Le dessalement de l’eau par le nucléaire

mardi 28 août 2007, par Benoit Chalifoux

[sommaire]

L’eau douce représente environ 3 % des réserves mondiales d’eau, soit quelque 35 millions de km3. Une bonne partie de celle-ci est cependant retenue dans les calottes polaires, les glaciers ou dans des aquifères inatteignables, ce qui signifie que seuls 40 000 à 45 000 km3 sont réellement exploitables par l’homme sur une base annuelle. De plus, ces réserves d’eau sont très inégalement réparties sur l’ensemble du globe, puisque moins de dix pays se partagent 60 % de cette manne, tandis que vingt-neuf autres, principalement en Afrique et au Moyen-Orient, sont au contraire confrontés à une pénurie chronique d’eau douce.

Répartition des réserves d’eau mondiales
RéservesVolume en km3en %
Océans 1 338 000 000 96,5
Eaux salées souterraines 12 870 000 0,94
Eaux douces souterraines 10 530 000 0,76
Humidité du sol 165 000 0,001
Glace, neiges 24 364 100 1,766
Lacs d’eau
salée
85 400 0,006
Lacs d’eau douce 91 000 0,007
Marais 11 500 0,0008
Cours d’eau 2 100 0,0002
Organismes vivants 1 100 0,0001
Atmosphère 12 900 0,001

Face à ces ressources limitées, l’augmentation de la demande ne cesse de croître, en raison du développement économique et social, de l’amélioration du niveau de vie ainsi que de la croissance démographique. A cause de ce rationnement en eau potable, des centaines de millions de femmes et d’enfants sont condamnés à une quête quotidienne de l’eau : on estime qu’environ 1,4 milliard d’êtres humains ne disposent pas d’eau propre à la consommation. Cette rareté est une réelle limite à la production de nourriture et elle réduit la population des régions arides à la pauvreté, donc au sousdéveloppement.

Pourtant, une solution à ces problèmes existe déjà : le dessalement de l’eau de mer. Grâce aux technologies de dessalement, non seulement les océans deviennent exploitables pour les régions côtières mais, de plus, une partie significative des 13 millions de km3 d’eau salée ou saumâtre souterraine devient accessible à l’homme, notamment pour le développement des régions enclavées au cœur des grandes masses continentales.

Les techniques de dessalement

Unité de dessalement de Ashkelon sur le côte méditerranéenne d’Israël.

Le dessalement est aujourd’hui arrivé à maturité industrielle et ne présente plus aucune difficulté technique, les deux procédés les plus couramment utilisés étant la distillation et l’osmose inverse. La distillation consiste à évaporer l’eau de mer, soit en utilisant la chaleur des rayons solaires, soit en la chauffant dans une chaudière.

Seules les molécules d’eau s’échappent tandis que les sels dissous ainsi que toutes les autres substances non volatiles contenues dans l’eau de mer restent dans la saumure concentrée. Il suffit alors de condenser la vapeur d’eau ainsi obtenue et y adjoindre des sels pour fournir une eau douce consommable.

L’osmose inverse nécessite, quant à elle, de traiter au préalable l’eau de mer en la filtrant et en la désinfectant afin de la débarrasser des éléments en suspension et des micro-organismes qu’elle contient. Le procédé consiste ensuite à appliquer à cette eau salée une pression suffisante pour la faire passer à travers une membrane semi-perméable : seules les molécules d’eau traversent, fournissant ainsi une eau douce potable. Ce procédé fonctionne habituellement à température ambiante, il ne nécessite pas de changement de phase de l’eau traitée.

L’inconvénient majeur de ces systèmes est qu’ils sont très coûteux en énergie. Les installations sont peu rentables car les quantités d’énergie nécessaires au chauffage ou à la compression de l’eau sont trop élevées et les volumes produits trop faibles.

L’utilisation du dessalement pour la production d’eau potable reste donc encore très marginale. Seuls certains pays ne disposant que de très faibles ressources en eau douce, mais suffisamment riches comme le Koweït et l’Arabie saoudite, utilisent le dessalement de l’eau de mer pour produire de l’eau douce destinée à la consommation humaine. La capacité mondiale de dessalement est actuellement de l’ordre de 30 millions de mètres cube par jour avec 12 000 stations dont la moitié se situe au Moyen-Orient. La station la plus grande produit 454 000 m3 d’eau par jour. Néanmoins, même s’ils ont tendance à baisser, les coûts restent prohibitifs, nécessitant en moyenne un investissement trois à quatre fois plus élevé que l’approvisionnement issu de ressources naturelles. A titre d’exemple, les pays du Golfe ont déjà dépensé plus de 100 milliards de dollars pour la construction et l’entretien d’usines de dessalement et, en Libye, on fait pousser du blé à huit fois le cours mondial.

Les promesses du nucléaire

Mais la situation évolue rapidement. Avec les progrès récents accomplis dans les techniques du dessalement, celui-ci est appelé à se propager rapidement dans les années à venir. Les coûts de dessalement proprement dits ont beaucoup diminué au cours des dix dernières années. Ils sont passés de 3-4 $/m3 il y a dix ans, à de 1,5 - 2,5 $/m3 il y a cinq ans, pour s’établir dans la fourchette 0,40-0,80 $/m3 aujourd’hui.

La ville d’Aktau, Kazakhstan (170 000 habitants), construite en 1963 par les soviétiques pour l’exploitation de pétrole et de gaz, est située sur la mer Caspienne, à l’extrémité est du plateau désertique d’Oustourt. Sa seule ressource en eau potable est l’eau de la Caspienne, qui doit être dessalée. Elle a été en 1972 la première ville du monde à accueillir une centrale de dessalement par le nucléaire. Le surgénérateur a fonctionné jusqu’à sa fermeture en 1999.

L’énergie nucléaire, quant à elle, devrait pouvoir émerger, dans un avenir pas trop lointain, comme une importante source de puissance pour le dessalement. Encore marginaux aujourd’hui, les succès historiques des expériences menées dans le domaine du dessalement nucléaire au Kazakhstan et au Japon ont prouvé la faisabilité de cette approche. Le BN-350, réacteur à neutrons rapides construit à Aktau, Kazakhstan, a fonctionné durant vingt-sept ans, produisant 135 MW d’électricité et 80 000 m3 d’eau potable par jour. Soixante pourcent de l’énergie qui en était issue servait à produire de la chaleur et à dessaler de l’eau de mer.

Au Japon, une dizaine de petites stations de dessalement couplées à des réacteurs à eau pressurisée (PWR), initialement prévus pour générer de l’électricité, permettent également de produire depuis quelques années 1000 à 3000 m3 d’eau douce par jour. Le Programme d’identification des options concernant la démonstration du dessalement par le nucléaire de l’AIEA, ainsi que le Symposium international sur le dessalement nucléaire de l’eau de mer qui s’est tenu en Corée du sud en 1997, ont donné une forte impulsion aux programmes nationaux et interrégionaux pour le dessalement nucléaire. Parallèlement, l’AIEA a organisé en 2001, au Caire, un séminaire sur le fort potentiel des petits et moyens réacteurs nucléaires pour la cogénération d’électricité et d’eau potable. Une autre conférence internationale, organisée à Marrakech en octobre 2002 a confirmé les grandes possibilités qu’offre le dessalement de l’eau par le nucléaire.

Ainsi, une fois bien rodé, il permettra de réduire encore les coûts et nous donnera l’assurance, le jour où ce processus fournira un pourcentage significatif de l’eau consommée dans le monde, d’un approvisionnement en combustible sécurisé pour plusieurs générations.

Les programmes en cours

Des programmes de développement de réacteurs nucléaires dédiés au dessalement sont actuellement en cours. Les filières les plus évidentes sont celles qui ont été conçues pour la production de chaleur pour le chauffage urbain, notamment en Russie. On trouve dans cette catégorie deux nouveaux réacteurs modérés à l’eau bouillante, le VK-300 russe et le Nuclear Heating Reactor chinois (NHR-200). Ces réacteurs, que l’on pourrait qualifier d’ »urbains », ont été conçus, en raison de leur présence près des villes pour le chauffage des habitations, sur la base d’une multitude de caractéristiques de sécurité intrinsèque et passive. Les deux modèles sont prévus pour fonctionner en cogénération, c’est-à-dire pour la production simultanée d’électricité et d’eau douce (et même, si on le désire, d’un surplus de chaleur pour le chauffage).

Une partie de la chaleur peut par conséquent être extraite sous forme de vapeur pour être ensuite canalisée, par l’intermédiaire d’un circuit supplémentaire, vers une usine de dessalement. On parle dans ce cas de couplage direct, car la chaleur est directement utilisée pour le dessalement, sans avoir été au préalable convertie en électricité. La méthode de dessalement la plus appropriée dans ce cas est celle de la distillation, plus particulièrement la distillation à effets multiples (Multi-Effect Distillation ou MED). Une centrale composée de deux unités VK-300 permettrait de produire, en plus de 357 MW d’électricité, 300 000 m3 d’eau douce par jour. Le NHR-200 chinois, en construction dans la ville de Yantai (dont la mise en activité est prévue en 2007) devrait produire 160 000 m3 d’eau potable par jour. Un projet est également à l’étude au Maroc, pour l’implantation d’un réacteur NHR-10 dans un premier temps (pour une production de 8 000 m3/jour) puis d’un réacteur NHR-200 devant lui aussi produire 160 000 m3/jour.

Le Nuclear Heating Reactor chinois, couplé à une usine de dessalement par distillation.

Un autre projet est le couplage du réacteur canadien à eau lourde sous pression Candu 6, d’une puissance d’environ 700MWe, aux usines de dessalement développées par la société canadienne Candesal, qui est à l’origine du concept de préchauffage de l’eau salée avant son traitement par osmose inverse. En effet, le préchauffage jusqu’à une température de 40°C permet d’améliorer de plus de 10 % le rendement de ce processus, que l’on faisait fonctionner auparavant à température ambiante. La plus grande endurance acquise depuis une dizaine d’années par les membranes utilisées dans le traitement par osmose inverse leur permet de fonctionner à une température plus élevée. Ce concept a déjà été intégré dans plusieurs autres projets partout dans le monde. Mis à part toutefois le préchauffage de l’eau de mer, la chaleur du réacteur nucléaire n’est pas dans ce cas directement utilisée pour le dessalement, mais une partie de l’électricité qu’il produit est consacrée au traitement par osmose inverse.

Candesal travaille aussi, en collaboration avec des homologues russes, à la mise au point d’un système de dessalement nucléaire flottant, qui permettrait d’assurer l’approvisionnement en eau potable et en électricité à des coûts économiques et de répondre ainsi aux besoins des pays en développement, sans qu’il soit nécessaire d’effectuer pour autant des investissements en infrastructure importants. Ce système est basé sur l’utilisation d’une paire de réacteurs KLT-40C dérivés des réacteurs utilisés par les Russes pour la propulsion de leurs brises-glaces nucléaires depuis des décennies. Deux unités de 148 MW (th) permettraient de produire en mode distillation 80 000 m3/jour, en plus de l’électricité produite. Elles peuvent aussi fonctionner en mode osmose inverse. Le port de Severodvinsk, dans la région d’Arkhangelsk, au nord de la Sibérie, est pressenti pour accueillir la première usine pilote d’ici quelques années.

Un autre projet très intéressant nous amène dans le domaine des réacteurs à haute température. Il s’agit du réacteur à lit de boulets (Peeble Bed Modular Reactor, PBMR) développé en Afrique du Sud, dont la construction devrait débuter en 2007. Ce réacteur, refroidi à l’hélium et fonctionnant à une température de 900°C, peut être couplé aux deux types d’usines de dessalement avec des résultats intéressants. Dans le processus à osmose inverse, l’eau de mer issue du circuit de refroidissement final du réacteur sort exactement à la température optimale (40°C) pour subir le traitement de dessalement. Une partie de l’électricité produite par le réacteur est, dans ce cas, utilisée pour actionner les pompes à haute pression liées au processus d’osmose inverse.

Dans le cas de la distillation à effets multiples, une légère modification dans le circuit de refroidissement du réacteur nous permet d’extraire l’eau de mer du circuit final à une température de 80°C, suffisante pour ce processus de dessalement. La capacité du PBMR est de 78 000 m3/jour en mode osmose inverse et de 10 800 m3/jour en mode distillation. La quantité d’électricité supplémentaire n’est pas la même pour les deux modes.

Parmi les nombreux autres projets, soulignons la Corée du Sud, qui a développé un réacteur, le SMART (330 MWth), pour la cogénération d’eau et d’électricité. L’Argentine travaille quant à elle sur son CAREM-25, un réacteur d’une puissance de 100 MW thermiques. L’Egypte a complété une étude de faisabilité pour le site d’El-Dabaa et a signé un accord au début de l’année 2005 avec la Russie. Le Pakistan construit actuellement une centrale plus importante que celle qui existe déjà à Kanupp et qui pourra produire 4800 m3 d’eau par jour.

L’Inde vient de terminer la construction d’une usine de démonstration sur le site nucléaire de Kalpakkam, près de Madras, couplée à deux réacteurs nucléaires à eau lourde pressurisée d’une puissance de 170 MWe chacun. Cette usine, capable de produire jusqu’à 6300 m3/jour, fonctionne en mode hybride. L’ensemble est déjà en fonctionnement depuis plusieurs mois, mais a subi une interruption de quelques jours après le tsunami de décembre 2004.

Le dessalement nucléaire est donc en passe de devenir une réalité. Après une décennie d’études génériques, on est passé à la sélection de sites spécifiques, puis récemment à la construction de plusieurs usines de démonstration, la plupart devant entrer en opération d’ici quelques années. Une étude conduite par Eurodesal, à laquelle a participé la France, a d’ailleurs confirmé que le dessalement nucléaire peut être entre 7 et 60 % moins cher que les autres modes de production, un chiffre qui varie en fonction de certains facteurs comme le prix des combustibles fossiles et la capacité de dessalement.

Hycham Basta et Benoit Chalifoux