Meta), Apple et Microsoft.

[3Je vous renvoie aux travaux de Lucien Cerise sur le sujet.

[4Acronyme en anglais désignant le groupe de pays : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.