Jean Jaurès éducateur du travail humain

mardi 11 octobre 2005, par Jacques Cheminade

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Ce texte a été publié sous forme d’introduction à la thèse de Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, publié par les Editions Alcuin, Paris, 1994.

Il faut donc qu’en tout élément, il y ait, outre son activité propre, un fonds d’être et, si je puis dire, une réserve d’aspirations tendant vers la forme ; il faut donc que, dans tout élément d’activité finie, il y ait de l’être et toujours de l’être à l’infini. Car il n y a rien qui limite et mesure a priori l’aspiration des éléments de l’univers vers une forme toujours plus belle et une unité toujours plus vaste.

Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, 1891.

Tout individu humain a droit à l’entière croissance. Il a donc le droit d’exiger de l’humanité tout ce qui peut seconder son effort. Il a le droit de travailler, de produire, de créer, sans qu’aucune catégorie d’hommes soumette son travail à une usure et à un joug.

Jean Jaurès, Le Socialisme et la Vie, 1901.

Il est des voix et des vies qui ne trompent pas. Nous les connaissons et les entendons, d’abord vaguement, dans le cours de l’histoire, plus ou moins faussées par de longues périodes de silence ou, pire, par une accumulation de commentaires médiocres et trompeurs. Mais nous savons que ces vies et ces voix ont une place et une puissance généreuse. Lorsque nous nous tournons à nouveau vers elles, nous remettant à l’écoute, ce ne peut donc être par souci abstrait, égoïste, de savoir universitaire ou désir rassurant de réentendre une autre nuance de ce que nous avions appris déjà.

Dans une période de profonde crise comme la nôtre, nous cherchons au contraire, au-delà des bégaiements et des lâches soumissions de la scène officielle, l’amitié de vies et d’âmes belles qui nous interpellent et nous guident, nous portant pour ainsi dire plus loin que nous-mêmes et nous révélant des sources de connaissance, de raison et de beauté qui puissent nourrir notre action. Car « le courage, c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. »

C’est ainsi que nous retrouvons Jaurès, un ami au sens le plus fort de l’amitié, un homme qui pense et dont le bonheur même de penser le porte à partager la cause de ceux qui en ont été privés. Car les autres êtres humains ne sont pas pour lui des objets fixes, mais une immense puissance d’être à découvrir. Son premier engagement est donc de leur faire partager ce qu’il sait, non comme une suite de recettes, mais comme un éclairage sur l’histoire des découvertes humaines qui, à leur tour, leur donnent à penser. Ainsi, pour lui, le faible et l’opprimé, l’ouvrier, le malade, l’enfant, le vieillard, l’humilié et l’offensé portent les plus grandes espérances car, ayant été hier les plus dépourvus, ils recèlent pour demain les capacités virtuellement les plus grandes.

Voyez donc la réponse de Jaurès au défi de l’exclusion, ce par quoi il est si grand et si proche : après cette longue maturation que fut toute son adolescence, nourrie de néo-platonisme, de tradition judéo-chrétienne et de philosophie classique, il prend, contrairement aux autres, le message transmis (« tout ce que l’humanité avait légué de forces vives ») au sérieux, et se demande où il trouvera une force sociale, une assise solide et concrète qui, dans l’histoire de son temps, portera ce message, assurera qu’en s’élargissant toujours, il ne périsse pas.

Jaurès sait qu’il y va de la justice, de la paix et de la guerre : c’est pourquoi il rejoint « le parti du travail humain », non pour quêter la fausse solidarité des foules ou des congrès où l’on se tient chaud entre soi et ses préjugés, mais au contraire pour l’éduquer de tout ce savoir et de toute cette générosité puisés dans la connais¬sance des arts, des sciences et de l’histoire, qui lui donne « sans le moindre intérêt immédiatement personnel », comme le notait un jour, surpris, Léon Blum, le droit et le devoir d’être cet éducateur.

Face à la crise ou à la guerre, il n’est pas en effet d’autre démarche que de rassembler et éduquer les forces du travail, à l’échelle du monde, pour sauver la paix en rétablissant l’espérance du développement économique mutuel, en redonnant conscience de ce que tout être humain peut accéder à la dignité d’homme.

Jaurès ne se contentait pas en effet de saisir le défi à un simple niveau français ; d’emblée, il entreprend son combat à l’échelle universelle. Il n’y a pas pour lui place pour des combats particuliers, mesquins, sans issue générale, pour des replis chauvins sur soi-même : il va droit à l’essentiel. En son temps, dans cette période précédant l’atroce boucherie de 1914-1918, qui détruisit l’élan de l’Europe vers le progrès industriel et la redécouverte d’une grande tradition scientifique, Jaurès s’attaque aux empires qui prétendent piller et contrôler le monde, et en particulier les empires austro-hongrois, russe et britannique. Il tente de jeter un pont entre toutes les forces productives, par nature attachées à la paix, de France, d’Allemagne et d’Angleterre. Il dénonce, dans ce but, la corruption introduite en France par l’ambassadeur russe Isvolsky-qui dira de la Grande Guerre « c’est ma guerre » - et le scandale du financement de l’armée du Tsar par l’emprunt russe que couvrent les contribuables français. II est l’un des premiers à comprendre que le produit de notre épargne se trouve ainsi détourné d’un développement industriel si nécessaire en France et en Russie, et voué fatalement à préparer une guerre qui blessera l’Europe à mort. Il sait que l’enjeu de la guerre et de la paix se trouve là.

Jaurès contre les Empires, contre l’oligarchie européenne : c’est contre eux que le 20 novembre 1913, à Bâle, il « appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon » et « pense à la devise que Schiller inscrivit en tête de son magnifique poème, Le Chant de la Cloche : vivos voco ; mortuos plango ; fulgura frango - J’appelle les vivants, je pleure les morts, je brise la foudre ». De même avons-nous aujourd’hui pour combat essentiel celui que nous menons contre toutes les oligarchies, qui entre elles se détestent, comme les aristocraties des empires de 1914, mais ont une même conception de contrôle et de pillage du monde, en tout opposée à notre conception et à celle de Jaurès, de découverte et d’épanouissement continu des ressources humaines.

Jaurès fut assassiné le 31 juillet 1914, par la campagne de haine et d’appel au crime que l’oligarchie européenne avait déclenchée contre lui, et qui rencontra le bras et le revolver de Raoul Villain. Mme Poincaré, femme du politicien qui monta l’alliance des « opportunistes » français avec l’oligarchie russe, ne disait¬elle pas quelques jours avant le meurtre, dans l’intimité de son salon : « Ce qu’il faudrait, c’est une bonne guerre et la suppression de Jaurès » ? Et Jaurès lui¬même mesurait parfaitement ce qu’il risquait lorsqu’il affirmait, le jour même de sa mort, avec ce tranquille courage des justes : « Si la mobilisation se faisait, je pourrais être assassiné ».

Notre engagement est de venger la mort de Jaurès non contre telle ou telle personne particulière, mais en faisant en sorte que cette fois-ci son œuvre puisse s’accomplir. Si nous revenons maintenant à lui, c’est pour réussir ce qu’il entreprit et que sa mort trancha : arracher la conduite de la politique nationale et internationale à la Sainte-Alliance des oligarchies, aujourd’hui représentée par le nouveau partage du monde conclu au détriment des peuples du Sud et des producteurs du Nord, et géré par les directions des Affaires étrangères et du Trésor de chaque pays impliqué. L’apartheid technologique organisé par le Conseil de sécurité des Nations Unies est la médiation diplomatique de cet arrangement, le contrôle du pillage financier en étant l’autre pilier, avec la « thérapie de choc » du Fonds monétaire international. Ce qui nous guide ici est exactement ce qui guidait Jaurès : rendre aux citoyens le contrôle des politiques étrangères et économiques de leurs nations respectives, et pour cela arracher le pouvoir confisqué par les milieux financiers malthusiens, par l’oligarchie de la race, du sol et du sang et leurs Paléologue ou leurs Cambon d’aujourd’hui.

Oui, nous reprenons Jaurès pour redonner aux socialistes écoeurés de ce qu’ils ont vu en France depuis 1981- et aussi aux patriotes de la « droite » tout autant écoeurés par les singeries libérales, loi de la jungle d’énarques en mal d’ambition, de pouvoir et de copie - le sens de l’œuvre que voulut accomplir le meilleur des socialistes du XXème siècle. Mais nous serions infidèles à Jaurès et à nous-mêmes, face à l’ampleur du défi que nous jette aujourd’hui l’histoire, si nous en restions à une perspective limitée à un « parti » et à des frontières.

Jaurès est ce cas quasi unique dans la politique contemporaine d’un « patriote et citoyen du monde ». Qu’il ait été tant et si odieusement dénoncé comme « Herr Jaurès, agent de Berlin », qu’un sinistre Léon Daudet ait pu écrire dans L’Action Française du 23 juillet 1914 : « Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique, mais que M. Jaurès soit pris de tremblements », qu’il soit mort pour éviter la guerre et surtout qu’il ait été si profondément marqué par la culture allemande classique, nous donne d’abord le droit de présenter son exemple aux Allemands d’aujourd’hui, qui cherchent à tâtons leurs références. Bien au-delà, il est exemplaire pour tous les peuples, paradoxe de ce socialiste si « français » parce qu’il se nourrit comme la France d’un brassage universel.

L’oeuvre de jaurès est en effet constamment éclairée et guidée par un principe supérieur aux nations, aux peuples ou aux races : c’est en ce sens que son internationalisme ramène au plus grand patriotisme, se définissant non contre ou même à côté des autres, mais comme vivante et nécessaire médiation de l’universel.

Remettre son projet politique au grand jour, c’est montrer à l’oeuvre l’un des uniques représentants, au XXème siècle, de l’épistémologie morale chrétienne, augustinienne et néo-platonicienne, fondée sur la construction et la défense d’une république, image de la Cité de Dieu, formée d’individus humains créateurs, chacun étant porteur de « l’étincelle divine », donc capable d’agir « à l’image de Dieu ». C’est là le fondement même de l’existence de jaurès, ce qu’il appelle le « reflet de la douce lampe de jésus », qui fut en son temps si mal compris et qui en est pour nous le plus profond enseignement. En ce sens, Jaurès n’est pas un « socialiste », un homme servant une doctrine préétablie, ou plutôt il est bien plus qu’un socialiste. Il fait une chose absolument intolérable pour ses ennemis et les nôtres : il prend toutes les revendications sociales de justice, au centre du travail producteur, et tente de leur donner une parole, un verbe, un dessein universel. D’où ce sentiment éprouvé par ceux qui le comprenaient le mieux d’entendre parler à travers lui toujours quelque chose de plus grand que lui-même. Son projet, informé par son constant rapport aux grands classiques et aux débats les plus hardis de la science contemporaine, est de rassembler toutes les forces productives créatrices pour en faire germer une renaissance humaniste-religieuse au sein de laquelle chaque homme puisse pleinement exercer son droit au progrès moral et matériel.

Il ne s’agit pas là d’un beau rêve ou d’un engagement abstrait. L’acharnement mis jusqu’à aujourd’hui contre son oeuvre, qui n’eut d’égal que l’acharnement mis à l’éliminer physiquement, est là pour le prouver. Que de trahisons après sa mort, dissimulées si souvent sous des gerbes de roses ! Depuis les thèses communistes pour qui Jaurès, dont le nom figure toujours comme fondateur de L’Humanité, était un socialiste généreux mais ignorant la vulgate, marxiste qui s’ignore ou ignorant Marx, jusqu’aux thèses qui l’idéalisent, faisant de lui un vague « panthéiste », kantien ou au mieux spinozien, en passant par ceux qui veulent voir en lui le père du « socialisme à la française », ce monstre du Loch Ness que Max Gallo ou François Mitterrand ont cru parfois apercevoir, et au nom duquel ils tentent parfois de marier l’auteur de La réalité du monde sensible à Proudhon, que de trahisons, dont certaines seraient restées des farces si leurs conséquences n’avaient été si terribles dans un pays où l’on lit si peu les textes originaux ! Pourquoi ? Parce qu’étant universel, le projet de Jaurès représentait précisément le pire danger pour toutes les oligarchies, pour toutes les nomenklaturas, pour tous les salons.

S’il n’a pas réussi à façonner l’Europe, ce projet s’est répandu dans le monde - par exemple en cette Amérique latine où Jaurès passa plusieurs mois de sa vie en 1911 - et, en France même, il contribua à sauver nos institutions républicaines d’une agitation déjà fasciste ou fascisante qui était alors, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, plus grande qu’ailleurs en Europe et plus profondément enracinée dans les « élites ».

Jaurès, partant de la rationalité de l’univers, et montrant bien que l’individu humain participant à sa création continue lui est absolument nécessaire car il en est la médiation, la « pensée vivante », s’oppose directement et totalement aux « positivismes » que développa l’oligarchie européenne pour livrer les êtres humains à des « systèmes » extérieurs à eux-mêmes, et donc les rendre impuis¬sants par une pensée morte. Alors que l’oligarchie essayait d’assurer l’hégémonie intellectuelle de ces tristes systèmes, parallèlement à l’hégémonie politique de la Sainte-Alliance, Jaurès voua sa vie à les combattre.

Dans un premier temps, ces « positivismes » prirent une forme mécaniste et cartésienne, marxiste, saint-simonienne ou comtiste, faisant de l’homme le produit de lois objectives propres à l’évolution de la matière, véhiculées par une espèce, par une « classe » ou par des « pouvoirs », et découpant l’histoire en tranches tout aussi artificielles que celles du melon de Bernardin de Saint-Pierre.

L’apparent « rationalisme » de ces constructions - qui n’était que la grille d’une logique formelle aristotélicienne arbitrairement imposée du dehors - dégénéra dans un deuxième temps dans des positivismes « vitalistes » (ou « social-darwinistes ») pour lesquels l’homme devenait le véhicule de « forces produites par la collectivité territoriale ou raciale » : un homme « parlé » par les voix de la terre et des morts se substituait ainsi à un homme porté par les inéluctables étapes d’une évolution chronologique formellement légitime.

Le fascisme - « rouge » ou « noir » - prenait ainsi la place abandonnée au moment opportun par le corset mécaniste, et le « socialisme national » se glissait dans la peau abandonnée par l’international, « élan » et « espaces vitaux » succédant au corset universel. Les cas de Georges Sorel, de G. Vacher de Lapouge ou du jeune Maurice Barrès - que nous verrons plus tard - sont les plus révélateurs de cette déchéance dans la France de la fin du XIXème siècle, et ce fut leur génération de « nationalistes révolutionnaires » qui inspira directement Hitler, Mussolini et leurs idéologues.

Or c’est précisément contre cette déchéance que se soulève et s’insurge Jaurès, de l’unique point de vue épistémologique juste. Seul politique de son temps, il s’attaque aux deux formes de positivismes, le « mécaniste » et le « vitaliste », et les condamne absolument car tous deux se fondent sur une même notion du monde qui bannit la liberté de l’individu humain créateur. Comme Schiller, Jaurès, lui-même homme extraordinairement généreux selon les témoignages de ses propres ennemis, fonde son activité politique sur l’éducation d’individus humains créateurs, et s’oppose ainsi totalement aux « gnoses » toutes faites des oligarchies. Pour lui, le « monde sensible est réel », ce n’est pas une cage, nous n’en sommes pas les esclaves, comme le voulait par exemple le pessimisme fasciste du jeune Barrès, mais les créateurs : l’homme participe de l’ordre naturel en l’élevant constamment. Et le « travail humain », participant à l’oeuvre de « l’infini divin », qui est création continue, doit se trouver au fondement même de toute action politique digne de ce nom : « la puissance du travail organisé » doit se substituer ainsi « à l’usure du capital ».

Ces conceptions de Jaurès fussent-elles devenues hégémoniques dans le mouvement « républicain et socialiste », les bases d’une politique différente eussent pu être jetées au XXème siècle. Les deux grandes guerres mondiales, les horreurs d’Hitler, de Staline et aujourd’hui du Fonds monétaire international, auraient pu être épargnées à l’humanité. Et surtout, les idéologies terribles qui rongent et corrompent le coeur des hommes, l’hédonisme, les cultes du sang, du sol et de la race, le culte d’un « art » coupé et volontairement coupé de ce que Jaurès appelait la « culture morale », auraient trouvé face à elles un mouvement organisé.

Par leur visée commune, et malgré leurs désaccords fréquents sur les moyens, jean Jaurès et Rosa Luxembourg représentent les deux belles exceptions du mouvement socialiste. Née en 1871, Rosa Luxembourg fut tuée en 1919, et né en 1859, Jaurès fut assassiné la veille même de la Première Guerre mondiale. Les oligarchies ne pouvaient tolérer l’existence d’humanistes rigoureux au sein d’un mouvement sur lequel elles mettaient la main.

Au niveau des idées et des forces qui les soutiennent, les choses sont aujourd’hui similaires à ce qu’elles étaient peu avant 1914, à cela près que l’héritage de Jaurès a été depuis trahi par le plus grand nombre de ceux qui se réclamaient de lui et qui ont tenté de réduire son message à des slogans sans substance.

Comme le « positivisme » mécaniste de la fin du XIXème siècle dégénéra alors en vitalisme de la race et du sang, aujourd’hui le « marxisme-léninisme » soviétique se coule dans le moule d’un impérialisme grand-slave, l’élan vital d’une Troisième Rome.

Aussi, notre projet doit être de bâtir le mouvement organisé que Jaurès et Rosa Luxembourg ne purent construire, en tirant une leçon de leurs échecs, c’est-à-dire en élargissant sa base à toutes les forces productives, à tous les ennemis de l’usure financière, et en étant bien plus intraitables qu’eux vis-à-vis de la corruption intellectuelle et morale. Nous avons étendu, dans l’histoire, le cercle de nos amis, et nous connaissons mieux le visage de nos ennemis. Un combat à venir pour une économie fondée sur le travail humain producteur, contre le pillage des ressources et le génocide des peuples - des oligarchies de l’Est et de l’Ouest, du système de l’Empire russe et du système du FMI - doit être la preuve d’une fidélité exigeante qui ne se paye pas de mots, mais se donne en actes.

Les années de formation : 1889-1891

Jean Jaurès est né en 1859, sous le Second Empire, quatre ans après la publication de l’Essai Sur l’inégalité des races humaines, de Gobineau, et l’année même où parut L’Origine des espèces, de Darwin. Il a été reçu premier à Normale supérieure, à 19 ans, en 1878. Il est élu député du Tarn, républicain et non inscrit, le 4 octobre 1885. Et, en 1891, l’année décisive, il rédige sa thèse qu’il soutiendra en Sorbonne le 12 mars 1892, De la réalité du monde sensible, et écrit la trentaine de feuillets sur La question religieuse et le socialisme, qui ne seront publiés qu’en 1959. Mais c’est aussi « l’été de Fourmies », au cours duquel la troupe ouvre le feu sur des grévistes, assassine neuf ouvriers et en blesse plusieurs dizaines, tous désarmés. Le pire est que seul Culine, responsable du Parti ouvrier français de Jules Guesde, se trouve condamné à six ans de prison pour « provocation au meurtre », alors qu’aucun des assassins de la troupe n’est inquiété. Face à ce terrible déni de justice, Jaurès est indigné et fait pour toujours son choix. Dans La Dépêche de Toulouse, le 15 juillet 1891, il écrit : « Le vrai crime de Culine - cet ouvrier père de quatre enfants -l e seul, c’est d’avoir été un organisateur des forces ouvrières et un socialiste ». Que l’on comprenne bien : Jaurès n’agit aucunement sur un coup de tête romantique, simplement le fait historique de la répression contre les ouvriers accélère l’engagement de son oeuvre, de son éthique élaborée dans La réalité du monde sensible, au sein du mouvement socialiste. Il le fait en toute indépendance intellectuelle et morale, avec une immense compassion pour chaque travailleur, pour chaque homme et femme vivant dans des conditions très souvent en-dessous de toute dignité humaine, mais ne se faisant aucune illusion sur l’état de la « classe ouvrière », qu’il sait « violente, athée et ravagée par l’alcoolisme ». Il se fait encore moins d’illusions sur les dirigeants de cette classe ouvrière : en Jules Guesde, qui sera ministre de l’Union sacrée pour la guerre en 1914, il voit bien que l’intransi¬geance marxiste masque une impuissance politique totale et la médiocrité intellectuelle des anônneurs de catéchismes ; en Lafargue, le gendre de Marx qui finalement se suicidera lâchement avec sa femme, il voit bien la nullité philosophique d’un penseur pour qui la conscience n’est que le reflet de la matière, et pour qui les rapports de production déterminent tout alors qu’il ignore le B-A-BA de la pensée scientifique de son temps et du fonctionnement d’une entreprise ; et dans l’anarcho-syndicalisme, il comprend immédiatement l’aspect suicidaire de dirigeants qui sombreront souvent dans les provocations de « l’action directe » ou finiront par nourrir le fascisme en « réfléchissant sur la violence ». Jaurès ne rentre donc pas dans le mouvement socialiste parce qu’il l’aime tel qu’il l’est, et pas davantage par triste devoir de bourgeois gêné par une mauvaise conscience ; il mesure son apport en termes de la nécessité historique, ce qu’il appelle « l’être en puissance », sa capacité de former et d’éduquer un parti du travail digne de ce nom.

Comme il l’a écrit lui-même plus d’une fois, Jaurès est parfaitement conscient que sa manière de faire et de dire « ne lui fait pas des amis partout », en particulier dans son propre parti.

Ce qui lui fait prendre la décision qu’il prend n’est donc absolument pas la recherche de cette chaleur humaine qui a fait s’humilier tant d’intellectuels existentialistes, au sein des partis staliniens ou ailleurs, c’est la mesure prise d’une situation à partir du critère moral et religieux de jugement le plus rigoureux, tel qu’il est formulé dans La réalité du monde sensible et, plus explicitement, dans les feuillets approximativement contemporains de La question religieuse et le socialisme.

Que voit donc le jeune Jaurès ? Il voit, autour de lui, monter une grande vague d’irrationalisme, de culte de la race, de haine et de guerre. Ecoutons-le se confier dans La question religieuse, probablement au cours de cet été de 1891, déjà : « L’humanité est comme un grand arbre, tout bruissant de mouches irritées sous un ciel d’orage, et dans le bourdonnement de la haine, la voix profonde et divine de l’univers n’est plus entendue (...) entre la provocation de la faim et la surexcitation de la haine, l’humanité ne peut pas penser à l’infini ».

Il faut donc agir, prendre parti, et il voit dans « le socialisme, en même temps qu’une révolution matérielle et morale, une révolution religieuse. En restituant à beaucoup d’hommes la vie même, poursuit-il, il leur restituera le sens de la vie et de Dieu ».

Il faut agir car qui, hormis les dirigeants socialistes impuissants et vulnérables aux provocations de la violence et aux commodités de l’ambition, occupe le devant de la scène intellectuelle en France ? Des hommes qui sont en train de bâtir le climat et l’idéologie de ce qui sera bientôt le fascisme.

C’est en effet en 1889-1890, à Montpellier, près de ce Toulouse où se trouve Jaurès et de la propriété de Bessoulet où il vient écrire, que G. Vacher de Lapouge donne son cours libre de science politique à l’Université, dont déjà le titre est tout un programme : LAryen, son rôle social. Vacher de Lapouge, qui a été marxiste et militant guesdiste, martèle les nouvelles convictions anti-humanistes et raciales d’une génération montante qui haïra ce Jaurès dont le cours dispensé approximativement au même moment s’intitule : Dieu (suite).

Un texte du cours de Vacher de Lapouge illustre le nouveau climat dans lequel Jaurès décide de se battre. Ecoutons-le, et c’est déjà Mein Kampf : « II n’y a donc pas de droits de l’homme, pas plus que de droits du tatou à trois bandes, ou du gibbon syndactile que du cheval qui s’attelle ou du boeuf qui se mange. L’homme perdant son privilège d’être à part, à l’image de Dieu, n’a pas plus de droits que tout autre mammifère. L’idée même de droit est une fiction. Il n’y a que des forces. Les droits sont de pures conventions, des transactions entre puissances égales ou inégales ; dès que l’une d’elles cesse d’être assez forte pour que la transaction vaille pour l’autre, le droit cesse. Entre membres d’une société, le droit est ce qui est sanctionné par la force collective. Entre nations, cette garantie de stabilité fait défaut. Il n’y a pas de droit contre la force, car le droit n’est que l’état créé par la force et qu’elle maintient, latente. Tous les hommes sont frères, tous les animaux sont frères, mais être frères n’est pas de nature à empêcher qu’on se mange. Fraternité, soit, mais malheur aux vaincus ! La vie ne se maintient que par la mort. Pour vivre il faut manger, tuer pour manger. »
Vacher de Lapouge, qui mesurait avec Paul Valéry les crânes extraits d’un cimetière de l’Hérault, n’est qu’un des représentants de ce « darwinisme social » qui justifie la victoire des meilleurs, c’est-à-dire de sa race et de l’oligarchie qui la représente, exalte la guerre et écrase les vaincus. Qu’est-il arrivé dans le siècle ? Les jeunes intellectuels décadents des années 1880 deviennent les hommes épris d’ordre, d’énergie vitale et de race qui formeront la génération suivante, la « génération d’Agathon ». Ainsi un Maurice Barrès qui, de l’irrationalisme du culte du moi passe à la cocarde socialiste nationale et boulangiste, puis à l’exaltation organique d’une colline trop bavarde et qui, finalement, versera ses poisons revanchards parmi ceux qui deviendront les « croix de bois ». Car c’est dans ces années 1880-1890 que se forge l’état d’esprit qui mettra en condition la génération suivante, et la fera se précipiter dans les tranchées.
Les deux jeunes écrivains, Henri Massis et Alfred de Tarde, qui publieront sous le pseudonyme d’Agathon en 1912 leur enquête manipulatrice sur les « jeunes d’aujourd’hui » dans L’opinion, journal va-t-en guerre du Comité des Forges, sont proches de Maurras et de filiation barrésienne. Ils continueront à sévir par la suite...

Le « rêveur humaniste », comme ses ennemis appellent Jaurès, pressent le danger lorsqu’il s’engage, en 1891. Ecoutons-le, le 15 octobre 1890, au cours d’une promenade avec un ami. II s’insurge, à l’extrême opposé du darwinisme social, contre les « misères morales que développent l’état de lutte et une monstrueuse inégalité », contre la réduction des travailleurs à une existence « inerte et machinale » et, en regardant le ciel, évoque : « Quand le socialisme aura triomphé, l’état de concorde qui succédera à l’état de lutte », dans lequel « les hommes comprendront mieux le sens profond de la vie, accord de toutes les consciences, harmonie de toutes les forces et de toutes les libertés ». Et de conclure qu’il faut se battre pour y parvenir : en juillet 1890, il gagne brillamment une élection partielle de conseiller municipal à Toulouse.

Il faut se battre car le culte du sentiment et de l’instinct se répandent en Europe. Plus violemment encore que lors du romantisme post-révolutionnaire et d’avant 1830, les valeurs rationnelles sont attaquées et la réaction contre les idées de Weimar et celles des révolutions américaine et française, s’étend parmi les « élites » entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème. La biologie darwinienne, revue par Herbert Spencer, substitue l’explication organique à la méthode historique, et la « psychologie des foules » d’un autre prédécesseur du fascisme, Gustave Le Bon, encore un universitaire français, se complaît morbidement à décrire les motivations irrationnelles du comportement hu¬main. Les « forces irrationnelles », dans une conception d’impuissants moraux, apparaissent comme la seule source créatrice d’énergie, les seules capables de « libérer l’homme » de la « médiocrité petite-bourgeoise » et de l’abstraction paralysante de la vie intellectuelle ! Les individualités puissantes, à condition de s’affirmer à travers l’instinct et la puissance de l’espèce, peuvent s’affranchir de l’esclavage du monde sensible et imposer la loi de leur pensée et de leur puissance sur ce qui leur est extérieur. L’apologie de la guerre découle immédiatement de cette imbécillité morale : la nation « retrempe son énergie et exprime sa puissance contre les autres peuples, comme un individu le fait contre d’autres individus. Le culte du moi individu a ainsi abouti au culte du moi nation, dans lequel se fond l’individu, alors que la nation se tient hermétiquement close et s’épure dans la contemplation de son moi national ». Dans cette conception psychotique de la nation, tout contact étranger ne peut que la souiller et la corrompre : on aura reconnu l’idéologie de la mère Russie d’aujourd’hui, tout comme les fixations raciales anti-immigrés ou « pro-arabes ».

En 1890 comme aussi malheureusement aujourd’hui, la raison humaine se trouvait menacée. Un tout culturel, un climat moral s’était formé dans la « génération de 1890 », aboutissant à un homme « possédé » par des pulsions, des instincts ou des forces extérieures à lui-même. Le pessimisme subjectiviste de Schopenhauer et de Hartmann, l’anti-rationalisme absolu de Gentile, le racisme de Gobineau, la fascination et le mépris des « foules » et de « l’âme collective » de Le Bon, les anathèmes racistes et élitistes de Baudelaire, le dégoût du progrès technique de Nietzsche et son culte du surhomme, la haine du rationalisme occidental de Dostoïevski ou de Tolstôi, « l’élan vital » irrationnel de Henri Bergson, le moi profond et l’inconscient de Freud, si influencé par Le Bon, c’est tout ce contre quoi Jaurès écrivit De la réalité du monde sensible.

Au centre de ce bouillon de culture se trouvaient le « wagnérisme » et le darwinisme social, les deux formes les plus cohérentes de la conception du monde pr&

Wagner et Houston Stewart Chamberlain inspirèrent le plus directement les théories raciales nazies. Pour comprendre ce contre quoi allait Jaurès, sachons que Barrès fut le grand apologiste de Wagner en France, sur lequel il écrivit son premier article en décembre 1885. La France juive, de l’antisémite social¬nationaliste français Edouard Drumont, parut en 1886, alors que la revue wagnérienne propageait les thèmes de la prédestination biologique, de la race allemande, de l’antisémitisme et de la haine de la France et de tout ce qui était français. Les racines du masochisme de Vichy et de son humiliation face au vainqueur sont à trouver là, dans cette forme pittoresque de fascisme subissant. Barrès, dans son Roman de l &eacute ;nergie nationale, ferait bientôt appel au chef, au sauveur incarnant les vertus de la race. Et rappelons que Henri Bergson, qui porte son immense part de responsabilité dans l’apparition de certains thèmes fascistes, publia son premier livre, L’Essai sur les données immédiates de la conscience, en 1889. Plusieurs pages de La réalité du monde sensible, que nous verrons plus tard, ont été écrites précisément pour réfuter les thèses de ce livre, le culte du moi clos et l’anti-intellectualisme de celui qui fut le condisciple de Jaurès et son ennemi intellectuel constant à Normale supérieure.

Quant au « darwinisme », la société étant pour lui un organisme soumis aux mêmes lois que les organismes vivants, la réalité humaine n’est alors plus qu’une lutte incessante dont l’issue naturelle est, selon la définition la plus claire et la plus connue donnée par Herbert Spencer, « la survie du plus apte ». Il est extrêmement significatif que le déterminisme positiviste et le « vitalisme » darwinien -Spencer fut le grand prêtre du positivisme rallié au darwinisme - se conjuguent dans cette formulation, à partir de laquelle se formèrent et se justifièrent les fasccsmms et les impérialismes du XXème siècle. Zeev Sternhell, dans Maurice Barrès et le nationalisme français (Colin, 1972), décrit ainsi les conséquences du darwinisme : « Le monde appartient au plus fort, il s’agit là d’une loi naturelle scientifiquement établie, ce qui lui fournit par conséquent une justification absolue. C’est ainsi que très rapidement le darwinisme politique en vient à identifier évolution et progrès, c’est-à-dire à confondre les plus aptes physiquement avec les meilleurs. Appliquées à la société, les hypothè¬ses de Darwin cessent de constituer une théorie scientifique pour devenir une philosophie, presque une religion ». Et ce ridicule body-building historique justifie alors les pires brutalités des oligarchies, l’ordre spartiate des jeunesses hitlériennes ou des komsomols, et les pires aversions pour la démocratie républicaine.
Parmi ceux qui s’en inspirèrent directement, Hitler dans Mein Kampfet ailleurs, Gentile, Danilevsky en Russie pour défendre la supériorité « scientifiquement établie » des Slaves sur les autres espèces humaines, Treischke en Allemagne et plus tard Moeller van den Bruck dans son Troisième Reich, Taine en France dans ses fameuses thèses sur « la race, le milieu et le moment » apprises par les enfants des écoles, et Maurice Barrès, pour qui la seule issue pour échapper au nihilisme solitaire est « l’enracinement de l’individu dans le temps et l’espace par le biais de la terre et des morts ».

Le temps de l’adolescence et de la maturité de Jaurès est donc bien celui où le positivisme déterministe, qui prétend enfermer la raison dans la cage d’étapes prédéterminées et nécessaires, dégénère en vitalisme et fascisme, dans lesquels les notions d’hérédité, de race et d’environnement remplacent l’évolution « rationnelle » en tant que facteur déterminant du comportement humain. Rappelons que sur la tombe de Marx, Engels compara la révolution de son ami à celle opérée par Darwin dans les sciences naturelles, et que au moins dans un cas très précis, la transition entre marxisme et darwinisme se fait au grand jour, de manière avouée, avec le marxiste-darwinien allemand Ludwig Woltmann.

Tout cela, qui nous est habituellement caché, au moins à demi, est nécessaire pour comprendre tout le projet de La réalité du monde sensible et de l’engage¬ment jaurésien, qui autrement perd tout son sens.

Ni libéral, ni social-darwiniste, Jaurès ne peut être compris que dans la lumière de la tradition judéo-chrétienne, activement réinsérée dans l’organisation de la puissance de travail de son temps.

La ligne de fidélité

De 1891 à 1914, toute son activité politique est dans le droit fil de son engagement initial. Parmi les méandres tortueux de la politique française de cette époque, il est le seul à ne jamais varier sur l’essentiel, car il est le seul à être guidé par des principes rigoureux.
Socialiste « humaniste » - c’est la raison pour laquelle il fondera un nouveau journal en 1904, et l’appellera L Humanité - il a un projet qui est universel, international, d’essor constant des forces productives et de dévelop¬pement technologique pour jeter les bases de la paix et de la justice. Il est enthousiasmé, pendant le mois de mai 1889, lorsque, rentrant de Versailles après la cérémonie du centenaire des Etats généraux, il aperçoit la tour Eiffel illuminée dans le lointain. Voilà, s’écrie-t-il, « comme une planète nouvelle ». C’est la nuit, et le phare posé sur le sommet de la tour éclaire Paris dans sa rotation. « Juste au-dessous des étoiles de Dieu, lance Jaurès, cité par Max Gallo, voilà l’étoile du génie humain ». Cet enthousiasme pour une réalisation de la raison humaine dans une oeuvre scientifique s’oppose totalement à la réaction des « esthètes » et des « décadents » de l’époque, qui rédigent - et on compte parmi eux tous les Verlaine et tous les Maupassant - des pétitions contre « l’affreux cercueil de fer ». Les socialistes de l’époque boudent le monument, car il ne répond pas à un besoin du peuple ! Jaurès, qui connaît l’histoire de son pays, sait au contraire que la jeune tour est l’aboutissement de tout le courant colbertiste industriel français et européen, et que tout autour de la construction se trouvent gravés les grands noms de l’Ecole polytechnique, la tradition de Monge et de Carnot auquel les deux plus grands Français de l’époque, Louis Pasteur et Jaurès lui-même, se rattachent explicitement. Aussi, Jaurès est patriote, profondément patriote parce que son combat est universel, et qu’il aime la « grande France » lorsqu’elle apporte au monde des ressources nouvelles, des inventions ou de belles découvertes. Fort de cet amour rationnel, il s’en prendra toujours au « chauvinisme français », dans ses expressions « gauchis¬tes » ou « d’extrême-droite », car il sait que la France ne peut pas être elle-même dans le repli sur soi.

« Chauvinisme », le mot vient d’ailleurs d’un personnage admirateur absolu de ce Napoléon dont Jaurès a raison de ne pas aimer le « césarisme à demi-païen ».

C’est cette immense qualité de patriote et citoyen du monde que ses ennemis, boulangistes, barrésiens, maurrassiens, proudhoniens, anarchistes ou socialistes « révolutionnaires », et aussi un « mauvais homme » comme le cynique Clementeau, ne lui pardonneront jamais, eux dont l’identité est parmi la « Terre et les Morts », eux dont le pessimisme haineux jalouse le bel optimisme culturel de Jaurès, dont l’identité relève au contraire de milliers d’années d’histoire et de tant d’anciennes amitiés nouées au cours de ses lectures, de tant d’yeux brillants d’un élargissement de leur vision du monde alors qu’il montrait sa pensée à l’état naissant dans ses discours.

Vis-à-vis de ces forces productives, de cette « puissance de travail », le rôle de l’intellectuel est de les « organiser », d’éduquer chaque homme et chaque femme travailleurs et, au-delà, chaque Français et chaque Française, afin d’amener toute la population de producteurs à la pleine conscience deson rôle universalisant. Car il ne peut y avoir de lois inéluctables de développement de la matière qui excluent la liberté humaine. Les idées, pour Jaurès, ne peuvent être nées « avec la formation de la propriété privée », avec « la division de la société en classes antagonistes » ; l’être social n’évolue pas en fonction des seules nécessités de la production. Ce sont au contraire les idées, non pas les idées abstraites mais les idées rencontrant leur potentiel de réalisation dans le monde sensible, qui permettent de maîtriser la matière, de connaître les lois de l’univers en le transformant.

Ce sont ces lois qui doivent être enseignées à la population, dans leur capacité d’élever constamment l’homme d’un ordre de compréhension à un ordre de compréhension supérieur, et non des schémas logiques, pré-ordonnés d’évolution linéaire de la matière, réduisant l’homme à une boule dans un univers de boules dans lequel toute « révolution » devient incompréhensible ou fatale. Jaurès voit parfaitement les deux immenses dangers de cette attitude : ou bien une population démoralisée par ce « fatalisme », et cédant au « vitalisme » de myriades « d’actions directes » impuissantes, comme font les « syndicalistes révolutionnaires » à la Griffuelhes, que Jaurès cherche par ailleurs inlassablement à éduquer, avec des chefs à la Guesde, qui n’agissent jamais au niveau politique car les « conditions objectives » du manuel ne sont jamais réunies ; ou bien une élite opportuniste de professionnels parvient à s’emparer du pouvoir sans avoir formé la population, et sous prétexte d’exercer le pouvoir au nom de la population, elle se coule dans le moule de l’oligarchie. Entendons sur ce point Jaurès, dans la Question de Méthode qu’il adresse le 17 novembre 1901 à Charles Péguy, annoncer de manière prémonitoire : « Une classe, née de la démocratie, qui, au lieu de se ranger à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au¬delà des premiers jours de la Révolution, ne serait bientôt plus qu’une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays. »

Cette question fondamentale de l’éducation de la population et du « matérialisme », était au centre même du combat que menait Jaurès à l’intérieur du mouvement socialiste. Elle fut l’objet de l’âpre controverse de janvier 1895 entre Paul Lafargue, le gendre de Marx, et Jaurès, « sur l’idéalisme et le matérialisme dans la conception de l’histoire ». Dans le court terme, l’orthodo¬xie bornée de Lafargue parut l’emporter, mais Jaurès avait conquis ce qui était pour lui l’essentiel : le droit de continuer inlassablement son enseignement de la population, au-delà des congrès enfumés et de la terrasse des cafés. Il est significatif que la grande accusation de l’auteur du Droit à la paresse contre Jaurès ait été celle de « néo-platonisme », et de « croyance naïve aux idées ».

Le programme d’enseignement proposé par Jaurès n’est autre qu’une « éducation classique pour tous ». Lorsqu’il en parle, on est aux antipodes du formalisme morose ou du « civisme » dans lequel passent des parfums de Barrès et Maurras à travers les bonnes intentions d’un Jean-Pierre Chevènement. Jaurès, qui écrit par exemple dans La réalité du monde sensible que « l’esprit ne peut connaître un triangle qu’en le construisant », et non par la communication d’une formule mathématique, prescrit cette « sublime géométrie de l’espace » qui « exprime et permet une liberté infinie ». L’objet même de l’enseignement doit être une « culture morale », la connaissance de « l’harmonie entre les forces bonnes et douces du dehors et les activités propres de notre être ». « Par cette harmonie, une joie infinie peut jaillir de quelques éléments très simples de joie », et « cette joie n’a pas, dans l’ordre de la quantité, son fondement, sa mesure et sa limite ». C’est pourquoi, « les mathématiques, avec la quantité, le nombre, la mesure, sont en quelque sorte la prosodie de l’univers : la poésie, c’est-à-dire la vérité, est ailleurs ». Mais alors, comment rendre cette vérité sensible, connaissable ? « Par l’action réglée et bonne », dit Jaurès, qui fait participer « toutes les forces et toutes les âmes » à « l’acte infini qui déploie le monde ».

Cette haute conception de l’enseignement est une véritable révolution en France, où, comme on passe du positivisme mécaniste au positivisme vitaliste, on oscille entre mathématique formaliste, algèbre et arithmétique d’un côté, et anarchisme « littéraire et artistique » de l’autre. La « sublime géométrie de l’espace » - et Jaurès se situe encore une fois pleinement dans le courant de Monge et de Pasteur-est ce qui exprime et permet une infinie liberté légitime, objet même de joie et de connaissance susceptible de former de belles âmes, ces hommes supérieurs que Pasteur voit tant manquer à la France en temps de crise, précisément un temps où changent les références mécaniques habituelles, et où se joue le destin des hommes entre un ordre supérieur et un ordre inférieur, qui s’appelle concrètement guerre ou effondrement écologique. « Le grand avan¬tage de la géométrie de l’espace, poursuit Jaurès, est qu’il lui suffit, pour exprimer et permettre cette infinie liberté, des trois dimensions, c’est-à-dire que la pure puissance de l’être et de la quantité, sans rien perdre de son infinité, est soumise à une détermination absolue et passe toute entière sous la loi de la forme. C’est ce qui fait la beauté du volume, lequel enveloppe la quantité indéterminée et infinie dans des limites définies, et la beauté par excellence de la sphère en qui tous les points de la quantité indéfinie, soumis à des relations définies et intelligibles, participent de la détermination absolue. La sphère c’est l’espace, c’est-à-dire l’infinie puissance de l’être, soumis par la riche simplicité de rapports harmonieux, à l’absolue perfection de la forme et de la loi. Il ne faut donc pas confondre l’infini avec l’indéterminé et l’inconnaissable, puisque, dans l’ordre de la grandeur, il suffit de trois perpendiculaires pour déterminer l’infini sans l’altérer ».

Les grands classiques de l’histoire

En même temps que la géométrie supérieure, Jaurès met au centre de son programme de formation l’histoire et la connaissance des grands classiques de la littérature universelle, autre moyen d’élever les âmes vers des cercles plus hauts de la connaissance des lois de l’univers, de « l’infini vivant et un ». La réalité du monde sensible est parcourue de références à Dante, dans lequel Jaurès voit la « lumière de Dieu » portée dans l’ascension morale. Car Jaurès considère comme partie intégrante de la connaissance humaine la mise en accord de ses actes privés avec ses principes d’action publique.

II veut des « citoyens » transparents, sans secrets, dignes d’arracher aux oligarchies leurs rouages et leurs ressorts cachés de diplomatie et de pouvoir. Il fut lui-même, comme il disait tranquillement, toujours en relation profonde avec tous les grands représentants de l’humanité, il portait toujours des malles débordantes de livres et trouvait toujours une heure, à laquelle il accordait une immense importance politique, pour se rendre dans les musées au cours de ses voyages. Partant pour Toulouse après une défaite électorale, il se précipite pour acheter une grammaire sanscrite ; partant pour l’Amérique du Sud, il lit et relit Don Quichotte de Cervantes en espagnol sur le bateau, avec ce jugement qu’il s’est formé avec une implacable rigueur, et qui le mène presque toujours au meilleur. Et c’est ce meilleur qu’il ne tolère absolument pas de garder pour lui-même, dont il veut faire un objet d’éducation pour tous. « Selon nous, écrit-il, tout homme a dès maintenant un droit sur les moyens de développement qu’a créés l’humanité. Ce n’est donc pas une personne humaine, toute débile et toute nue, exposée à toutes les oppres¬sions et à toutes les exploitations qui vient au monde. C’est une personne investie d’un droit, et qui peut revendiquer, pour son entier développement, le libre usage des moyens de travail accumulés par l’effort humain ».

Sa conception de l’histoire est peut être le mieux exprimée par la manière dont il voit Jeanne d’Arc. Lorsqu’il écrit, Jeanne a été confisquée par les nationalistes du sol et de la race, par les revanchards qui en ont fait un symbole anti-allemand. Maurras y voit l’esprit de la monarchie et, bien pire encore, Barrès en a fait le symbole du paganisme du Nord, préfigurant les thèmes du GRECE et de la nouvelle droite. De l’autre côté - ou encore du même, car Maurras a fait de Voltaire, grâce entre autres à son antisémitisme, un de « Nos Mitres » dans L’Action Française des l er et 15 juillet 1902 -Voltaire s’est livré sur Jeanne d’Arc à son cynisme vulgaire d’investisseur dans le commerce d’esclaves, s’efforçant de détruire l’histoire de la libération nationale au profit de ces commanditaires financiers qui espéraient arracher de France tout germe de résistance. C’est dans cette situation qu’Anatole France soutient que Jeanne d’Arc a toujours été un instrument aux mains de plus habiles. Connaissant l’importance historique de Jeanne, et ayant très probablement lu Schiller, Jaurès saute dans l’arène en disant que la thèse d’Anatole France est insoutenable, et qu’il faut rétablir la vérité historique contre ceux qui accaparent Jeanne, pour que la France retrouve sa mémoire. Et c’est, comme il le fait toujours, l’individu humain que Jaurès rétablit dans ces droits de créateur. Il va droit à l’essentiel, c’est-à-dire aux minutes de son procès : « L’à-propos merveilleux de ses réponses improvisées à ses juges, écrit-il, démontre l’existence en elle d’un système vivant et personnel sur les grandes questions de son temps. (...) Ses réponses étaient toujours prêtes parce qu’elles venaient de son fonds, et non d’ailleurs ». Cette notion d’« autorité intérieure », à laquelle Jaurès fait référence et qu’on retrouve en termes tout à fait similaires chez Pasteur, c’est précisément ce que doit bâtir tout bon enseignement, et que cherche à bâtir constamment Jaurès.

Il savait que c’était alors, et peut-être encore plus aujourd’hui, la question fondamentale en France, où « apprendre » est le plus souvent réduit à apprendre un code, un catéchisme, un dictionnaire, une encyclopédie ou des règles de grammaire, de solfège, des modèles de dissertation, toujours un ensemble d’éléments assimilés de l’extérieur, péniblement et sans beauté. C’est cette beauté, cette générosité morale que Jaurès veut tant donner à la France, et qu’au détour d’une page de L’Armée nouvelle, il voit Hoche rencontrer en prison dans l’ oeuvre de Rabelais.

Jaurès se définit donc bien lui-même comme un grand éducateur du travail humain, un organisateur de la puissance de travail. Mais pour cela, il faut du temps, et il faut la paix. Tout l’engagement politique quotidien de Jaurès visera à gagner ce temps et cette paix. Pour les obtenir, il cherche à « élargir, non resserrer ». Il tente par tous les moyens de bâtir des alliances, qu’il sait transitoires mais importantes pour atteindre des buts déterminés, et formatrices pour ceux qui y participent, entre partis socialistes d’Europe et du monde, entre forces ouvrières, entre partis socialistes et forces républicaines, entre travail et industrie, entre « socialistes » et pays républicains, comme cette Amérique, ce qu’il appelle cet « idéalisme américain » en qui il voit une « grande force pacificatrice ».

Comprendre la vie politique au jour le jour de Jaurès, c’est comprendre cette « course contre la montre » menée contre les « forces de l’obscurantisme », ces oligarchies anti-républicaines qui portent en elles la guerre comme « la nuée porte l’orage ». Tous les reproches qui ont pu être adressés à son supposé « opportunisme parlementaire » partent au mieux d’un point de vue impuis¬sant, ne tenant aucun compte des conditions de la politique intérieure et internationale de l’époque. Quant à ceux qui ont accusé Jaurès d’anti-patriotisme, - ce sont eux qui ont entrainé la France dans le terrible désastre dont elle ne s’est pas encore relevée complètement, pour le bénéfice d’une oligarchie financière qui manipulait tous les « nationalismes » du sang, du sol et de la race. Car au culte de la force que l’on retrouve avec le plus frappant reflet dans les Reflexions sur la violence de Georges Sorel - grand admirateur du syndicaliste d’action directe Fernand Pelloutier - au culte des vertus régénératrices de la violence qui préparent et préfigurent le fascisme, Jaurès oppose son effort constant d’éducation pour former un mouvement populaire de vocation majoritaire, organisant tous les producteurs rendus de plus en plus conscients de leur oeuvre. Son but est de créer une « magnifique conception de richesse harmonique où l’effort de chacun s’agrandit de l’effort solidaire de tous. »

Sa conception de « l’ouvrier » est entièrement liée à cette conception de la production. Ecoutons-le le 8 octobre 1905 à Limoges : « Par ouvriers, citoyens, je n’entends pas seulement ceux qui travaillent avec leurs muscles, mais tous ceux qui produisent et qui créent, travailleurs du cerveau, travailleurs des mains, ouvriers, ingénieurs, chimistes, savants, artistes, poètes, tous les créateurs de richesse, de beauté, de joie. »

Concrètement, Jaurès restera totalement et constamment fidèle aux deux principes fondamentaux qui définissent sa politique : rassemblement et éduca¬tion des forces productives, combat contre les oligarchies impériales et défense de la République. Se servant d’un terme occasionnellement utilisé par Marx, il définit cette stratégie comme celle d’une « évolution révolutionnaire ». Effec¬tuant un travail constant vis-à-vis de cette France profonde et provinciale que les dirigeants socialistes ont jusqu’alors négligée, il les prend sur un flanc vulnérable de telle façon que, venu entièrement de l’extérieur du parti, il se trouve dans une situation d’hégémonie au moment de son assassinat. Au Parlement, il ne participe à aucune des combinaisons douteuses dont ces années sont fertiles, et il condamne l’opportunisme des Millerand, Briand et Viviani, ces socialistes qui font carrière en se vendant aux intérêts financiers anti¬productivistes. Mais il sait être souple et même machiavélique sur les moyens, mettant avant tout la « défense républicaine ».

Ce qui ne l’empêche pas de rester extrêmement critique sur le fond : il n’attaqua jamais tant l’opportunisme des radicaux que lorsqu’il soutint leurs gouvernements par nécessité politique, se moquant de leur programme de « défense de la propriété individuelle » qui signifiait en clair respect de la haute banque.

Voyons d’abord Jaurès dans l’affaire Dreyfus. Il comprend très rapidement qu’il s’agit d’une provocation pour envenimer les rapports entre la France et l’Allemagne, diviser l’armée de la République et l’avilir, et une occasion de fomenter l’antisémitisme. Seul homme politique français d’envergure, il décide alors de s’engager publiquement dans la défense d’un innocent, condamnant la « raison d’Etat » mais faisant tout pour éviter que le combat des dreyfusards ne dégénère dans l’antimilitarisme et l’anti-patriotisme, auxquels ils sont poussés par des provocateurs comme Urbain Gohier, plus tard professionnellement attaché à calomnier Jaurès.

Malgré les Liebknecht, les Guesde et les Hervé, qui crient « prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun des clans de cette guerre civile bourgeoise ! Guerre au capital juif ou chrétien ! Guerre au cléricalisme ! Guerre à l’oligarchie mili¬taire ! », Jaurès prend parti en dirigeant responsable, proclame l’innocence de Dreyfus et commence à nouer des contacts avec des officiers républicains, une petite minorité dans une armée peuplée de gradés sortis de ces écoles de Jésuites qui étaient alors les pouponnières de l’oligarchie.

Lorsque Cavaignac, ministre de la Guerre, lit le « faux » d’Henryà la tribune du Palais-Bourbon, le 7 juillet 1898, et obtient un triomphe, c’est le désarroi parmi les dreyfusards. C’est là que Jaurès montre à la fois la profondeur de sa conviction, et sa qualité de stratège. Il sait qu’il a raison, et qu’en pleine lumière la raison l’emporte toujours. « Nos seuls adversaires étaient le mystère et le silence, dit-il. Maintenant que Cavaignac a donné l’exemple, il faudra tout publier, tout exhiber, il faudra que l’état-major épuise ses réserves. (...) Nous contrôlerons tout, nous vérifierons ce qui est authentique et ce qui est faux. (...) Les pièces que Cavaignac a citées tout à l’heure, eh bien ! moi je vous jure que ce sont des faux. Elles sentent le faux, elles puent le faux. Ce sont des faux. D’ailleurs imbéciles, fabriqués pour couvrir d’autres faux, et j’en ferai la preuve ». Comment peut-il être si sûr de lui-même ?

C’est que contrairement aux autres, il juge par rapport à un ensemble, à un contexte qui produit les vérités particulières. Et il sait, parce qu’il n’a pas pris parti en fonction de préjugés, mais informé de la nécessité de le faire par un énorme travail de pensée et de documentation préalable.

Lorsque le lieutenant-colonel Henry admet son faux et se suicide, le 31 août 1898, Barrès s’exclame : « Au reste, ce sont les dreyfusards plus que Dreyfus qu’il faut abattre... car quand même leur client serait innocent, ils demeureraient des criminels. » Dans cette France-là, on entend déjà des voix demander la « vivisection sur les juifs plutôt que sur d’inoffensifs lapins », des « fours » et des « wagons d’exportation ». Face à ce désastre pour la France, à cet environ¬nement qui mène aux catastrophes futures du XXème siècle, Jaurès garde toute sa dignité tout en prenant les socialistes rapidement à contre-pied. Il écrit dans La revue de Paris du ler décembre 1898, tirant la leçon de l’Affaire : « Rien n’est au-dessus de l’individu... C’est l’individu humain qui est la mesure de toute chose... Voilà le socialisme... Quel que soit l’être de chair et de sang qui vient à la vie, s’il a figure d’homme, il porte en lui le droit humain ». Maurras et Barrès invectivent Jaurès, et leurs lieutenants se gênent encore moins. E. Jannion, par exemple, lancera très tôt de véritables appels au meurtre contre la « bande enjuivée de Jaurès ». Jaurès n’a pourtant jamais été tendre pour les Rothschild, en qui il n’a jamais vu que des usuriers, mais il l’est encore moins pour tout préjugé ou toute ignominie qui vient se mettre en travers de la vérité.

D’ailleurs, c’est bientôt au tour de ses « amis » socialistes guesdistes de se répandre en injures contre lui. Car pour défendre les institutions républicaines et les consolider après les menaces de coup boulangistes d’hier et les secousses de l’Affaire, Jaurès décide de soutenir, le 26 juin 1899, le gouvernement Waldeck Rousseau, dans lequel le général de Gallifet, qui a réprimé la Commune et est devenu alors pour toute la gauche le « fusilleur », devient ministre de la Guerre. Et Millerand devient le premier socialiste à participer à un gouvernement parlementaire en France. Par 263 voix contre 237, donc grâce aux 25 voix pour et 17 abstentions socialistes, donc grâce à jaurès, le gouverne¬ment l’emporta. Jaurès vient donc de jeter le manteau de l’oubli sur le souvenir sanglant de la Commune, et en même temps de sauver la République. Car Galliffet, homme de caractère, reprend en main l’Armée : des officiers sont déplacés, d’autres mis à la retraite, les règles d’avancement sont modifiées, le ministre devient le mitre à la place des généraux. Quelques lois sont prises en faveur des travailleurs, l’une des rares fois avant 1914, une Direction du travail est créée. Jaurès a eu raison, la rage des guesdistes n’en est que plus grande, multipliée par leur impuissance. Le sinistre Alexandre Zévaés, type même du nazi-communiste qui sera collabo en 1940, reçoit chez lui, le 10 juillet 1899, Guesde, Lafargue et des blanquistes. Ces hommes mettent au point un manifeste socialiste qui sera lancé le 14 juillet, condamnant le scandale d’un gouvernement où se trouve un socialiste (Millerand) main dans la main avec le « fusilleur de mai ». Il accuse ceux qui l’ont soutenu - donc Jaurès - d’avoir dupé les ouvriers et compromis l’honneur et les intérêts du socialisme. Jaurès contre-attaque violemment, dénonçant ceux qui dissolvent toute vérité hu¬maine, toute morale dans « le mystère des groupes ». « Nous touchons ici, écrit-¬il, à une vraie crise de conscience où la discipline étroite et mécanique des groupes substituée à la vivante unité que nous voulons fonder a faussé non seulement tous les sentiments de camaraderie et d’amitié, mais toutes les notions morales. » Et Jaurès attaque pour la première fois ouvertement la direction du parti : « Le socialisme va cesser d’être la propriété individuelle des chefs de groupe ou même la propriété corporative des groupes eux-mêmes. » Dans les départements, dans les fédérations socialistes, dans la France qu’il a parcourue et qu’il parcourra toujours inlassablement, on lui donne raison. Et Jaurès peut commencer à mettre son projet à exécution.

Il ne s’en tient pas bien entendu à son propre parti. Ayant compris toute la portée de la question militaire, il mûrira pendant plusieurs années un ouvrage, qui sera L’armée nouvelle, avec un groupe de jeunes officiers. Le but est de proposer une alternative à la ridicule et dangereuse Armée de « l’offensive à tout prix », ce piteux Blitzkrieg sans moyens mécaniques qui laissera, en 1914, des centaines de milliers de morts sous le feu des mitrailleuses allemandes. Jaurès, qui est tout le contraire d’un antimilitariste ou d’un pacifiste, et qui a écrit parmi les plus belles pages en français sur cette armée qui doit être une « concentration de force morale », mettant les « âmes hors de l’ordre commun et développant toutes les énergies latentes », conçoit une puissante force de dissuasion, fondée sur des milices et l’application de technologies avancées. Son opposition à la « loi des trois ans » ne vient pas d’un vain pacifisme. Jaurès refuse cette mesure comme un inutile symbole d’agressivité militaire, puisque, dit-il, et une fois de plus les faits lui donneront raison, nous sommes incapables d’assurer une formation militaire convenable aux mobilisés.

Dans son soutien au gouvernement Combes, contre les congrégations et non contre le christianisme, puisque sa fille Madeleine fera sa première communion et que les athées du parti lui en demanderont longtemps des comptes, dans son acceptation d’une vice-présidence de la Chambre, en 1903, dans sa condamna¬tion du fusilleur des ouvriers et des vignerons du Midi, Clemenceau, dans sa constante prise en compte de la situation internationale pour effectuer tous ses choix de politique intérieure, Jaurès ne dévie jamais sur l’essentiel.

Prenons deux cas pour finir, dans deux domaines différents.
Le premier est son débat sur le syndicalisme ou le corporatisme, au Congrès de Toulouse de 1908, au cours duquel il s’oppose au « syndicaliste révolution¬naire », alors gauchiste, Hubert Lagardelle.

Lagardelle a conçu un schéma de prise de pouvoir ouvrier, une conquête pratique et graduelle du pouvoir patronal par les ouvriers organisés, impliquant au besoin le recours à la violence. Jaurès le critique d’abord sur un point fondamental : il ne vise que l’accessoire, le régime d’autorité, dont les ouvriers souffrent beaucoup moins que de l’essentiel, l’exploitation financière. Ensuite, il montre l’inanité d’un projet, même réduit à sa propre intention, dans lequel « le prolétariat se donne à lui-même sa doctrine par des groupes autonomes, se gérant eux-mêmes », et s’isolant donc du processus global de production. Lagardelle propose d’ailleurs de commencer par des institutions proprement d’Etat (postes, écoles...), plus accessibles à l’influence du parti socialiste, bien qu’étant lui-même anti-étatiste ! Et là, les groupes administreront progressivement les choses. Jaurès s’exclame, au terme de son analyse : « Ce n’est plus le socialisme, ce n’est plus le syndicalisme, puisque le syndicalisme est l’organisa¬tion totale et fédérée des forces ouvrières, c’est un corporatisme si morcelé... » Lorsque Lagardelle intervient pour dire que les travailleurs ne géreront pas l’administration de l’entreprise elle-même, mais ne s’occuperont que de l’orga¬nisation libre du travail, il s’attire une riposte encore plus vive de Jaurès : « Ils [les travailleurs] seront alors chargés d’appliquer à leurs risques et périls et sous leur responsabilité, la discipline patronale. Eh bien, je m’étonne que Lagardelle recoure à ce procédé pour éviter ce qu’il appelle la collaboration de classe. C’est la forme la plus dangereuse de la collaboration, puisque c’est celle qui, sous une apparence d’autonomie, fait peser sur le monde ouvrier toutes les responsabi¬lités, laissera la réalité de la puissance au monde patronal. Et j’aime mieux une participation directe, avouée, publique de la classe ouvrière à la gestion même des services publics. »

Ce qui est en cause dans ce débat, et ce que Jaurès dénonce en Lagardelle, c’est la dégénérescence du socialisme « révolutionnaire » en autogestion, de l’auto¬gestion en corporatisme, et du corporatisme en fascisme. Jaurès était prophéti¬que. Hubert Lagardelle adhéra en 1926 à l’organisation locale du faisceau - le seul parti fasciste français organisé des années vingt, celui de Georges Valois - de Toulouse. Selon le rapport du commissaire spécial de Toulouse, relevé par Zeev Sternhell, « répondant aux remerciements de M. Philippe Lamour, président du faisceau universitaire, M. Lagardelle se déclare satisfait d’avoir abandonné le parti socialiste et assure les dirigeants de son bienveillant concours pour le triomphe des idées fascistes ». Dans les années quarante, Lagardelle deviendra ministre du Travail du maréchal Pétain.

Le combat contre la guerre

Le second combat de Jaurès dont nous parlerons ici est celui qu’il mena contre la guerre. Nous avons déjà vu dans quel contexte il s’inscrit, totalement différent de celui du pacifisme d’aujourd’hui. Ce que l’on sait moins, c’est que Jaurès fut sur le point de réussir. Car si les journaux social-révolutionnaires ont pu par exemple écrire que « Herr Jaurès ne vaut pas les douze balles du peloton d’exécution, une corde à fourrage suffira », s’il suscita tant de rage chez ses ennemis, c’est bien que son action était efficace.

Par rapport à un Maurras qui pouvait écrire « que tout paraît impossible ou affreusement difficile sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle tout s’arrange, tout s’aplanit et se simplifie », par rapport aux Abel Bonnard ou Paul Bourget affirmant que « c’est dans la guerre que tout se refait. Il faut l’embrasser dans toute sa sauvage poésie... » ou que « la valeur éducative de la guerre n’a jamais fait de doute pour quiconque est capable d’un peu d’observation réfléchie », Jaurès se situe dans une toute autre dimension lorsqu’il écrit « l’homme se gouverne par la raison, la raison n’abolit pas la sensibilité, mais elle la règle, elle l’ennoblit ». Et la France de l’époque n’est pas faite que de jeunes Agathons rêvant de se ruer vers Berlin.

Il est vrai que le président de la République élu en 1913, Poincaré, est un homme de « régénérescence nationale », ce qui alors veut dire la guerre. Il est vrai que la loi de trois ans a été votée. Mais le 25 mai 1913, au meeting du Pré-Saint-Gervais, Jaurès a réuni près de 150&nbsp ;000 personnes en quarante-huit heures, contre la loi de trois ans et le péril de guerre. Il a présenté à la Chambre un contre-projet pour accroître la « puissance défensive de la France », mobiliser les réserves, éduquer réellement les recrues. Les Français savent que leur état-major engrange dans des casernes vétustes des dizaines de milliers de jeunes recrues qu’on n’avait ni les moyens de former, ni même de garder en bonne santé. Par la presse syndicale, on sait que les conditions de vie de ces recrues sont si mauvaises que les épidémies se propagent, entraînant le décès de nombreux soldats pour cause de scarlatine, de méningite, de rougeole ou de typhoïde.

Lorsque l’intelligent Caillaux, qui se rapproche alors de Jaurès, parle lui aussi contre la loi de trois ans et contre la politique de guerre pendant sept heures, toute la Chambre est attentive. En ce mois de mai 1913, il y eut sans doute une alternative à la Grande Guerre, avec un ministère Caillaux dont Jaurès eût pu être le ministre des Affaires étrangères.

La France est en effet, malgré la grande saignée de l’emprunt russe, un pays en voie de développement économique, plus optimiste dans son tissu vivant que dans ses élites. On passe de France en Allemagne sans passeport, et des deux côtés du Rhin les industries automobile et aéronautique promettent d’être d’immenses vecteurs de développement. Chez les hommes les mieux informés, qui ne sont pas victimes des lavages de cerveau des va-t-en guerre, on sait qu’un conflit risque d’être très long et meurtrier. Il y a une base pour le développement commun, pour la paix. Caillaux représente les milieux d’affaires qui hésitent, que l’on peut rallier. Il faut l’abattre. Alors se déchaîne contre lui, comme elle s’est depuis longtemps déchaînée contre Jaurès, une terrible campagne de calomnies.

Calmette, directeur du Figaro, ami de Poincaré et du parti russe, mène le jeu. Il utilise des lettres intimes que la première femme de Caillaux lui a cédées, écrites par celui-ci à sa maîtresse, entre-temps devenue sa deuxième femme. Le chantage continue, encouragé par un Briand devenant chaque jour plus abject. On tient moins bien sous l’orage chez les Caillaux que chez les Jaurès. Le 17 mars, Mme Caillaux tue Calmette d’un coup de pistolet. Caillaux est provisoirement anéanti par le scandale. Jaurès est seul.
Seul encore, il gagne les élections de mars 1914. Et, montrant que le parti de la guerre n’est pas si populaire, Caillaux lui-même est réélu en ne perdant que quelques centaines de voix.

A la Chambre, la confiance est refusée à un gouvernement de guerre, que dirige Ribot. Caillaux propose informellement à Jaurès de former avec lui un gouvernement de paix, et de prendre le Quai d’Orsay. Jaurès répond : « Etant donné l’imminence et la gravité du danger, il convient d’écarter la scolastique du parti ». C’est le dernier espoir. Quand Ribot tombe, Jaurès écrit : « le Parti républicain, résolu, ironique, implacable, se dresse et dit à tous, aux Poincaré, aux Joffre, aux Paléologue, à tous les artificiers du pouvoir personnel, à tous les oligarques d’académie et d’antichambre : la France républicaine a parlé, il faut que sa voix soit entendue ». Mais, par une terrible ironie de l’histoire, c’est en tirant un ancien socialiste de sa manche, Viviani, que Poincaré joue et gagne pour le parti de la guerre, bien que Jaurès vote contre son ancien collègue. Dès lors, tout va très vite dans le monde. Viviani s’est vu accorder la confiance le 16 juin. Le 28, c’est Sarajevo. Jaurès est assassiné le 31 juillet, et enterré le 4 août, le lendemain de la déclaration de guerre. Gustave Hervé, « devenu » patriote extrême, c’est-à-dire révélant ses vraies couleurs de provocateur, écrit Défense nationale d âbord ! Guesde et Sembat seront bientôt ministres. Et Raoul Villain, l’assassin de Jaurès, sera acquitté le 29 mars 1919, Mme Jaurès étant condamnée aux dépens. L’avocat de Villain s’appelait Alexandre Zévaés...

La question religieuse

Que Jaurès ait été tué ne doit pas nous porter au moindre pessimisme. Ce serait faire un trop beau cadeau à ses ennemis. Plutôt que le martyr convenable¬ment enterré en ce Panthéon dont il avait raison de ne pas aimer le pompiérisme nécrophile, gardons présent de lui ce rire qu’il faisait éclater avec cette abon¬dance qui choquait tant certains de ses interlocuteurs.
Car Jaurès avait la gaieté morale de ceux qui agissent selon leur conscience. Aussi, pour certains d’entre nous, la lecture de La question religieuse et le socialisme, publiée en 1959 aux Editions de Minuit, fut comme la révélation d’un secret que l’on porte sur le bout des lèvres. Ce qui avait animé une incessante lutte nous était confié.

Le socialisme, pour lui, était une révolution morale « qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle », et qui sera en même temps une grande révolution religieuse.

S’il attaque le « dogme catholique » de son temps, c’est parce qu’il introduit le « mystère » et le miracle absolu, rompant le cours de la science : « Le christianisme dogmatique considère le surnaturel et le divin non pas comme l’âme intime et le sens profond des choses, mais comme un accident qui interrompt un moment la suite des faits naturels et qui un moment abolit la nature. » Jaurès ne veut pas voir l’humanité, face à ce dogme par nature incompréhensible, réduite à un « disciple agenouillé et tremblant ». Il veut retrouver cet homme à l’image du Dieu de l’Evangile et des Pères de l’Eglise :

« Dès lors, que faut-il pour que l’humanité, en brisant les théocraties, puisse cependant garder vivant et agissant en elle l’esprit du Christ ? Il faut qu’elle comprenne toute entière la grandeur religieuse de l’humanité. » Or l’âme humaine a une vocation naturelle pour l’infini, car « s’il n’y avait pas au fond des âmes humaines cette aptitude secrète à l’infini, le Christ n’aurait pas été compris par les hommes. » Il faut donc que le « socialisme renouvelle et prolonge dans l’humanité l’esprit du Christ, n’en faisant ni un despote organisateur d’une théocratie, ni, selon la plate exégèse des christiano¬démocratisants, un vulgaire philosophe ou même un sans-culotte. »

C’est la condamnation de ce que deviendra la « théologie de la libération » ; et Jaurès poursuit : « Elle [l’humanité] pourra voir ce qu’il a été en effet, c’est-à-dire une puissance... elle sera devenue elle-même puissance puisque, en instituant en elle la justice fraternelle, elle aura aboli dans la nature même, autant qu’il est en son pouvoir, l’esprit de lutte, d’égoïsme et de mal. »

Cette conception de l’homme, très proche de celle qu’on trouve chez le catholique Pasteur, a de profondes implications sur la science. Celle-ci ne peut plus être réduite à la simple mesure des choses, à un monde cartésien ou newtonien, mais à la compréhension du phénomène même de la vie, de la compréhension d’un ordre supérieur à partir de l’ordre moins élevé dans lequel se déroule notre vie physique, cette « infinité du monde qui tend le ressort de la pensée humaine jusqu’à le faire crier », comme le disait Pasteur que cite Jaurès dans son fameux discours Sur la laïque, des 14 et 24 janvier 1910.

« La science vraie, poursuit Jaurès dans La question religieuse, consistera non plus seulement à démêler les rapports extérieurs des êtres et des formes, et à les formuler progressivement en équations algébriques, mais à démêler peu à peu, par la puissance de sympathie de notre âme agrandie, les secrètes aspirations de tous les êtres et de toutes les forces vers l’unité, l’harmonie, la liberté, la vie, la conscience. C’est déjà là ce que la poésie a tenté par de merveilleuses et profondes intuitions. »

Allant plus loin encore, et entrevoyant que le grand domaine futur de la science sera l’étude du vieillissement et la maîtrise progressive de la vie, il conclut : « Et lorsque l’humanité toute entière croit au triomphe définitif de la justice, dit-elleautre chose, sinon que la réalité se prêtera aux exigences de l’idéal ou, pour employer les paroles de Leibniz, que l’ordre de la nature coïncide avec l’ordre de la grâce. Dès lors, pour l’humanité, supprimer l’égoïsme et la haine qui sont des principes de mort morale, c’est certainement... préparer la défaite de la mort dans l’ordre de la nature. »

C’est partant de cette conception optimiste de l’être, de cette démarche effectivement néo-platonicienne, comme l’avait entrevu Lafargue, que Jaurès attaque les racines mêmes du positivisme.

Il est le seul, encore une fois avec Pasteur, qui le fasse avec cette vigueur à la fin du XIXème siècle. Et c’était, comme nous verrons bientôt de manière plus précise, en examinant Saint-Simon et Comte, une oeuvre de salubrité publique particulièrement nécessaire.

Ecoutons Jaurès : « Ce n’est certes pas le positivisme qui donnera satisfaction au besoin religieux. Il a retenu du catholicisme ce qu’il avait de plus mauvais, l’idée d’une hiérarchie intellectuelle soumettant les hommes aux conceptions de quelques hommes supérieurs. Et il a répudié ce qu’il y avait de meilleur dans le christianisme, ce qu’il y a de plus profond dans l’âme humaine, le sentiment de l’infini... on a souvent montré la stérilité philosophique du positivisme, on a montré plus rarement sa stérilité scientifique. » Dans le positivisme, en effet, les hypothèses supérieures ne peuvent être faites, puisque tout est linéaire, découpable et tissable dans la toile des hypothèse simples. C’est dire qu’il ne permet de rien découvrir que l’on ne sache déjà. La conséquence est de livrer un univers ainsi fini à une élite de savants de profession qui en détiennent les clefs.

Jaurès, critiquant cette mainmise, écrit : « Nier les aptitudes de l’âme humaine pour l’infini, c’est supprimer toute spontanéité religieuse et substituer à la religion qui est la chose de tous, le gouvernement des pontifes de la science. » Les savants, ou plutôt les ânes savants oligarques, Valéry- qui écrivit un jour « l’histoire du monde fini commence » - Wells, Russell et les autres, se trouvent d’avance renvoyés à toute leur indigence intellectuelle et morale par cette phrase. Et précisant sa conception de l’humanité, Jaurès conclut : « De plus, comme il faut bien que le sentiment religieux reçoive quelque satisfaction, le positivisme a essayé d’instituer le culte de l’humanité, le culte des grands hommes. (...) Mais l’humanité n’a quelque valeur que comme expression de l’infini. (...) Ceux qui admettent l’infini peuvent estimer très haut l’humanité, puisqu’il se manifeste en elle, mais ils ne sont point exposés au ridicule de l’adorer, puisqu’il ne s’y épuise pas et que l’humanité, expression passagère et partielle de l’infini, n’est pas l’infini lui-même. Au contraire, le positivisme, en isolant l’humanité de l’infini, se retire à lui-même le droit de mettre l’humanité très haut, et en même temps, s’il se risque à lui vouer un culte, c’est un culte exclusif qui tourne bien vite à la déification ridicule de l’homme. »

Ce que Jaurès identifie dans ces quelques lignes, est tout simplement la gnose de l’oligarchie telle qu’elle s’exprime à son époque. C’est de ce point de vue que la question mérite d’être approfondie, pour mesurer tout ce que représente de danger pour l’oligarchie un homme qui peut opérer cette identification, et qui n’appartient pas à la mafia de ceux qui sont supposés savoir.

Sous sa forme moderne, le positivisme - dont Aristote est le repère historique constamment mentionné par Auguste Comte-dérive de Descartes, en passant par Bacon, L’Encyclopédie, Condorcet, Saint-Simon et Comte lui¬même. Le pseudo-rationalisme stérile de la Troisième République en est le produit, et le synarchisme l’expression en France. Au centre se trouve une conception complètement mécanique du destin humain, qui passe par des étapes ou états nécessaires. Il s’agit d’une véritable machine de guerre montée contre la conception de la Genèse suivant laquelle chaque être humain a été créé à l’image de Dieu pour accomplir son oeuvre, et que de ce point de vue du potentiel de création, tous les hommes sont égaux.

Henri de Saint-Simon reconnaît cette tentative de détruire les fondements mêmes de l’humanisme judéo-chrétien dans un texte du Projet d Encyclopédie de 1810 (page 85 du Recueil sur le nouveau christianisme, aux éditions du Seuil)&nbsp ; : « D’Alembert et Diderot vinrent à bout de déterminer tous les savants à travailler à une encyclopédie. Leur projet était de faire un livre qui pût remplacer la Genèse et qui lui fût très supérieur sous le rapport des détails scientifiques, comme sous celui des vues générales et de la conception systématique. L’ouvrage, dirigé par d’Alembert et Diderot, n’a que très incomplètement organisé la doctrine positive, mais il a complètement anéanti la doctrine superstitieuse. »

On ne peut être plus clair. En effet, si comme la Genèse nous le dit, l’homme est fait à l’image de Dieu et qu’il lui ait été donné, à partir de sa création divine, les pouvoirs créateurs et la curiosité innée qui font de la construction de cités, de l’astronomie et de la culture universelle en général sa forme de vie naturelle, alors tous les peuples doivent être inclus dans la prospérité et la connaissance générales, et les droits inaliénables de l’homme d’une civilisation en progrès doivent revenir à tous et à chacun. Les peuples arriérés ou qui sont dans un état « inférieur » peuvent et doivent, dans cette conception, être à tout instant élevés, et l’éducation de tout homme au plus haut niveau des facultés créatrices humaines de l’ensemble est possible à tout moment, car chaque homme et femme porte en soi une parcelle de l’étincelle divine. Le secret du positivisme est qu’il cherche précisément à abolir cela, sous une couverture plus ou moins scientiste, pour justifier la domination des élites oligarchiques. Jean Jaurès s’y opposera toujours.

Le mal du positivisme

Selon le positivisme, l’homme va vers un but fixe dans l’avenir, par étapes nécessaires, en suivant un ordre chronologique plus ou moins immuable. Il y a un chemin unique, une ascension « naturelle » à travers les âges de l’histoire humaine. En haut de l’arbre se trouvent bien entendu les races blanches, et en bas les peuples d’Afrique, les indiens d’Amérique et les Océaniens : l’arriération peut ainsi être considérée comme naturelle, et certainement pas comme due aux politiques coloniales ou tout autre facteur politique. Le négrier se trouve ainsi justifié, et la dame de charité qui le suit, et finalement l’anthropologue, qui veut goûter le privilège pervers de pouvoir se mettre aussi nu que ses sauvages pittoresques.

Cette escroquerie, appliquée aux peuples colonisés, est maintenant mise en place par l’oligarchie contre les colonisateurs eux-mêmes. Alors que l’élite contrôle la science et les technologies, le peuple se voit verser le poison du retour à la nature. Et si le sauvage était plus heureux ? Et si la science et la technologie étaient par nature totalitaires ? Et si la vie à la campagne était plus heureuse qu’à la ville ? Et si après tout, la raison elle-même était totalitaire ?

Quiconque refuse de croire à cette démarche- que les marxistes ne feront que renverser pour prendre la « classe ouvrière » au piège de la lutte des classes en lui faisant croire qu’elle est l’espèce la plus apte-n’a qu’à relire le « généreux utopiste » Saint-Simon. C’est en effet et très explicitement en ses oeuvres que se trouvent les origines modernes de la mystique d’une « aristocratie intellec¬tuelle » biologiquement déterminée, substituant aux institutions républicaines des Etats-nations un ordre supra-national « newtonien » et malthusien, la mystique de la Sainte Alliance, déjà implicite dans le « martinisme » suisse¬romain du partage du monde en deux Empires ou satrapie, sous contrôle d’une oligarchie unique au-dessus des partis et des nations.

Il est révélateur que le texte le plus éclairant de Saint-Simon sur ses intentions réelles se trouve dans Les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, rédigées probablement à Genève en 1802 et publiées à Paris en 1803. Dans ce délire rationnel, il propose que le monde soit mis sous contrôle d’une institution supra-nationale formée d’un corps sacerdotal de savants appliquant les princi¬pes de la physique newtonienne. « Dans tous les conseils, c’est le mathématicien qui aura obtenu le plus de voix qui présidera ». Autour d’un temple qui contiendra un mausolée en l’honneur de Newton, seront regroupés des labora¬toires, des ateliers et un collège, le savoir et la science ne sortant pas des mains de l’élite. Il est vrai que la bibliothèque ne contiendra « jamais plus de cinq cents volumes », ce qui fait bien peu à conserver... Tous les hommes travailleront, mais chacun à sa place : « Apprends que les Européens sont les enfants d’Abel ; apprends que l’Asie et l’Afrique sont habitées par la postérité de Caïn. (...) Les bras du pauvre continueront à nourrir le riche, mais le riche reçoit le comman¬dement de faire travailler sa cervelle. »

Plus tard, en 1808, Saint-Simon écrira un autre curieux texte dans lequel il retrace les fondements de la science positive. Et, correctement de son point de vue, il écrit : « A la fin du XVIème siècle, deux astres nouveaux parurent sur l’horizon scientifique. Bacon, Descartes, ébranlèrent la masse entière du vieux temple de la sagesse. Ils saisirent l’entendement humain, et le remirent au creuset. Ils proclamèrent cette vérité anti-chrétienne : l’homme ne doit croire que les choses avouées par la raison et confirmées par l’expérience. »

Dans la voie ainsi ouverte, apparaît Newton : « Bacon et Descartes avaient dit que les physiciens devaient s’attacher à la recherche d’un fait général. Newton trouva le fait général.

« Quand la découverte de Newton fut suffisamment répandue en Europe, les lettrés laïcs français se coalisèrent pour donner un assaut général à la religion chrétienne. Ils firent une Encyclopédie, ouvrage dans lequel ils démontrèrent, relativement à toutes les parties de la connaissance humaine, que les travaux faits d’après l’impulsion donnée par Descartes, étaient infiniment supérieurs à ceux qui étaient sortis du système de croyance inventé par Jésus ; ils ont fait sentir que l’idée de gravitation universelle était celle qui devait servir de base au nouveau système scientifique, et par suite au nouveau système religieux. »

Les bases du positivisme se trouvant ainsi jetées, il ne restait plus qu’à produire son prophète. En août 1817, un jeune homme chassé de Polytechnique en raison de ses idées républicaines devenait le secrétaire du comte de Saint Simon : Auguste Comte (1798-1857) se trouvait intronisé dans le temple. Temple, le mot est parfaitement adéquat : les disciples de Saint-Simon se réunissaient dans le « temple de Cybèle », juste en face de Polytechnique, et ces cultistes de la Déesse-Mère étaient appelés les « égyptiens ».

Comte s’imprègne des lectures de Descartes, du Montesquieu de L’Esprit des Lois, de Diderot et de Hume.

II est fasciné à la fois par la « mathématique sociale » de Condorcet, l’application du calcul de probabilité aux événements sociaux, fondement de la sociologie, et par la notion d’un pouvoir spirituel indépendant des puissances temporelles que développent Maistre et Bonald, les « théoriciens ultramontains » de la Sainte-Alliance. Saint-Simon le convainc qu’un ordre scientifique et intellectuel doit guider le monde, mais Comte ne sait pas lequel. II ne mange plus, ne dort plus, fréquente des prostituées (il en épousera une), et présente tous les signes cliniques d’un véritable lavage de cerveau. Après une méditation continue qui dure quatre-vingts heures, il rédige La politique positive en 1824. II a la révélation d’un monde pré-défini passant par trois âges, le théologique, le métaphysique et le scientifique. II ne faut donc plus s’intéresser aux causes des choses, au pourquoi, mais prévoir le futur, s’attacher au comment.

La tâche de notre époque est d’étudier la politique avec la même méthode que la physique, par l’observation simple des faits. L’organisation de la société doit être liée à l’état correspondant de la civilisation « comme l’organe est lié à la fonction de la vie animale. » En un mot, le développement de toute la civilisation est assujetti à une loi invariable : « La marche de la civilisation, fatale quant à son but, est susceptible d’être accélérée ou retardée, mais elle ne peut jamais être déviée de sa voie ; toutes ses modifications consistent donc exclusi¬vement dans les variations de sa vitesse. » Dans cet univers sinistre, sans accélération ni surprise, il ne s’agit plus de vouloir, mais de savoir d’où l’on vient et où l’on va. Connaître c’est compiler, accumuler des faits sur le passé pour lire les lois prédéterminées de l’avenir : chacun à sa place et silence dans les rangs, les savants constituent la nouvelle science positive, les artistes la propagent et les industriels l’appliquent. La société est édifiée comme une vaste pyramide de classes, au sommet de laquelle se trouve la classe des nouveaux prêtres positifs que sont les sociologues, ou des spécialistes des idées générales et détenteurs des vérités universelles.

Avec ce système, Comte se croit le plus grand penseur de tous les temps, et n’admet d’égalité que vis-à-vis de « mon précurseur essentiel, l’éminent Condorcet ». Seul le grand Descartes, doit-il admettre, lui est supérieur !

L’étonnant n’est pas tant que ce système ait vu le jour dans un esprit aussi malade, mais qu’il soit devenu totalement hégémonique en France, le plus souvent à l’insu même de ceux qui l’appliquaient. Un fascisme ordinaire s’est ainsi glissé dans notre éducation et dans nos mœurs, se substituant à l’éthique judéo-chrétienne.

D’abord, dans les dernières décennies du XIXème siècle, on assiste à un véritable culte de Descartes dans les écoles et l’Université. Le Larousse du XIXéme siè& (1864-1876) affirme brutalement que « l’enseignement de l’état repose tout entier sur les idées cartésiennes ». Tous les auteurs de dictionnaires et d’encyclopédies communient dans la « science positive », on dresse les enfants à ses rigueurs. Le philosophe Alain (émile Chartier,1869-1951), qui passe pour un radical éclairé, est le meilleur exemple de ces aberrations. Nous le prenons car il est aussi le symbole de l’école de la Troisième République. Pour lui, l’enfant n’a pas besoin de jouer, c’est un petit homme. Il n’a pas d’individualité propre, il est infiniment malléable, il doit mémoriser. « Lire, dira le philosophe "républicain-positiviste", voilà le véritable culte. C’est pourquoi je suis loin de croire que l’enfant doit comprendre tout ce qu’il lit et récite. » Le nominalisme le plus atroce présidait au cours : ainsi le disciple d’Alain, Jean Chateau, soulignait quant à lui que nul objet n’était proprement perçu avant d’être nommé. « Le mot », répétait-il, « est le porte-manteau auquel s’attache l’idée. Ainsi, le vocabulaire doit d’abord être appris par couur. » Mémoriser, toujours mémoriser, non plus d’incompréhensibles prières, mais de non moins incom¬préhensibles proses et poésies admirées par les maîtres, continuait à occuper la majeure partie des efforts enfantins.

Les positivistes adoraient bien entendu les règles de la grammaire et ils croyaient que ses structures et ses définitions abstraites passeraient spontané¬ment dans le langage ordinaire. Tout était abstrait, comme un squelette détaché de la réalité : par exemple, dans la pratique, tous les exercices de natation auxquels se référaient les programmes officiels étaient exécutés sur la terre ferme, et la boxe consistait en une série de mouvements de pure forme, contre des adversaires imaginaires. A la sortie des cours, les enfants étaient prêts à répéter tous les gestes de l’art natatoire, tout en se noyant sans rémission.

Les enfants répétaient comme des perroquets des formules ou des mots qu’ils ne pouvaient comprendre, et tout le système disciplinaire de l’école était basé sur un échange d’efforts contre des prix et des notes. « Il me reste à trouver une seule classe où le professeur s’élève parfois jusqu’à se fonder sur une éthique quelconque, supérieure à l’idée de récompense ou de punition, » écrivait un professeur américain visitant la France en 1924 (cité par Théodore Zeldin dans son Histoire des passions françaises).

Les professeurs tendaient en outre à penser jusqu’aux moindres détails pour leurs élèves, dont on peut imaginer dès lors l’insécurité profonde masquée par des formes correctes. Ainsi les jours d’école n’étaient pas vus avec joie, mais comme des moments d’anxiété toujours gâchés par la peur de mal faire.

De quoi s’agissait-il donc derrière la façade ? D’utiliser en particulier l’Ecole, mais aussi l’Armée, pour soumettre le peuple aux valeurs de la Cour dont la bourgeoisie parisienne se pensait l’héritière. Dans ce terrible monde de données fixes, chacun « savait beaucoup de choses », mais ne dépassait pas au niveau de la méthode celui de l’hypothèse simple. Rappelons ici que Comte réduisait la psychologie à la phrénologie, tout comme les idéologues nazis, et qu’il déclassa la géométrie dans l’échelle des sciences, car il haïssait les géomètres de Polytechnique. Les différents domaines du savoir étaient découpés en tranches, comme du saucisson, et les trucs scolaires tenaient lieu de bouées de sauvetage. Le « savoir taciturne des jésuites » avait ainsi contaminé tout l’enseignement public à travers les nominalistes et les réthoriciens du positivisme. L’éducation était une grande machine à former des bêtes de cirque anxieuses. De plus, les programmes étaient quasi-exclusivement centrés sur la France, la géographie du monde n’étant enseignée qu’à l’approche du baccalauréat.

Dans un passage célèbre de son Journal en 1871, Amiel jugeait ainsi les résultats de ces orgies positivistes : « L’esprit français met toujours l’école, la formule, le conventionnel, l’a priori, l’abstraction, le factice au-dessus du réel et préfère la clarté à la vérité, les mots aux choses, et la rhétorique à la science. (...) Ils ne comprennent rien, quoi qu’ils ergotent sur tout. Habiles à distinguer, à classer, à pérorer, ils s’arrêtent sur le seuil de la philosophie... ils ne sortent de la description que pour s’élancer dans des généralisations précipitées. Ils s’imaginent vraiment représenter l’homme complet, tandis qu’ils ne peuvent briser la dure coquille de leur personnalité et qu’ils ne comprennent pas un seul peuple en dehors d’eux-mêmes. »

Jean Jaurès, jusque dans sa parole, est si précieux parce qu’il est la preuve vivante que quelque chose d’autre était à l’œuvre dans la France de ces années ¬là.

Que La réalité du monde sensible (thèse de Jaurès écrite en 1891) ne soit pas actuellement disponible dans une quelconque édition courante est un véritable scandale. Ce n’est pas un titre de gloire pour des « socialistes » qui ne l’ont jamais fait imprimer depuis 1937, pour nos maisons d’édition et notre enseignement. Car dans cette thèse se trouve la plus belle preuve de vie qu’ait donnée la pensée classique à l’époque et dans notre pays.

C’est aussi un point d’honneur car, prenant à la fois parti contre le formalisme mécaniste et le mysticisme vitaliste, et pour l’éducation de l’homme contre le culte des masses, il est le seul à repousser toutes les idéologies dont se nourriront les fascismes, noirs ou rouges, du XXème siècle.
Jaurès ne peut en effet accepter ces idéologies car toutes excluent l’individu humain créateur dans son rapport toujours possible avec le « regard et l’oeuvre de Dieu », par la découverte de lois nouvelles exprimant la participation de son être individuel au soi-développement de l’être universel, ce qu’il appelle « l’harmonie profonde entre l’être et la conscience » dans le travail humain.

Ce qui frappe le plus en le lisant, c’est la grande liberté de ton, alliée à la constante volonté d’embrasser tous les domaines du savoir humain. L’on y passe ainsi d’une discussion sur les atomes à une évocation de Dante, d’une polémique contre Bergson aux rapports entre longueurs d’ondes lumineuses et le phéno¬mène de la vie. L’on ne s’étonnera pas que l’accusation de « mélanger les genres » ait pu être constamment portée contre lui. Du point de vue du positivisme, le livre est en effet très choquant !

Défendant la « réalité du monde sensible », il ne la définit pas comme « matérielle », composée d’un ensemble de masses mesurables, discrètes et réglées entre elles par des rapports mécaniques. Il la comprend au contraire comme la capacité que possède l’homme de connaître, au-delà de l’immédiat et nécessaire témoignage de ses sens, l’active géométrie du vivant : « La matière ne nous est en effet pas donnée par tel ou tel sens particulier ; elle est une forme définie de l être que la raison seule conçoit ; elle n’est vue que par les yeux de l esprit. »

Au fondement de la connaissance, il y a des fonctions harmoniques entre l’intériorité de l’âme humaine et l’univers, « cette grande idée de la conformité, de l’harmonie de l’organisme et du monde : la vie (action d’être) est belle et intelligible sous toutes ses formes » Le rôle de l’art est de révéler ces fonctions harmoniques à la connaissance, celui de la science d’en établir les lois. Il ne peut y voir en ce sens d’art abstrait, idéal, sans autre repère que des sensations subjectives, ou de science matérialiste, linéaire : il y a un principe de découverte humaine qui, à divers moments de son essor, régit l’un et l’autre.

Cette conception de l’univers est chrétienne, et Jaurès ne le cache pas « C’est la révolution chrétienne qui découvre l’espace dans sa puissance infinie, révélation de l’infinité même de Dieu, non pas un infini de hasard, déchiqueté et morne comme celui de Démocrite, mais un infini sacré nécessaire comme Dieu, plein comme Dieu. En même temps, le découvrant, elle se l’approprie, elle se l’assimile - avec Augustin - dans la concentration de la vie intérieure de l’âme, parce qu’elle en fait jaillir par une excitation passionnée la même infinité de tendresse et de foi qu’elle porte en elle ».

Dieu est, suivant la définition de Leibniz, « ordre et harmonie des choses » et l’être « par l’espace qui l’exprime et le traduit (...) se rend visible, sensible, connaissable. (...) La pensée voit par les yeux du corps ». Ainsi, contrairement à la grande fraude positiviste, « le monde n’est pas formé par des périodes successives, closes, indépendantes les unes des autres, étrangères les unes aux autres. Tout moment de la durée retentit à l’infini dans les moments ultérieurs, et l’esprit, en franchissant les siècles d’un bond, retrouve la suite intelligible de ce qu’il a quitté ».

Et Jaurès, pour exprimer que l’homme n’est pas un petit phénomène sociologique positif, mais qu’il peut atteindre la connaissance des lois de portée universelle, écrit : « L’être donc, par cela seul qu’il est l’être, et qu’il veut persévérer dans l’être, aspire à se déterminer, à se préciser, et à réaliser l’unité vivante de l’infini par l’harmonie de ses formes innombrables. Pour durer, l’être doit cesser d’être l’unité indéterminée pour devenir un système : de là l’univers. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit point ici d’une déduction chronologique, il n’y a pas eu un temps où l’être était à l’état indéterminé, il n’y a pas eu une heure où il est passé subitement, sans raisons saisissables, à l’état de détermina¬tion, à l’état d’univers. Non, c’est par une nécessité interne et éternelle que l’univers procède de l’être. De même que nous ne pouvons pas saisir l’être à l’état d’être, quoiqu’il soit au fond de tous les phénomènes, de même il nous est impossible de saisir dans la durée l’acte par lequel l’être passe de l’indétermina¬tion à la forme, quoique cet acte soit incessant. Mais, comme nous pouvons nous donner, sous la diversité des phénomènes, le sentiment et presque la sensation de l’être, nous pouvons aussi, en comprenant et éprouvant nous¬même l’aspiration intérieure et infinie de l’être vers la précision, c’est-à-dire vers la vie et l’harmonie, assister à la création continuelle et profonde de l’univers. »

Jaurès conclut son chapitre De l’Espace par une de ces métaphores qui enrichissentsi profondémentson texte : « Quand donc nous affirmons la réalité du monde sensible, ce n’est point pour absorber en lui toute vérité, c’est pour ne pas scinder la vérité. Nous rattachons le sensible à un principe supérieur d’intelligence et de vie... Que le monde sera beau lorsque, en regardant à l’extrémité de la prairie le soleil mourir, l’homme sentira soudain, à un attendrissement étrange de son cœur et de ses yeux, qu’un reflet de la douce lampe de Jésus est mêlé à la lumière apaisée du soir. »

Jaurès contre Bergson, Descartes et Kant

Jaurès n’admet point qu’il y ait des castes dans les intelligences humaines. Aussi, du point de vue de son éthique chrétienne, socratique et leibnizienne, il s’attaque aux philosophes qui séparent arbitrairement l’esprit de la matière, le sujet de l’objet et l’individu humain de l’univers qu’il habite.

C’est contre Bergson, peut-être, qu’il connaît bien depuis les temps de Normale supérieure, qu’il porte les coups les plus durs. Le problème aujourd’hui est malheureusement simple : les oeuvres de Bergson, qui ont fourni l’une des bases à l’irrationnel fasciste même si le philosophe s’est opposé au nazisme, se trouvent dans toutes les librairies sérieuses, alors que La réalitédu monde sensible est un ouvrage « épuisé » depuis le début de notre siècle. Jaurès situe le culte du moi bergsonien, ce qu’il appelle la métaphysique de la qualité du moi, dans le prolongement de la « tentative de Jean-Jacques, qui en condamnant la pensée réfléchie, était bien près de condamner le langage même ». Il reconnaît aussi, dans les formules bergsoniennes « Maurice Barrès et le culte intérieur du moi incommunicable ».
Et il dénonce la première conséquence de cette conception du monde, l’impuissance : « Le moi qui ne peut plus sortir de lui-même parce qu’il est ou se croit tout, se trouve immobilisé dans une stagnation éternelle ».

Jaurès, dans les dernières lignes de son premier chapitre, juge très durement ce mal dont Bergson s’est fait le porte-parole : « Et puis la contemplation artistique du monde est bien vaine et fatigante si elle n’atteint pas une vérité. Quand on renonce à la lutte de la raison avec les choses, on ne tarde pas à glisser dans les puérilités de l’impressionnisme. Il semble qu’il y ait en France, depuis deux générations, une sorte d’abandon d’esprit et une diminution de virilité intellec¬tuelle. On veut se plaire aux choses ou aux apparences des choses beaucoup plus que les pénétrer ou les conquérir. (...)

« On a besoin de croire, paraît-il ; on est fatigué du vide du monde, du néant brutal de la science : et on aspire à croire... quoi ? quelque chose, on ne sait ; et il n’y a presque pas une de ces âmes souffrantes qui ait le courage de chercher la vérité, d’éprouver toutes ses conceptions et de se construire à elle-même, par un incessant labeur, la maison de repos et d’espérance. Aussi on ne voit que des âmes vides qui se penchent sur des âmes vides comme des miroirs sans objet qui se réfléchiraient l’un l’autre. On supplée à la recherche par l’inquiétude ; cela est plus facile et plus distingué. (...)

« C’est une ère d’impuissance raffinée et de débilité prétentieuse qui ne durera pas ; la conscience humaine a besoin de Dieu et elle saura le saisir malgré les sophistes qui n’en parlent que pour le dérober ; la société humaine à besoin de justice fraternelle et elle saura y parvenir malgré les sceptiques attendris qui ne demandent qu’une chose à la douleur universelle, un reflet de mélancolie douce sur leur propre bonheur. »

Mais Jaurès porte plus loin encore sa critique. Il dénonce au « fond du subjectivisme un nihilisme absolu », un dangereux moi qui bientôt se lassera de sa vie misérable et cherchera à se donner l’illusion d’un être au détriment des autres. Et c’est bien en effet des impuissances raffinées et des débilités préten¬tieuses que germeront les cultes vitalistes du Moi-race ou du Moi-sol, les fascismes du XXème siècle. Le Bergson que Jaurès attaque vient d’écrire les Données immédiates de la conscience ; persévérant dans sa voie il en viendra, comme seul moyen d’amener le mouvement entre ses mois isolés, à concevoir un « élan vital » échappant à toute définition rationnelle. Sombrant dans le pessimisme, il en viendra, préfigurant les interventions du Club de Rome, à demander à ce que la Société des Nations applique des mesures supranationales contre le « surpeuplement », surtout des races non-blanches...

Quant à ce Descartes dont la pensée est totalement hégémonique, comme nous l’avons vu, dans la France de la fin du XIXème siècle, Jaurès l’accuse de « ruse intellectuelle et d’artifice de composition », ce qui dans le diplomatique langage universitaire de l’époque signifiait fraude.

II anéantit en fait le moi humain en prétendant partir de lui, mais en lui imposant du dehors un ordre arbitraire. « Or pour Descartes, au moment où le moi s’affirme lui-même comme sujet pensant, l’étendue, les objets, le corps lui¬même, tous les événements du passé qui pourraient bien n’être qu’un rêve de la mémoire hallucinée, tout est frappé de doute. » Ce qui remplace donc subrepticement ce moi incapable de rien affirmer est une conception totalitaire et incompréhensible d’un Dieu imposé du dehors.

« Chose curieuse et qui n’est nullement préméditée de notre part : nous retrouvons exactement, dans Descartes lui-même, ce que nous avons déjà relevé dans l’idéalisme subjectif de M. George Lyon et dans le stupide idéalisme cérébral de Schopenhauer. Il se trouve que Descartes, prétendant d’abord s’enfermer dans le sujet conscient, ne peut démontrer ce sujet conscient lui¬même et lui donner un sens, qu’au moyen de l’infini préalablement affirmé. »

Descartes est un pur logicien, qui exclut de son système la création humaine, et « n’aboutit à Dieu que parce qu’il part de Dieu ». Ce qui est perdu en route c’est le moi particulier, humain : le cartésianisme aboutit en fait à une impuis¬sance absolue de l’homme dans un monde où il n’est d’autre explication du changement que l’action d’un Dieu extérieur. Ainsi, c’est bien là que se trouvent les racines du positivisme.

Pour Jaurès au contraire, qui attaque la physique cartésienne en utilisant la fameuse lettre de Leibniz à Arnauld sur la force vive, « Dieu est une conscience infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part », la formule même de Nicolas de Cuse.
Contre Kant, Jaurès va droit à l’essentiel. Il en attaque le monde mort, auquel il manque « cette unité de l’être affirmée par l’action », et qui sert malheureu¬sement de fondement à tout « l’idéalisme contemporain ». « Le monde [de Kant] fuit dans un désordre éternel. C’est que seule l’idée d’être pouvait, de la sensation à l’entendement et à la conscience, établir une profonde unité, et l’idée d’être est absente de la philosophie de Kant. » Réduit à découper le monde, il a voulu épuiser le contenu de l’entendement dans la table des catégories, donnant la table des catégories d’après la table des jugements. « Lors donc que Kant prenait la table des jugements comme table indicative de l’entendement, il prenait l’entendement tout entier sans l’idée d’être, c’est à dire, pour détourner un mot de Leibniz, moins l’entendement lui-même. » Kant ne peut avoir le sens du Beau et du Vrai, parce qu’il en efface les références, et les efface pour ceux qui le lisent.

Bien que Jaurès n’aille pas jusqu’à le dire explicitement, Bergson, Descartes et Kant ont ainsi une même conséquence pour celui qui les prend au sérieux : le priver de ses pouvoirs créateurs. Les divers « positivismes » n’ont donc été que la vulgarisation réductionniste des conditions d’impuissance humaine posées par Descartes et Kant.

L’importance politique fondamentale de Jaurès sur le plan de la rigueur conceptuelle est a contrario démontrée par le cas de Léon Blum, en qui on voit généralement son disciple. Blum, l’ancien animateur de la Revue Blanche, appréciait - question de goût personnel - Nietzsche, Bergson, Barrès et l’œuvre politique de Disraéli. Aux époques décisives, paralysé parce dilettantisme conceptuel, il ne put jamais être un grand homme, tout au plus un politicien honnêtement impuissant.

L’épistémologie de la science

Sur le plan scientifique, l’anti-cartésianisme et l’anti-kantisme de Jaurès représentent, en particulier pour un Français saturé de l’un comme de l’autre, une source à laquelle de nouveaux fleuves peuvent encore se nourrir.

Jaurès, fort de l’épistémologie qu’il a rebâtie, s’en prend d’abord aux confuses théories de l’éther, qui se basent sur un milieu primordial et indéfini, construi¬sant à partir de lui un idéalisme panthéiste : « L’éther n’est donc pas, si je puis dire, une page blanche : il n’est pas l’être à l’état premier, absolu ; il a une histoire, qui est liée à l’histoire générale du monde. Il est donc puéril de se représenter l’être premier sous la forme d’un éther immense d’où peu à peu la matière serait née, et avec elle des ordres nouveaux de sensations. Si l’éther modifie et explique la matière, il est modifié et, en un sens, expliqué par elle : il n’est pas ce resplendissement primordial, immense et vide qu’imaginent certaines cosmogonies ; il est pris dans l’organisme universel ; il est une fonction dans l’ensemble des fonctions harmoniques qui expriment la vie du monde. C’est donc démembrer l’univers et rompre son unité nécessaire que de conce¬voir les différents ordres de sensations comme successifs. Non, la lumière n’est pas venue après la chaleur ; le son n’est pas venu après la lumière, parce qu’il n’y a jamais eu en Dieu séparation de l’individuel et de l’universel. Le monde, étant l’expression de Dieu, doit être, en un certain sens, achevé d’emblée et complet. »

Mais du même élan intellectuel, il attaque les conceptions mécanistes de ceux qui réduisent l’univers à de simples combinaisons chimiques entre boules de matière : « Or, il est aisé de comprendre pourquoi les combinaisons chimiques n’affectent point un sens spécial de l’être vivant. C’est que, pour l’être vivant et conscient, les phénomènes chimiques ne sont point, si j’ose dire, des vérités constituées ; ils ne sont que des matériaux. La vie n’est pas un total de combinaisons chimiques, elle est une forme d’unité qui s’impose à ces combi¬naisons. Ceux qui font dériver la vie de la chimie organique oublient que la nature ne produit les composés organiques que dans l’intérieur des êtres vivants. »

Aux frontières de la science, Jaurès formule alors des hypothèses hardies sur la vie, qui doit être selon lui l’objet même de la science. Ses hypothèses tracent une voie à explorer aujourd’hui.

Par exemple, sur la nature de la vie : Jaurès remarque que la lumière et la chaleur se propagent suivant leurs lois propres, et tout comme le son, avec une « inflexible géométrie ». Il voit en même temps croître les choses vivantes suivant des principes géométriques, et fait le rapprochement : « J’ai déjà rappelé que les rayons lumineux et les rayons calorifiques agissent différemment, non seulement sur nos sens, mais sur les végétaux. La longueur d’onde n’est donc point indifférente aux conditions secrètes de la vie. Quand on connaîtra mieux les mouvements de la matière et leurs rapports aux mouvements de l’éther, on comprendra peut-être qu’une diminution presque insensible de la vitesse des vibrations éthérées suffit à modifier les relations fondamentales de l’éther et de la matière, et à manifester dans le spectre, ici la couleur, là la chaleur. Je crois même que cette sorte de crise soudaine que subit le spectre en passant de la lumière à la chaleur, aidera la science à comprendre les mouvements internes de la matière et leurs relations avec l’éther. »

Dans la terminologie de son temps, nous sommes à l’avant-garde des questions scientifiques discutées aujourd’hui. Plus loin, Jaurès lance une véritable bombe contre le newtonisme, attaquant les conceptions positivistes à leur base même : « Par la pesanteur qui oriente tous les éléments de notre planète vers le centre, la terre n’est guère qu’une unité géométrique. Peut-être, par les courants magnétiques qui l’enveloppent comme une invisible ceinture, est-elle, en un sens, une unité vivante. J’entends par là que les changements de température, d’équilibre, survenus en un de ses points, peuvent se répercuter dans la planète toute entière par un mouvement continu, rapide et interne. Ainsi, les courants magnétiques et électriques résumeraient la vie de la planète et lui donneraient une forme d’unité. »

Au centre de l’oeuvre jaurésienne, lui donnant ce souffle, se trouve une profonde croyance au progrès « qui ne revêt pas une forme mathématique », un grand optimisme créateur : « Les merveilleuses visions de Dante peuvent s’incorporer au monde réel : les sphères supérieures de pensée et de vie prendront place dans la série illimitée des sphères naturelles reliées par les lois du mouvement, ou plutôt, ce sont celles de ces sphères qui seront le plus échauffées de pensée et d’amour qui rayonneront les premières, comme l’anneau le plus ardent d’une chaîne inégalement échauffée. Ce n’est pas hors de la nature que les âmes trouveront l’état supérieur et divin ; elles élèveront la nature elle-même à cet état, et d’innombrables yeux de chair verront tourner les cercles de lumière divine dans la profondeur réelle des nuits. »

C’est ce superbe optimisme, cette croyance absolue au progrès humain que ses ennemis ne pardonnèrent pas à celui que Maurras appelait « le social¬demokrat Herr Jaurès ». Car, comme le disent les Cahiers du Cercle Proudhon où la « droite » de Maurras et la « gauche » de Sorel se réunirent le 16 décembre 1911 pour former la première configuration de forces fascistes au grand complet, « pour sauver la civilisation, la première bête à tuer » est la « croyance dans le progrès », dans cet « optimisme rationaliste et cet individualisme forcené » qui ont engendré la « sinistre farce de 89. » Le fascisme a besoin de pessimisme culturel pour se nourrir, et de haine de la République, de la démocratie républicaine. Maurras et les siens savaient bien qu’un « socialisme, libéré de l’élément démocratique et cosmopolite, peut aller au nationalisme comme un gant bien fait à une belle main » (Charles Maurras, Dictionnaire politique et critique, Paris, Fayard, 1931-1933). Et ils savaient aussi que Jaurès était le point par lequel ce projet ne pouvait passer, d’où leur haine à son égard, qui dépassait de très loin la question de la guerre.

Car Jaurès, par sa vie et par son oeuvre, a été le grand bloc d’opposition sur la « gauche » au projet de « socialisme antidémocratique et national », ce projet de créer un mouvement de masse sur les bases du « nationalisme exclusif », du « socialisme révolutionnaire », de l’antisémitisme et, point fondamental, de la défense d’une « culture classique » spartiate et gréco-romaine- en un mot, ce fascisme qu’Hubert Lagardelle alla expérimenter dès les années vingt auprès de Mussolini.
Il est significatif que Georges Sorel, qui revient aujourd’hui à la mode dans notre propre crise, et qui fit le premier la synthèse entre Marx et Proudhon d’une part, et Nietzsche et Bergson, de l’autre, pour fonder le fascisme, s’attaque dès sa première oeuvre, Le Procès de Socrate (Paris, 1889, soit l’année même où Bergson fait publier Les données immédiates de la conscience), à Socrate et au platonisme, qui « confondent la morale, le droit et la science » et ont créé une philosophie sans « énergie ». Mieux encore, dans un de ses premiers articles, « La fin du Paganisme », il s’élève contre « l’idéologie chrétienne qui a vaincu l’esprit guerrier », contre l’extrême individualisme qui a ruiné le monde antique. Dans une phrase que n’auraient désavouée ni les nazis, ni la nouvelle droite d’aujourd’hui, il écrit : « L’idéologie chrétienne a coupé les liens qui existaient entre l’esprit et la vie sociale ; elle a semé partout des germes de quiétisme, de désespérance et de mort. »

Jaurès, « néoplatonicien » et de tradition chrétienne, est le premier ennemi de ces premiers fascistes.

Bertrand de Jouvenel, l’homme qui interviewa Hitler et qui conseilla Doriot, nazi à la française, c’est-à-dire soumis au plus fort, fut le plus explicite dans son Réveil de l’Europe (1938). Dans le « monde moderne » comme à la fin de l’Empire romain, ce sont les « optimismes puérils » qui sont la cause de la décadence. Jaurès est donc coupable. Il aurait en effet fondé sa « société individualiste » sur « le postulat de la bonté naturelle de l’homme », et pour lui, un faible, l’individu humain était la mesure de toute chose. On conçoit donc, poursuit Jouvenel, que la « jeunesse européenne » soit séduite par l’antithèse de cette vision du monde, par « l’austère pessimisme nietzschéen ». La conception nietzschéenne de l’homme « redresse les énergies qui s’affaissaient ».

Ce « re¬mède héroïque » a été employé par « tous les hommes d’Etat qui ont été des restaurateurs de la société : les Auguste et les Napoléon ont cherché à ranimer les vertus viriles, le sens de l’initiative, de la responsabilité et du commande¬ment ». Plus clairement encore s’il le fallait, Jouvenel conclut : « La similitude avec ce que tentent aujourd’hui Mussolini et Hitler est saisissante ». Ces « restaurateurs modernes » effectuent en Europe une sorte de « jugement de Dieu », qui « liquide » tous ceux qui pensent comme Jaurès. Jouvenel fut, pendant l’été 1940, de ceux qui virent dans le triomphe des armées nazies « une victoire de l’esprit ».

La référence à Jaurès, contre les nouveaux Jouvenel qui espèrent voir une nouvelle « énergie » venir de l’Est, est d’autant plus importante que notre vie intellectuelle est, depuis les années vingt, dominée par des journalistes politi¬ques, des universitaires ou des hommes politiques sans envergure, à l’exception du général de Gaulle. Deux guerres mondiales, une occupation, Vichy, et aujourd’hui l’incapacité des gouvernements face à la crise ont accru le pessi¬misme de la population, un temps endigué par les années de Gaulle et Pompidou. Oui, nous avons besoin du beau rire de Jaurès...

Histoire, classes et forces productives

Oui, dira-t-on, mais le Jaurès des dernières années n’était-il pas devenu néomarxiste, ou matérialiste ? Sans évoquer bien des confidences faites à des proches, qu’il nous suffise de citer ici une déclaration à la tribune de la Chambre le 24 janvier 1910 : « Je ne suis pas de ceux que le mot Dieu effraie. J’ai, il y a vingt ans, écrit sur la nature et Dieu et sur leurs rapports et sur le sens religieux du monde et de la vie un livre dont je ne désavoue pas une ligne, qui est resté la substance de ma pensée ». Ce livre est évidemment La réalité du monde sensible.

Comment cette pensée s’est-elle donc développée dans l’ordre économique ? La Révolution française a toujours été le pont aux ânes des intellectuels français de tout poil et de toute couleur politique. Bien peu en effet ont échappé au piège idéologique d’une révolution-rupture, vis-à-vis de laquelle on est pour ou contre, mais qui de toute manière échappe à la compréhension rationnelle, un chromatisme aigu se substituant à la raison.

Dans son Histoire Socialiste de la Révolution Française, Jaurès échappe, lui, dans une grande mesure au piège, en particulier par son analyse historique des causes économiques. Il part volontairement de haut, situant l’événement dans la continuité historique de la construction de la patrie : « II nous plaira de faire sentir toujours cette haute dignité de l’esprit libre (...) La vérité est que partout où il y a des patries, c’est-à-dire des groupes historiques ayant conscience de leur continuité et de leur unité, toute atteinte à l’unité et à l’intégralité de ces patries est un attentat contre la civilisation, une rechute en barbarie. »

Et guidé par cet engagement, il voit l’essentiel : que la crise de la monarchie a commencé avec Louis XIV, et que c’est pendant son règne que les germes de la Révolution ont été jetés. « Le Roi-Soleil trahit la force de renouvellement anti¬féodale de la monarchie française -,en organisant la Cour, il associe les privilèges de noblesse à son propre patrimoine royal ». Avec Vauban, pense Jaurès, la monarchie a peut-être perdu la dernière occasion de jouer dans la France moderne un rôle de progrès. Car la noblesse « à peine vaincue par la royauté a pris sa revanche en s’attachant à la monarchie centralisée pour en absorber toute la sève ». Jaurès souligne que la moitié du budget de la guerre est dévorée par une noblesse qui a toujours intérêt à des conflits, et que ce sont les princes qui furent les principaux agioteurs lors de l’opération de Law. Il montre leurs liens avec les prêteurs suisses, et comment la corruption et le pillage financier bloquent l’essor d’un capitalisme hardi en France.

Car dans la France du XVIIIème siècle, Jaurès admire par ailleurs « l’im¬mense effort de production, de travail, d’épargne, de progrès industriel et commercial » accompli par une bourgeoisie qui accède à la maturité. II note le profond travail des inspecteurs des manufactures, la construction en un demi¬siècle de 10 000 lieues de routes avec une largeur de 42 pieds, les inventions mécaniques qui se multiplient, usines à feu de l’Est, immenses entreprises minières comme la Compagnie d’Anzin, et la force économique très grande de la bourgeoisie industrielle dans certaines régions, comme le Dauphiné.

Non, il n’y a pas, comme l’ont répété les historiens populistes, et par exemple Michelet, une « grande misère dans le royaume ». « D’une France monarchique où l’intelligence aurait été vraiment serve et humiliée, jamais la France de la Révolution ne serait sortie. » Alors faut-il accepter la thèse de ceux qui voient dans la Révolution une provocation de l’étranger, puisqu’au dedans tout ne va pas si mal ? Non plus, dit Jaurès, ce serait vraiment trop simple. Il y a bien plus.

L’histoire est faite de contradictions que les volontés humaines dénouent, et ii y en a là une majeure, qui est la condition même de la Révolution. D’un côté se trouve cette bourgeoisie capitaliste désireuse de développer davantage les forces productives, que Jaurès admire, et qui accède même à la conscience de son rôle moteur, avec par exemple un Savary de Brulons qui écrit, reprenant Leibniz : « L’économie du travail des hommes consiste à le suppléer par celui des machines et des animaux : c’est multiplier la population, bien loin de la diminuer ». Et de l’autre côté, il y a cette Cour qui s’endette, cette minorité improductive qui gaspille. L’occasion de la Révolution, analyse justement Jaurès, a été ce conflit entre forces productives et spéculation financière improductive, reflété dans le déficit intolérable des derniers budgets de la monarchie.

Nous sommes loin des âneries habituelles, et le jugement historique reste, dans ces grandes lignes, parfaitement justifié aujourd’hui. Jaurès connaît ses classiques, a étudié à fond les cahiers des Etats Généraux, et parle avec cette générosité politique de celui qui se pose continuellement la question : que ferais-je si j’y étais ?
Toutefois, nous voyons poindre une confusion qui plus tard aura de graves conséquences dans l’action publique de Jaurès lui-même : bourgeoisie indus¬trielle et bourgeoisie bancaire sont confondues comme si elles partageaient les mêmes intérêts dans la production. Ce qui n’est pas encore un problème majeur pour analyser les causes de la Révolution devient une terrible faiblesse pour comprendre son déroulement. Là, l’intuition morale de Jaurès lui évite les pires erreurs, mais il ne dispose plus d’un critère sûr de jugement, par exemple pour comprendre dans toute son ampleur le rôle de Necker, ou les provocations jacobines.

Afin de saisir ce problème à sa source, revenons à la démarche économique de Jaurès.

Il constate d’abord que le « capitalisme » ne souffre pas d’un cataclysme tel qu’il soit acculé à « déposer son bilan ». Des forces de relèvement sont en jeu, et en 1901 « nul des socialistes ne peut accepter la théorie de la paupérisation absolue du prolétariat. » Marx et Engels se sont donc trompés, et Jaurès a des doutes sur la bonne foi de ce dernier- justifiés, car Engels est toujours resté un cotonnier de Manchester, ami et complice de l’oligarchie britannique - qui « pousse si loin son intransigeance sociale qu’il en arrive àtenir sur les grandes questions précises qui sont posées à ce moment le langage des conservateurs les plus têtus »(Question de Méthode).

Dans l’article intitulé Les Radicaux et la propriétéindividuelle (originellement publié en 1901, dans La Petite République, et repris dans Etudes socialistes), Jaurès va plus loin encore. Il fait une brève comparaison entre les formes de la propriété pendant les périodes de l’esclavage, du servage et dans l’époque actuelle. Après avoir souligné qu’il ne s’agit pas d’étapes inéluctables par lesquelles toute l’humanité doit ou a dû nécessairement passer, ce qui est déjà une attaque directe contre Hegel, Comte et... Marx, il constate qu’au point de vue de la situation des classes exploitées, la « propriété capitaliste » peut être incontestablement considérée comme un grand progrès. Et il écrit : « Certes, je ne m’amuserai pas au triste paradoxe réactionnaire des quelques socialistes, qui disent que l’esclave et le serf étaient plus heureux que le salarié ». Les noms de ces quelques socialistes qui avaient de si étranges idées ne sont pas difficiles à trouver. On n’a qu’à prendre le Manifeste Communiste de Marx et Engels !

Il reste à expliquer pourquoi Marx et Engels se sont si lourdement trompés. Jaurès entame ici, à la lumière de Leibniz et de sa profonde connaissance de l’histoire, une analyse du capital comme grande force de progrès. Relisons ce qu’il écrit dans l’Organisation Socialiste, ouvrage auquel il attache une très grande importance : « La dépense personnelle, la consommation égoïste est une destruction : tout l’effort humain s’anéantit en elle. Au contraire, transformer une part de ce produit en un capital qui pourra indéfiniment se reproduire en s’agrandissant, c’est donner à un effort passager une sorte de prolongement et de retentissement indéfini ; c’est donner à la précaire et caduque activité humaine une sorte d’éternité économique ; c’est aussi lui donner une sorte d’infinité, car il n’y a pas de limites assignables à la puissance d’extension et de reproduction du capital une fois engagé dans le vaste monde. C’est par là que la dialectique interne du capital, qui tend à l’infinité et à l’éternité par le procès même de sa reproduction, répond au secret instinct, à la vocation secrète des consciences humaines. ».

Dans L’Armée nouvelle, écrit en 1910-1911, Jaurès parlera de l’éternité de la loi de la valeur (p. 384). Il se met ainsi en opposition évidente avec les fondements mêmes de l’économie marxiste - et il a raison. Car il n’y a par nature rien d’exploiteur dans le capital productif de l’entrepreneur, c’est au contraire le fondement de la création de ressources nouvelles pour toute la société.

Ayant fait cette analyse, Jaurès en tire ses conclusions sur la « lutte des classes » dans L armée nouvelle. Pour lui la bourgeoisie et le prolétariat sont bien deux classes en lutte, mais elles ont un intérêt commun, qui est de ménager l’avenir de la production, et si possible de l’élargir ensemble.

Page 411, Jaurès écrit : « Ainsi bourgeoisie et prolétariat se sont en quelque sorte haussés l’un l’autre par leur combat. Comme l’éclair à la rencontre de deux nuées, de la lutte de deux classes, capables de se comprendre en se combattant, jaillit la lueur de l’idée. Les deux classes antagonistes ont un intérêt réciproque à ce que chacune d’elles ait la force intellectuelle et morale la plus haute. Toutes deux sont intéressées à ce que la communauté nationale où elles se meuvent ait la plus grande activité possible de travail et d’esprit, pour que le conflit qui les divise et qui les exalte se résolve enfin en une solidarité supérieure où les vertus seront devenues le bien commun. »

Et page 415, avec le sens très personnel qu’il donne au mot « communiste » « Forcément des arrangements interviennent et des accords se concluent non seulement parce qu’il faut vivre et qu’on ne peut vivre qu’en produisant, non seulement parce que l’extrême surexcitation du combat épuiserait en se prolon¬geant les forces morales, mais parce que les deux classes en lutte ont un intérêt essentiel à ménager, jusque dans leur combat, l’avenir de la production, d’où dépend, dans la société capitaliste, les profits des uns, le salaire des autres, et d’où dépendra, dans la société communiste, le bien-être de tous. »

Inutile de dire que ces textes et d’autres analogues attirèrent sur Jaurès les foudres des extrémistes de l’Internationale Socialiste d’alors. « Le citoyen Jaurès fait de l’opportunisme intégral », les entendait-on dire, il ne fait qu’attendre le grand soir ou plutôt le beau matin où la bourgeoisie, au nom de l’intérêt de la production, établira pacifiquement le régime collectiviste. Mais Jaurès n’était atteignable qu’à travers des schémas ou la répétition de catéchismes ; or toute sa méthode philosophique l’en avait fait sortir. Ce qui lui donnait une immense force face à ses adversaires, et lui permettait de communiquer à ceux de ses auditeurs qui ne suivaient pas toujours son raisonnement dans les détails, le sens que la justice et la raison étaient de son côté.

A la fin de sa vie, il avait conquis une grande autorité à la fois sur des milieux industriels, qui avaient compris que Jaurès plus que tout autre politicien de l’époque était « productiviste », sur ces agriculteurs à qui il savait si patiemment parler, et sur la CGT. Un long effort d’éducation commençait à porter ses fruits lorsqu’il fut assassiné. Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, déclarait sur sa tombe : « Oui, c’est vrai, entre lui et nous il y eut quelques divergences de tactique, mais ces divergences n’étaient pour ainsi dire qu’à fleur d’âme, son action et la nôtre se complétaient. C’était la conception même de Jaurès. Son action intellectuelle engendrait notre action, elle la traduisait lumineusement dans les grands débats oratoires que soulevaient dans le pays les problèmes sociaux ».

Rappelons-nous de ces petites ou grandes foules qui venaient l’accueillir aux gares, sachant qu’il n’allait pas leur répéter un discours convenu, préparé d’avance, mais penser avec elles. Et voyons-le débarquer, sa malle pleine de livres, et riant de la belle page classique qu’il vient de lire...

Faiblesse

Il y eut, cependant, une faiblesse dans l’application de ses conceptions. Il n’eut pas le temps d’aller jusqu’au bout, et de saisir la différence de nature entre le capital industriel, productif, et le capital financier, spéculateur et pilleur de ressources par sa nature même.

Son analyse d’une « solidarité supérieure », dans l’activité productive, entre bourgeoisie industrielle et prolétariat est parfaitement juste. Mais il ne voit pas qu’il y a une oligarchie financière qui représente précisément l’intérêt opposé à ces deux forces, car elle est au contraire d’elles malthusienne, et craint de perdre son pouvoir si se développe toujours cette « plus grande activité possible de travail et d’esprit ».

Pour cette raison, il croit, à tort, que l’entente entre les capitalistes pour supprimer la concurrence sera productiviste et donc meilleure que la concur¬rence, qui signifie « la ruine, la guerre entre les capitalistes ». Son erreur n’est jamais si claire que dans un article peu connu et, chose caractéristique, consacré à Saint-Simon, sur lequel Jaurès se trompe en estimant ses idées, bien que toute sa conception du monde soit à l’exact opposé de celle du père du positivisme. Jaurès, en 1903, met en avant le rôle pacifique des grandes banques qui prennent l’initiative de l’organisation des trusts, pour « empêcher les capitalistes de se ruiner mutuellement ». Il écrit donc, dans son article Sur la Doctrine saint¬simonienne paru dans La Revue Socialiste en 1903 : « Mais, comment cette organisation de trusts a-t-elle été possible, comment toutes ces maisons indus¬trielles rivales ont-elles pu s’entendre, comment ont-elles pu se grouper en une sorte de syndicat unique et de comptoir unique ? C’est, citoyens, l’exemple de l’Amérique qui nous le prouve, par l’intermédiaire des banques : ce sont les grands banquiers qui faisaient des affaires avec chacune de ces maisons indus¬trielles, qui leur ont dit : permettez, la guerre que vous vous livrez les uns aux autres, c’est nous banquiers, qui finirons par en faire les frais, si vous vous ruinez les uns les autres, nous ne pourrons plus recouvrer les créances que nous avons sur les uns ou sur les autres. Et bien, nous connaissons vos affaires, nous savons quel est le chiffre de production de chacune de vos maisons, nous savons quel est le bénéfice approximatif de chacune d’elles.

« Nous allons vous dire à quel chiffre d’actions vous devez évaluer la valeur de chacun de vos établissements, nous savons et nous allons vous dire quelle doit être la production normale, annuelle de chacun de vos établissements, c’est nous, banquiers, qui devenons ainsi les initiateurs et les organisateurs des trusts, les régulateurs de la production quant à la quantité et quant aux prix. »

Jaurès commet, à partir de cette analyse, l’erreur fondamentale de croire que les bénéficiaires de la concentration du capital, les banques et les milliardaires, sont nécessairement attachés à la paix car « le produit colossal des forces colossales » qu’ils contrôlent n’a pas intérêt à être détruit. Egaré par la démarche saint-simonienne, il fera donc une certaine confiance au « capitalisme financier organisé ».

Ainsi, lorsqu’il fera appel à l’arbitrage de la force pacificatrice de l’Amérique -par exemple en 1911, devant le Comité France-Amérique-contre la « folie qu’a l’Europe de se déchirer et de se diviser », ce sera à travers les « milliardaires philanthropes », les Rockefeller, les Morgan et surtout les plus actifs d’entre eux dans l’Europe d’alors, les Carnegie.

Il s’agit là d’une erreur fondamentale et terrible dans ses conséquences, puisqu’elle condamnera Jaurès à tenter d’obtenir le soutien, dans son combat pour la paix, de ceux qui créaient les conditions de la guerre. En effet, c’est la famille Carnegie elle-même qui invita, dans la seconde moitié duXIXème siècle, Herbert Spencer à visiter les Etats-Unis et à y proposer sa doctrine ! A partir de là, les élites américaines furent gagnées aux conceptions du social-darwinisme britannique, d’autant plus que l’assassinat de Lincoln avait éliminé le seul homme d’Etat d’envergure susceptible de s’y opposer (l’assassin de Lincoln, John Wilkes Booth, ayant été lui-même manipulé par des intérêts financiers britanniques). Ensuite, le banquier JP Morgan ainsi qu’Ernst Cassel (banquier personnel du roi Edouard VII) et ses partenaires Max, Paul et Félix Warburg implantèrent en Amérique les méthodes et les moeurs de la City, et donc du libéralisme prédateur qui fut la matrice de la Grande Guerre. Jaurès, enfin, ne comprit pas le combat qui opposa, dans l’histoire américaine du XIXème siècle, les « Whigs » partisans d’un développement industriel (Henry Clay, Henry et Mathew Carey, Abraham Lincoln, William Elder) aux libre-échangistes favo¬rables au système financier britannique (August Belmont, David Ames Wells, John Stuart Mill...).

Cette erreur de Jaurès nous conduit à deux remarques.

Premièrement, une relecture de l’histoire américaine s’impose pour tout Européen voulant savoir à qui il s’adresse en Amérique. La différence entre l’époque de Jaurès et la nôtre, c’est que cette relecture systématique existe aujourd’hui, d’un point de vue opposé à celui de l’école financière et darwiniste anglaise. Il s’agit de celle de M. Lyndon LaRouche et de ses amis, au départ inspirés par une démarche similaire à celle de Jaurès, c’est-à-dire leibnizienne, et qui ont étendu sa portée (c£ Treason in America, par Anton Chaitkin, et The Civil War and The American System, America’s battle with Britain, 1860-1876 par Allen Salisbury).

Deuxièmement, en ce qui concerne la question économique fondamentale sur laquelle Jaurès s’est trompé, l’autre grande figure du mouvement socialiste venait de comprendre, juste avant la Grande Guerre, le point fondamental qui avait échappé à celui-ci. C’est en effet en 1913 que Rosa Luxembourg fit publier L’Accumulation du Capital, dans lequel elle élabore la notion de « capital fictif », accumulation d’une forme de « capital » ne correspondant pas à la création de richesse dans l’économie physique. Elle comprend ainsi que cette usure, que Jaurès dénonçait en termes généraux a le visage précis de la concentration financière.

L’ampleur et la générosité de vues de Jaurès, la compréhension économique de Rosa Luxembourg : eussent-ils vécu, la combinaison de leurs interventions aurait pu faire prendre au mouvement ouvrier de ces années-là un autre visage. C’est pourquoi, nous en sommes convaincus, l’oligarchie trouva des bras pour les faire assassiner.

Aujourd’hui, la Russie dérive vers une Troisième Rome militaro-orthodoxe et l’oligarchie anglo-américaine tente d’imposer sa gestion de la contraction économique mondiale à partir du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Au nom de Jaurès, au nom aussi de Rosa Luxembourg, notre devoir est de nous battre de toutes nos forces contre elles.

La beauté

Une grande espérance, celle d’une grande querelle à engager, nous appelle aujourd’hui au fond de nous-mêmes : Bosnie, Afrique, exclusion... Cependant, trop souvent nous autres Européens ne savons pas exactement comment répondre à cet appel, ou bien ne pouvons pas tout à fait le ressentir concrète¬ment, au niveau de son effet quotidien sur nos propres existences. C’est alors le moment d’évoquer la vie et l’œuvre de Jean Jaurès. Car Jaurès portait toujours en lui-même cet enthousiasme qui bouscule et élève. Entendons-le encore une fois, en 1895, dire qu’il « n’y a pas de vérité sacrée ; qu’aucune puissance, aucun dogme ne doivent limiter la perpétuelle recherche de la race humaine ». Dans l’action, dans son rapport aux grandes oeuvres du passé, les horizons de Jaurès ne cessaient de s’élargir : c’est cela qui fait la beauté et la passion d’une vie, d’un engagement à la dimension de ceux qui sont aujourd’hui aussi nécessaires.

L’essence de la créativité est cette passion : il faut être passionné pour découvrir, et même simplement pour arriver à un résultat en quelque chose. Jaurès nous fait retrouver, souvent dans une de ses métaphores, cette créativité dont nous avons tous fait l’expérience un jour, enfants. Nous avons tous un jour redécouvert ces principes très simples, établis très, très longtemps avant nous-mêmes ; et lorsque, enfants, nous avons fait l’expérience de leur redécouverte, nous avons ressenti une soudaine joie : l’amour pour nous-mêmes et pour le monde nous entourant qui accompagne la découverte, le rayon de lumière de la créativité.

Cette émotion, ce type de passion profonde est indispensable à la créativité et à l’exercice du jugement moral dans tous les domaines de l’activité et de la connaissance humaines. On ne peut apprendre « objectivement » la science, « objectivement » l’économie, « objectivement » l’action politique, car qui nous dirait alors ce que nous voulons, ce que nous devons accomplir ? Nous pourrions nous dire à nous-mêmes : « Je peux, donc je dois faire ceci ou cela. C’est la chose à faire aujourd’hui ». Mais qu’est-ce qui nous inciterait à forcer la science physique ou économique à produire ce résultat ?

Il doit y avoir une volonté, forte et passionnée, de le réaliser. D’où vient cette passion, cette qualité de passion qui est toujours attachée au bien ? De la beauté, de la vivante expérience de ces « fonctions harmoniques » dont parle Jaurès, de l’art qui dans le principe de sa composition donne une forme à l’élaboration du bien, un sens esthétique rigoureux du juste et de l’erroné, de la beauté et de la laideur au plus profond de nous-mêmes.

Nous ne pouvons faire ce que nous devons faire, mettre les sciences physiques et l’économie politique au service de l’humanité, si nous ne vivons pas, si nous ne nous ressourçons pas dans le principe esthétique, dans la beauté. La condition de l’ennoblissement de notre caractère, de sa disposition à créer, se trouve dans cette éducation esthétique. Ce n’est pas éprouver une émotion sensuelle immédiate, sans perspective de raison ; c’est une sorte de profonde joie centrée sur la composition suivant des principes légitimes, sur l’ordonnancement dans la créativité. Voilà la source de la force morale, qui nous permet de faire ce que nous devons faire, car nous apprenons à nous aimer et à nous respecter nous-mêmes, à aimer et à respecter les autres, dans le constant effort de découverte, en reproduisant en nous-mêmes dans le rapport à la beauté ce qu’éprouva l’enfant comme par jeu dans sa première découverte et ce qu’éprou¬vèrent nos prédécesseurs qui découvrirent, ce sens de satisfaction et en même temps de puissance généreuse, d’aspiration toujours croissante.

Tous ceux qui ont connu ou qui connaîtront Jaurès un jour ont senti et sentiront cette puissance qui irradiait de lui-même. C’est en cela, au-delà de tel ou tel élément particulier de sa vie ou de son oeuvre, de sa faiblesse même que nous avons relevée, qu’il doit être pour nous source d’inspiration.
Dans cette France triste et sombre de la fin du XIXème siècle, au sein du morne positivisme qui paralysait chaque enfant en lui-même et conduisait le pays tout entier sur les chemins mortels du chauvinisme, Jaurès représente un rayon de beauté.

La terrible laideur qui s’acharna contre lui, des Jouvenel aux Sorel, des Maurras aux Daudet et aux Barrès, trouva son sommet dans la haine pathologique d’Alexandre Zévaés, le guesdiste bakouninien qui, non content d’avoir fait acquitter son assassin, écrivit trois fois la biographie de Jaurès pour la dénaturer selon la nécessité historique de ses maîtres du moment.

L’on ne sait trop ce qui est pire : cet acharnement destructeur, ou la médiocrité dans laquelle tentent de l’envelopper ceux qui se prétendent ses amis. Lisons-le, dans l’original et non dans des morceaux choisis. Nous savons alors qu’il nous demande simplement de devenir à notre tour « créateurs du monde sensible », élevant la nature dans une oeuvre de beauté qui, bien que formellement finie, est toujours objet de joie infinie. Cet horizon nous est plus que jamais nécessaire, ici et maintenant, face à l’égoïsme et au conformisme qui nous cernent, avec, à nouveau, un terrible goût d’avant-guerre.