Les racines symbolistes des « Killer Games »

jeudi 20 décembre 2007, par Karel Vereycken

Par Karel Vereycken

Le nombre croissant de massacres commis par des adolescents et jeunes adultes « happés » par les univers persistant véhiculés par des jeux vidéo dont la violence et la perversion ne cessent de croître nous porte à regarder de plus prêt les origines de cette cyberculture.

La plus grande tromperie des Killer Games c’est précisément qu’ils font croire aux joueurs et aux parents des joueurs, qu’il ne s’agit que d’un simple jeu. Une fois établi ce « fait », notre cerveau tend à renoncer à toute enquête sérieuse sur le sens explicit ou non, et encore moins des « valeurs », véhiculées par le jeu. Beaucoup d’adeptes des jeux, y compris les plus violents, nous ont confiés qu’en réalité, il ne s’intéressaient qu’à « l’environnement graphique » de leur jouet.

Si nous sommes loin d’avoir tous les éléments en main, voici quelques pistes intéressantes pour mieux comprendre la genèse des images qui finissent par créer une telle fascination dans les esprits qu’on estime que le nombre cyberdrogués a dépassé les 10 000 en France.

Les racines symbolistes

Derrière la pseudo dérision de cette « culture de la mort », tout enquêteur honnête, ayant une connaissance rudimentaire de l’histoire de l’art, reconnaît sans grande peine un remake du courant culturel qui ruina la fin du 19ème siècle : ce symbolisme dont la démarche se résumait souvent au culte de la mort et du plaisir, incarné par l’image de la femme fatale, l’évasion dans l’érotisme ou l’exaltation de l’ailleurs onirique et oriental.

Ce motif symboliste du couple eros (sexe) et thanatos (mort) provient directement des doctrines ésotériques et anti-chrétiennes n’excluant pas les sacrifices humains. Si Mme Blavatsky et ses théosophes prônaient la mise à mort du judéo-christianisme en faveur des vertus « femelles » de religions anti-prométhéennes, la montée du fascisme nécessitait la valorisation de symboles hautement plus virils et plus guerriers.

Aujourd’hui, l’on reconnaît volontiers l’influence de la Théosophie sur un des pères fondateurs de l’abstrait lyrique, le peintre russe Wassily Kandinsky ou le cubiste hollandais Piet Mondrian. Si l’on admet aussi sans problème l’influence des Rose-croix sur le cercle post-impressionniste des « Nabis » (Paul Sérusier, Pierre Bonnard, Maurice Denis et même Aristide Maillol) et autres précurseurs de l’art moderne, l’influence du symbolisme sur l’art réaliste fantastique digital reste largement ignoré.

De la science-fiction au Killer games en passant par les films d’horreurs

Avant l’apparition du business des jeux électroniques, tout cette imagination saugrenue se donnait rendez-vous dans la littérature de science-fiction et les films d’horreur avec des résultats parfois tout aussi dévastateur.

Scène du film Scream.

Rappelons que le 3 juin 2002, en Loire Atlantique, un adolescent de 17 ans portant le masque du tueur anonyme du film d’horreur de Wes Craven Scream de 1996 a massacré une jeune fille de 15 ans.

Edvard Miche, Le cri.

Le masque du film reprend en détail la tête peinte par le peintre symboliste norvégien Edvard Munch dans son œuvre Le cri de 1893. Un texte du journal de Munch à l’époque décrit la genèse de l’œuvre : « Je suivait un chemin accompagné de deux amis ; le soleil se couchait ; je sentais une brise de mélancolie ; soudainement le ciel devenait rouge sang ; je me suis arrêté pour me reposer contre la clôture ; mortellement fatigué ; fixant les nuages enflammés qui étaient suspendu comme du sang et une épée au-dessus du fjord bleu et la ville ; mes amis continuaient leur chemin ; j’étais là, tremblant d’angoisse ; et je ressentais un grand cri, infini, traverser la nature. »

Au-delà de l’anecdote, constatons que Munch n’était pas une victime innocente. Affirmant que «  l’ironie est la politesse du désespoir  », il nous montre dans sa lithographie Madone de 1902, la puissance séductrice de la femme fatale entourée d’une frise où courent en vain de frétillants spermatozoïdes tandis que dans le coin gauche un avorton lève un regard suppliant vers sa déesse, variation du motif d’eros/thanatos.

Kill Bill

Affiche du film Kill Bill

Ce motif fait toujours recette. Pour rester dans le domaine cinématographique, il est à noter que le rôle attribué à Uma Thurman dans le film de Quentin Tarantino Kill Bill sorti en 2003 est également construit sur un scénario permettant de faire passer ces valeurs du symbolisme fascisant.

Dans ce film, des assassins surgissent et tirent impitoyablement et sans raison sur toutes les personnes présentes lors de la répétition d’une cérémonie de mariage à El Paso au Texas. La mariée (Uma Thurman), qui est enceinte lors de la tuerie survit.

Ancienne tueuse à gages, elle se fixe comme seul but de se venger en tuant ses anciens complices y compris le père de son enfant. Résultat : un film « d’actions » (arts martiaux à gogo) où se mélange le sang des méchants à la beauté de l’actrice grâce à des mises à mort à coups de sabre.

La vengeance est une valeur moderne et la formule eut un tel résultat commercial que Kill Bill 2 et Kill Bill 3 furent rapidement commercialisés.

Jacek Malszewski, Thanatos I, 1898.
Franz von Stück, Le péché.

Si le symboliste français Gustave Moreau (précepteur de Matisse) habillait sa fascination pour la mort de mystères plus énigmatiques, comme dans son œuvre Jupiter et Sémélé, ce thème de la femme fatale fut largement développé par des artistes symbolistes, tel que le munichois Franz von Stück (Le péché, 1893 ; Le baiser du sphinx, 1895) ou le belge Ferdinand Khnopf (Le sphinx,1896).

Mais c’est sans doute le peintre polonais Jacek Malszewski, qui nous rapproche peut-être le plus du style en vogue dans l’art digital aujourd’hui.

Dans son Thanatos I de 1898, la mort ailée (une jeune femme) affûte sa faux. Le vieil homme qui demeure dans le manoir visible sur l’arrière plan accourt au bruit. Enthousiasmé, il va vers une mort certaine.

Heavenly Sword

Regardons maintenant le scénario de Heavenly Sword, un jeu vidéo d’action, développé par Ninja Theory et édité par Sony pour sa PlayStation 3, lancé en septembre 2007 et affichant des profits fulgurants 941 % en un an.

Narika, dans le jeu Heavenly Sword.

Le joueur s’y identifie avec Nariko, une jolie femme à la longue crinière rouge qui part elle aussi en quête de vengeance contre un roi et son armée pour avoir malmené son clan.

Equipée d’une énorme épée divine, « une lame aussi puissante que divine », Nariko n’a que quelques heures pour accomplir sa tâche.

Car l’arme, forgé il y a des siècles, fut conçue pour un dieu. Mais, n’étant qu’humaine, l’énergie vitale de Nariko est aspirée par l’épée, l’affaiblissant à chaque coup porté.

Une fois de plus, la valeur centrale est la vengeance et le besoin de faire couler le sang à temps avant que s’impose le destin fatal de sa propre mort. La psychologie du terroriste kamikaze, celui de tuer un maximum avant de périr, est omniprésente.

La figure apparaît comme un mélange entre Lara Croft de Tomb Raider, Uma Thurman dans Kill Bill, arrosé de scènes ennuyeuses et banales de Kung Fu. La ressemblance entre les cheveux rouges de Nariki et les fleuves de sang rouge visent à esthétiser la violence.

Le livre d’Isabella Santacroce, Dark Demonia.

L’artiste digital à l’origine de cette imagerie maladive est le jeune génois Alessandri Taini qui signe Talexi. Il semble, selon ses productions et sa page MySpace, un fervent admirateur de l’écrivain pervers italien et femme fatale Isabella Santacroce qui exhibe sa fesse droite sur sa page MySpace.

On ne connaît rien de cette personne, à part son association avec les Giovani Cannibali (jeunes cannibales), un mouvement littéraire des années 90 qui donna naissance en Italie à un mouvement philosophique et littéraire, le Nevroromanticismo, qui vise à exprimer le désarroi de l’existence.

Son œuvre se concentre sur l’amour dans tous ses états, y compris celui qui conduit inexorablement à la mort. Dans un livre, elle affirme que la famille n’est qu’un « carnaval horrible » qui ne mérite que la mort. Une série d’œuvres « personnelles » de Talexi, Dark Demonia et Frost Flower, inspiré par des écrits névroromantiques de Santacroce, ne montrent que désolation, bains de sang et avortons métastasés.

Le triangle d’or

Le triangle d’or : de gauche à droite, Dali, Fuchs et le sculpteur personnel d’Hitler Arno Breker.

La figure clef qui forme un pont reliant les symbolistes du début du siècle, l’art nazi, le modernisme et le réalisme fantastique qui domine l’environnement graphique des jeux vidéo d’aujourd’hui est le peintre mystique Ernst Fuchs. Né en 1930, cette « artiste visionnaire » est aussi graphiste, graveur, architecte, concepteur de décors, poète et compositeur. Il fut un des fondateurs, avec d’autres élèves de Albert Paris Gütersloh, de l’école viennoise du réalisme fantastique inspiré par le symboliste Gustav Klimt et autres symbolistes.

Fuchs est le dernier survivant de ce qu’on a appelé « le triangle d’or », c’est-à-dire les trois artistes dont l’œuvre domine le siècle présent : Salvador Dali, Arno Breker et Ernst Fuchs. En réalité, ce triangle d’or n’est rien d’autre que l’extension du « cercle intime » d’Adolf Hitler.

Ernst Fuchs, Dédale et la nymphe, 1978.

Etudiant les techniques classiques des grands maîtres, Fuchs fut adopté après la guerre par le sculpteur personnel d’Adolf Hitler, Arno Breker.

Dans son Journal (1942/1945) qui couvre la période d’occupation, Jean Cocteau se laisse dire en juin 42 par Arno Breker, parlant de Hitler : « Vous n’aurez jamais en face de vous un homme aussi sensible ». Arno Breker, ancien élève du symboliste proche des « Nabis », Maillol, est le sculpteur fétiche du régime nazi et le confident artistique de Hitler. Bien que cubiste en 1922, Breker fut l’auteur des statues hyperréalistes représentant la race supérieure germanique pour le stade de Berlin lors des jeux olympiques en 1936. On lui doit des statues monumentales représentant à merveille la boursouflure et le goût de vespasienne des dignitaires nazis.

Breker, intime d’Hitler et de Speer, était la coqueluche des élites parisiennes dans l’entre deux guerres et fut aussi, à part son amitié avec Jean Cocteau, l’ami de Salvador Dali et plus tard le protecteur d’Ernst Fuchs.

Fuchs déclarait lors des funérailles de Breker en 1991 que « Breker était un vrai prophète du beau dans l’art » et Breker affirmait que Fuchs s’était « illustré dans les années 70 et 80 par des oeuvres monumentales, aboutissement d’un inlassable travail créatif dédié à la sublimation passionnelle de la violence et de la mort. »

Hans Ruedi Giger avec un Alien.

Aujourd’hui, Fuchs est la référence principale pour tous ceux engagés dans le réalisme fantastique qui domine « l’art digital ». En Angleterre, la peintre Brigid Marlin a fondé en 1961 The Society for Art of Imagination, dont Fuchs et son adepte, le peintre suisse Hans Ruedi Giger, sont des membres honoraires. H.R.Giger s’est fait connaître au grand public pour avoir obtenu l’oscar des meilleurs effets spéciaux sur le film culte de SF et d’horreur de Ridley Scott en 1980 Alien le huitième passager.

Avec 80 millions de dollars de recette aux Etats-Unis (pour un budget de 11 millions seulement), 3 millions d’entrées en France, oscar des meilleurs effets spéciaux en 1980... Alien, le huitième passager connut un succès considérable.

Comme nous avons commencé à le documenter ici, en bâtissant sur l’héritage de Breker, Fuchs et Giger, l’industrie du jeu vidéo s’est érigée sur l’imaginaire malade qui a échoué à imposer le fascisme il y a trois générations et travaille durement pour sa victoire aujourd’hui, notamment à travers l’Ordre d’Alexandre le Grand.

Détail du tableau délirant de Pierre Peyrolle, Le festin d’Alexandre (1990). Il nous montre, de gauche à droite et assis derrière la statue d’Alexandre le Grand fait par Breker située sous la coupole du Panthéon de Rome : Alexandre de Villiers, l’ancien grand maitre de l’ordre l’écrivain français Roger Peyrefitte, l’éditeur de Breker Joe F. Bodenstein, Arno Breker, Salvador Dali et Ernst Fuchs.

Lecture complémentaire : Le problème du Symbolisme : voyage insolite aux origines de l’Art moderne.