Qui veut ruiner le Sri Lanka ?

jeudi 14 juillet 2022, par Karel Vereycken

Le 9 juillet, à Colombo, capitale de la République socialiste démocratique du Sri Lanka, après de longues journées de protestations et de contestation, une foule a pris d’assaut le palais présidentiel, poussant le chef de l’État à la démission.

La présidence intérimaire est désormais assurée par l’ancien Premier ministre Ranil Wickremesinghe, chef du Parti national. Le Parlement a légalement un mois pour choisir son successeur, mais le président du Parlement a promis une décision d’ici la fin de la semaine. Une promesse peut-être difficile à tenir car, pour l’instant, personne parmi les parlementaires ne semble en mesure d’obtenir un soutien suffisant.

Des images de manifestants souriants, se rafraîchissant dans la piscine du Palais présidentiel, tournent en boucle sur les réseaux sociaux. Et j’avoue, vu la chaleur de ces jours-ci, cela fait franchement envie !

Passons à la loupe les évènements ayant conduit à la faillite ce qui était auparavant un pays à revenu intermédiaire.

Le Sri Lanka, une île de 22 millions d’habitants située au sud de l’Inde continentale, à proximité immédiate de la principale artère de commerce maritime entre l’Orient et l’Occident, subit la pire crise économique et politique depuis son indépendance en 1948.

Gotabaya et Mahinda Rajapaksa

Les frères Mahinada et Gotabaya Rajapaksa.

Le président Gotabaya Rajapaksa, 73 ans, aujourd’hui chassé de son palais présidentiel par la population, a été élu en 2019. Il est le frère de l’ancien président Mahinda Rajapaksa, 76 ans, le chef du clan familial, qui occupait le poste de Premier ministre jusqu’en mai.

Député de 1970 à 1977, puis à nouveau en 1989, avant de devenir ministre dans les années 1990 puis Premier ministre (2004-2005), Mahinda est élu au poste de président de la République pour deux mandats (2005-2015), avant de redevenir de manière contestée Premier ministre en octobre 2018. Il démissionne mais redevient Premier ministre l’année suivante, suite à l’élection de son frère Gotabaya Rajapaksa à la tête du pays en novembre 2019.

Mahinda est adulé par la majorité ethnique cinghalaise pour avoir écrasé en 2009 la guérilla des Tigres tamouls, mettant fin à 37 ans de guerre civile. Gotabaya est alors son principal lieutenant, occupant le poste influent de secrétaire du ministère de la Défense et contrôlant les forces armées et la police. A son accession à la présidence, Gotabaya le récompensera en le nommant Premier ministre.

Non-alignement et amitié historique avec la Chine

Sirimavo Bandaranaike

Ce que l’on sait moins, c’est que Mahinda a été le ministre du Travail du gouvernement Sirimavo Bandaranaike (1916-2000), la première femme élue démocratiquement à la tête d’un gouvernement et la seule jusqu’à l’élection d’Indira Gandhi comme Première ministre de l’Inde en 1966. Suite à un long combat, elle gagne les élections en 1970 et devient une figure majeure du mouvement des non-alignés en développant des rapports étroits avec la Chine et Indira Ghandi.

Le 17 septembre 2014, le président sri-lankais Mahinda Rajapaksa avait reçu le président chinois Xi Jinping au port de Colombo.

En tant que ministre de la Pêche du gouvernement Bandaranaike (1994-97), Mahinda crée l’Université d’océanographie ainsi qu’une unité de garde-côtes. Il initie les travaux pour un nouveau port à Hambantota, projet qui intéressera évidemment la Chine, surtout depuis 2013, à la recherche de ports relais tout au long de sa Route de la soie maritime. Depuis 2007, la Chine y a construit un port en eaux profondes, afin de permettre à ses pétroliers d’y faire escale sur la route stratégique depuis le golfe Persique.

En janvier 2019, la Chine avait finalisé un autre grand projet dans le pays. Piloté par le géant chinois Communications Construction Company (CCCC) pour un coût total de 1,4 milliard de dollars, la « Port City » est un complexe immobilier et portuaire à proximité de la capitale Colombo, s’étendant sur 2,7 km2 gagnés sur la mer.

Comme le rappelle Le Point  : « Lancé durant le mandat de l’ex-président Mahinda Rajapaksa, qui avait initié un vigoureux rapprochement avec la Chine, ce projet a avivé les craintes sur les ambitions chinoises dans l’Océan Indien, l’Inde s’inquiétant particulièrement de voir Pékin contrôler des infrastructures stratégiques à ses portes. »

Le piège se referme

En 2019, donc bien avant le « virage bio » du Président, deux facteurs vont mettre à genoux un pays qui, dans le cadre de la mondialisation financière, avait fini par céder aux sirènes du « Consensus de Washington » en s’orientant essentiellement vers le tourisme de masse et, en dépit d’un potentiel agricole très varié, vers un agrobusiness essentiellement axé sur des monocultures comme le thé, permettant d’obtenir des devises étrangères avec lesquelles on peut se procurer de quoi faire fonctionner le pays.

Avant même la réélection de Gotabaya en novembre 2019, le secteur du tourisme, devenu vital pour l’économie de l’île, subit le contrecoup des attentats jihadistes d’avril 2019 contre des églises et des hôtels (279 morts, dont 45 étrangers).

Pour sauver le secteur, Gotabaya octroie les plus importantes réductions d’impôts de l’histoire de l’île, ce qui ne remplit pas forcément les coffres de l’État. Puis, « cerise sur le gâteau », arrive au niveau mondial la pandémie de coronavirus, plombant encore plus le tourisme de l’île.

Sans tarder, les réserves de change s’effondrent, passant de 7,5 milliards de dollars en novembre 2019 à 1,9 milliard en mars 2022. Les agences de notation ayant abaissé la note du pays en 2020, le Sri Lanka n’a plus accès aux marchés financiers internationaux ! Le « quoi qu’il en coûte » ne s’applique pas aux pays trop ouverts aux projets chinois !

Malgré une aide de l’Inde et d’autres pays, en avril 2022 le pays fait défaut sur le paiement de sa dette extérieure de 51 milliards de dollars, et cherche un renflouement auprès du Fonds monétaire international.

Sans soutien politique extérieur et avec un rapport de force défavorable, le gouvernement refuse la politique d’austérité que lui propose le FMI en échange de la restructuration de sa dette extérieure. Le Sri Lanka refuse également de rompre avec la Chine, accusée d’avoir conduit le pays dans le « piège de la dette » avec des « projets pharaoniques », alors que la part chinoise ne dépasse pas les 10 %.

Cédant à la panique, l’Etat s’endette, se serre la ceinture et sabre dans les importations dont l’île dépend cruellement. Les pénuries de médicaments, de carburant, de gaz et même de nourriture importée, comme le fromage ou le lait, entraînent alors une explosion de l’inflation et la colère du peuple. A cause de la dette, nous disent les économistes (sans spécifier à quoi elle a servi), le cours de la roupie sri-lankaise a perdu la moitié de sa valeur par rapport au dollar depuis trois mois, rendant tout produit importé plus onéreux, une chute aggravée par des spéculations boursières débridées.

Un suicide 100 % bio

Pour réduire encore les importations, en avril 2021, sans la moindre concertation, la présidence opère alors un revirement de 180° au niveau agricole. À court de billets verts, le Président préfère couper les importations d’engrais, représentant 400 millions de dollars par an. Pour justifier sa décision, il invoque la dangerosité des produits agrochimiques sur les populations, source d’un réel problème de santé publique pour le pays.

Le Sri Lanka annonce fièrement être le premier pays au monde où l’agriculture est 100 % bio… À l’international, la nouvelle se répand et les milieux écologistes saluent cette décision, d’autant plus courageuse venant d’un pays à l’économie relativement modeste. Vandana Shiva, auteure et militante écologiste indienne connue pour son combat contre les OGM, appelle à soutenir le gouvernement sri-lankais dans « sa progression vers un monde sans poison et pour une planète en bonne santé ».

Cette transition, qui aurait initialement dû se réaliser en 10 ans, suivant la politique environnementale et sanitaire du gouvernement, vire alors au cauchemar pour les agriculteurs dont les récoltes s’amenuisent.

L’interdiction des importations de pesticides et d’engrais en 2021, en particulier, a eu un effet dévastateur sur l’agriculture :

Au 1er trimestre de l’année 2022 :

  • la récolte de riz s’effondre de 33%, avec des conséquences directes sur plus deux millions de Sri-Lankais (25% de la population active) engagés dans la production rizicole. Auto-suffisant jusqu’ici, le pays a fini par en importer ;
  • Le thé représentait 12 % des exportations et pesait 1,2 milliard de dollars dans l’économie nationale. Sa production a chuté de 40% au bout d’un an.

Le choc est si violent que les producteurs se soulèvent et obtiennent, en novembre 2021, l’annulation des mesures.

Les menaces de Nuland

Victoria Nuland reçue par le Président sri-lankais.

Il faut souligner que la proximité du Sri Lanka avec les BRICS irritait profondément le parti de la guerre anglo-américain.

Et depuis un certain temps, la Russie, qui voulait faciliter le tourisme russe dans l’île, a invité le Sri Lanka à reconnaître son système de paiement électronique MIR, fondé en 2014 par crainte de sanctions occidentales dans les banques et les entreprises russes suite à l’annexion de la Crimée par l’Ukraine.

« Connecter le Sri Lanka au système de transfert de fonds de la Banque de Russie et introduire le système de paiement Mir sur l’île permettrait d’établir une communication financière directe et un échange de devises, de réduire les pertes transactionnelles et de rendre le processus de transfert bancaire sûr et stable. La mise en œuvre de ces mécanismes au Sri Lanka aurait un impact positif sur l’industrie du tourisme », a déclaré Alexey Tseleshchev, attaché de l’ambassade de Russie à Colombo. Il s’exprimait lors d’un forum d’affaires qui s’est tenu à Colombo, organisé par l’ambassade du Sri Lanka en Russie et la Fédération des chambres de commerce et d’industrie du Sri Lanka (FCCISL) avec le soutien de l’Export Development Board et de la National Gem and Jewelry Authority. Au cours des deux premiers mois de 2022, la Russie était devenue le premier marché source pour l’industrie touristique du Sri Lanka.

Tout cela a allumé les clignotants à Washington. La sous-secrétaire d’État Victoria Nuland, connue pour avoir orchestré le coup d’Etat pro-occidental en Ukraine, s’est déplacé le 23 mars à Colombo pour y rencontrer le président Rajapaksa, et dès avril, Nuland a lancé un avertissement officiel selon lequel si les relations du Sri Lanka avec la Russie ou la Chine franchissaient les lignes rouges qu’elle a définies, M. Rajapaksa s’exposerait à des sanctions....

Alors que le pays se tournait vers la Russie pour obtenir des céréales et des carburants, Nuland mettait en garde :

Des pays à l’influence maligne pourraient évincer tout accord américain en cours de signature. Nous atténuerons ce risque en restant liés à nos alliés, amis et partenaires, ainsi qu’en nous engageant régulièrement auprès des services sri-lankais afin de garantir que les États-Unis restent un partenaire de choix. L’examen du Congrès pourrait limiter le montant du financement disponible pour le Sri Lanka au titre de la coopération en matière de sécurité/assistance en matière de sécurité.

Inflation galopante

Par ailleurs, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken n’a pas hésité pour affirmer que les restrictions imposées par la Russie aux exportations de céréales ukrainiennes pourraient avoir contribué aux troubles au Sri Lanka...

L’inflation galopante (55 % sur le seul mois de juin) rend les rares produits encore disponibles, hors de portée pour une grande partie de la population. Selon certains économistes, la situation est bien pire. Steve Hanke, de l’université Johns Hopkins, avance le chiffre de 128 %, ce qui situerait le pays à la deuxième place des pires performances en matière d’indice des prix, juste derrière le Zimbabwe (365 %).

Pour tenir, la Banque centrale sri-lankaise vient d’augmenter le 7 juillet les taux d’intérêts d’un point de pourcentage, pour les porter à 15,5 %, le plus haut niveau depuis 20 ans. Ceci alors que les prix à la consommation, eux, ont augmenté de 55 % depuis un an, et même de 80 % pour les produits alimentaires !

Les Nations unies (ONU) ont averti que le pays était en danger de grave crise humanitaire, plus des trois quarts de la population ayant déjà dû réduire leur ration alimentaire.

De leur côté, les Etats-Unis, qui débloquent des milliards pour produire et fournir des armes à l’Ukraine, ont exhorté les futurs nouveaux dirigeants du Sri Lanka à « travailler rapidement » pour restaurer la stabilité économique et calmer le mécontentement populaire… Et si le pain manque, proposons-leur de manger de la brioche !