La recherche du bonheur : une idée neuve pour l’Europe

lundi 1er décembre 2003, par Jacques Cheminade

[sommaire]

Discours de Jacques Cheminade prononcé le 7 décembre 2003 lors de l’Assemblée générale de Solidarité et Progrès.

Lyndon LaRouche a défini hier sa tâche comme celle « d’américaniser l’Europe », et en particulier la France. Je sais que beaucoup d’entre vous ont peut-être été choqués, heurtés ou vexés par cette affirmation, faute d’en comprendre pleinement la signification. Helga Zepp-LaRouche, de son côté, a défini l’agapê - l’amour à l’image de l’amour divin, qui, en français, évoque le repas en commun entre premiers chrétiens - comme l’état dans lequel on est plus heureux de ce qui arrive de bon à l’autre que de ce qui nous arrive à nous-mêmes. Quelque chose qui n’existait pas auparavant, hors de toute formule et de tout système, apparaît alors, un objet de beauté nous assurant que tout peut être changé en quelque chose de meilleur.

Eh bien, la vraie Amérique, celle des pères fondateurs, celle que la France a contribué à faire naître, porte en elle une idée d’agapê, et c’est en cela qu’elle doit être inspiratrice pour l’Europe qui, depuis le XIXème siècle, depuis les boucheries de Napoléon et des Première et Seconde Guerres mondiales, l’a rejetée - a oublié qu’elle la portait en elle.

J’ai retrouvé un texte de LaRouche, publié dans notre magazine américain EIR du 19 juillet 1996, qui exprime directement ce que je viens de dire :

L’essor et le maintien de l’Etat-nation républicain souverain, en tant qu’institution, exige la promotion de l’agapê comme aspect caractéristique de la relation entre tout individu et la société dans son ensemble. Il exige également l’extension de ce même principe à la définition des relations entre Etats-nations républicains souverains formant une communauté mondiale. Ainsi, l’agapê est l’élément principal de l’hypothèse sous-jacente à toutes les entreprises de la cause républicaine.

Ce qu’affirme ainsi LaRouche est l’aboutissement de l’histoire de la République américaine elle-même, inspirée - contrairement aux institutions de la Révolution française - par l’œuvre de Leibniz et de ses plus proches successeurs, Abraham Kästner, Rudolph Erich Raspe et, plus directement encore, Emmerich de Vattel. Je suis certain que ces noms ne vous sont pas familiers ; ils ne le sont pas non plus à l’immense majorité des Américains, qui ne sont pas conscients de leur propre histoire.

Ce que je veux faire ici rapidement, c’est vous faire prendre conscience de l’apport de ces hommes, c’est-à-dire de la graine unique qu’ils ont semée. C’est à la fois extrêmement important pour la France et pour l’Europe - pour la nécessité d’une véritable révolution républicaine en France et ailleurs - et pour l’Amérique elle-même qui, avec LaRouche et son mouvement, héritiers de Leibniz, Raspe, de Vattel, Benjamin Franklin et Alexander Hamilton, doit reprendre conscience elle aussi de ce qui l’a faite, de ce qu’elle est, conscience qu’aujourd’hui elle a perdue.

Eclairés par l’agapê, j’espère que vous pourrez ainsi prendre la mesure de notre double tâche, en Amérique et en Europe, qui est d’en faire renaître l’esprit. Notre double engagement - assurer que LaRouche puisse être élu président des Etats-Unis en 2004 et Cheney destitué bien avant, et orienter l’alliance franco-allemande vers un dessein plus universel en lui insufflant la jeunesse des artères et surtout des idées - apparaît ainsi dans l’unité qui la définit.

Pour ma tâche immédiate - celle qui est plus spécifiquement la mienne - de réveiller celle en qui de Gaulle voyait une fée de légendes et en qui je vois plutôt la belle au bois dormant, la France, je voudrais ici gagner votre aide et votre soutien en vous donnant le sens de ce que nous devons accomplir, de ce que nous apporte l’histoire de l’Etat-nation, celui de Louis XI, de Colbert, de l’Académie des sciences et de Carnot, ce dont nous sommes aujourd’hui dépourvus et que nous devons regagner pour être inspirés à agir.

La recherche du bonheur

Vous savez quelles sont les deux dates fondatrices des Etats-Unis d’Amérique :

  1. La Déclaration d’indépendance de 1776, qui définit les principes - les « droits inaliénables » - à « la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».
  2. Le Préambule de la Constitution américaine de 1789, qui porte le principe de General Welfare, le bien public, représenté par :
    • la souveraineté nationale ;
    • le service de tous ;
    • le service des générations à naître.

Ces deux textes sont le plus souvent mal connus ou mal interprétés, notamment en Europe. La « recherche du bonheur » n’est pas comprise comme l’expression concrète de l’idée d’agapê. Si je prends le dictionnaire français (le Petit Robert) je trouve, à « bonheur » : Chance, avec cette citation pour l’illustrer : « Il est célibataire. Il ne connaît pas son bonheur. » Ce n’est pas précisément un principe de reproduction humaine... Ensuite, état de conscience pleinement satisfaite, et enfin, réussite, succès.

C’est-à-dire que le mot « bonheur » se trouve, dans sa compréhension usuelle en France, écarté de sa source leibnizienne et pris dans les filets de son ennemi déclaré, le positiviste anglais John Locke. A partir de là, on a tout faux sur les Etats-Unis et la Révolution américaine. On a tout faux, également, si on part de là pour établir une république en France ou ailleurs. Le « bonheur » n’est pas, de ce point de vue, la joie de découvrir les lois de l’univers, par des actes sociaux de connaissance, mais un état de satisfaction purement individuel, obtenu en accaparant des biens.

Il faut donc, si l’on veut comprendre les sources de l’Amérique, ce qu’elles ont à nous donner, commencer par concevoir ce qu’est cette idée de « bonheur » associée à celle d’agapê, d’amour de notre espèce et de l’univers, la joie de les connaître mieux - comme « la grand-mère apprenant le chinois » dont nous parlait hier Helga Zepp-LaRouche.

Locke, dans son Essai sur l’entendement humain, considérait que « la connaissance de l’existence de toutes choses ne peut se faire que par la sensation ; ce n’est qu’en percevant qu’on peut se former une quelconque idée. » De ce point de vue bestial, l’esprit humain est uniquement constitué de certitudes apportées par les sens, ainsi que des plaisirs et des douleurs qui y sont associés. Pire encore que bestial, car l’homme doit abdiquer sa liberté pour se rabaisser au niveau de la bête.

Malheureusement, Jefferson, qui passe le plus souvent pour l’auteur de la Constitution américaine et de son Préambule, était un adepte de Locke, mais aussi de Newton et de Francis Bacon. Il écrit ainsi, dans une lettre à John Adams résumant ses conceptions :

Je sens, donc j’existe. Je sens d’autres corps qui ne sont pas moi. Je les appelle alors matière. Je les sens changer de place. ça me donne l’idée du mouvement. Lorsqu’il y a absence de matière, je l’appelle vide, ou rien, ou espace immatériel. Sur la base de la sensation, de la matière et du mouvement, on peut bâtir le fondement de toutes les certitudes dont on puisse disposer ou avoir besoin.

Dans cet univers animal ainsi défini, il ne peut y avoir place pour la loi naturelle - pour le droit naturel.

C’est pourquoi Jefferson, inspiré par Locke - et sans doute par un trop long séjour en France auprès des sensualistes - voulait introduire dans la Déclaration d’indépendance une référence à « la vie, la liberté et la propriété » - l’allégeance à la propriété, et non la recherche du bonheur.

La propriété en ce sens, celui de Locke et de son absurde formulation, a une origine qui peut être retracée jusqu’aux premiers âges de l’humanité, lorsque l’homme primitif cherchait des glands sous un arbre et les stockait. La propriété est donc ainsi un acte constitutif de la société et le produit du travail antérieur est une chose sacrée, qui ne peut être réglementé ni limité par la société.

Vous retrouvez ici le principe fondateur du libéralisme britannique, celui d’un animal humain pourvu de droits à posséder, y compris des serfs et des esclaves. Locke inspira d’ailleurs la Constitution d’Etats esclavagistes américains.

La « recherche du bonheur » indique - exprime - une conception du monde absolument opposée. Lorsque les délégués des premier et second Congrès continentaux américains se rassemblèrent, ce fut à Carpenters Hall, l’édifice qui abritait également la Library Company of Philadelphia - la bibliothèque de Philadelphie.

Deux points sont à souligner : Philadelphie, d’abord, la ville de Benjamin Franklin, porte un nom également utilisée par Leibniz dans sa proposition d’une « société philadelphique » - une société fondée sur le développement mutuel des connaissances. Ensuite, le directeur de cette bibliothèque rapporte que le livre le plus consulté par les délégués était la La loi des nations du Neuchâtelois Emmerich de Vattel.

L’apport de Vattel

La loi des nations, ou les principes du droit naturel appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, est un ouvrage d’abord publié en 1758 et traduit en anglais dès 1759. De nombreuses éditions ont été publiées en Angleterre au cours du XVIIIème siècle, qui ont été très lues dans les colonies américaines, de même d’ailleurs que l’original en français. Charles WF Dumas, un ardent défenseur de la cause américaine, a publié en 1774 une édition de la Loi des nations, avec des notes montrant comment l’ouvrage s’applique à la situation américaine.

C’est principalement à partir de cet ouvrage que, contre Jefferson, fut adopté le droit à la recherche du bonheur et non à la propriété.

Or, Emmerich de Vattel, dans sa Loi des nations, est entièrement inspiré par Leibniz. Il est aussi l’auteur, en 1741, d’un ouvrage intitulé Défense du système leibnizien, formulant et développant le principe de la loi naturelle.

« La recherche du bonheur » doit être ainsi vue comme le reflet, dans une vie terrestre, de l’agapê. Pour Vattel, l’homme ne peut vivre en concordance avec la nature qu’en développant ses pouvoirs créateurs en collaboration avec autrui ; ainsi une société qui ne développe pas l’agapê parmi ses membres s’autodétruit.

Le désir de bonheur, pour lui, est la principale source qui met l’homme en action. Et pour fonder une société heureuse, « il est nécessaire d’instruire le peuple sur la recherche de la félicité là où elle peut être trouvée, c’est-à-dire dans son propre perfectionnement, et de lui enseigner les moyens d’y parvenir ». La recherche du bonheur consiste donc à s’améliorer soi-même en améliorant l’existence des autres, en développant leurs capacités créatrices. Ainsi, souligne Vattel, « l’éducation de la jeunesse est l’une des affaires les plus importantes qui doit attirer l’attention du gouvernement. Elle ne doit pas être entièrement laissée aux familles. La manière la plus sûre de former des bons citoyens est de fonder de bons établissements d’enseignement public (...) et le premier devoir de la nation et de ses responsables est, pour procurer la félicité à leurs citoyens, de protéger les savants et les grands artistes, et de récompenser leurs mérites . »

Contre Locke, Vattel écrit :

Au contraire, si chaque homme dirige entièrement et complètement toutes ses pensées vers ses intérêts personnels, s’il ne fait rien pour le sort des autres hommes, toute l’espèce humaine se trouvera plongée dans le plus grand des malheurs. Efforçons-nous au contraire de promouvoir le bonheur général de notre espèce ; toute l’humanité, en retour, s’efforcera de promouvoir le nôtre, et ainsi nous établirons notre félicité sur des fondations plus solides.

Pour Vattel, contrairement à Locke, la propriété privée trouve son origine dans l’accroissement de la densité démographique, induite par le développement de l’agriculture. Alors que dans les activités prédatrices de cueillette et de chasse, le partage du territoire n’est pas un impératif absolu, dans le monde rural, où l’activité est plus intense sur un même territoire, il est un élément indispensable de l’organisation sociale. Vattel souligne - ce qui rappellera quelque chose à ceux qui connaissent LaRouche : « Si chaque nation avait, dès le commencement, résolu de s’approprier une vaste contrée, où les gens n’auraient vécu que de cueillette, de chasse et de pêche, notre globe terrestre ne serait pas suffisant pour maintenir une population égale au dixième de ses habitants actuels . »

Ici se trouve donc le principe leibnizien suivant lequel la réalité de l’homme, son identité, se trouve dans la transformation de la nature pour accroître sa capacité d’accueil - chaque technologie nouvelle permettant un accroissement supplémentaire et une forme de société plus solidaire. La société, selon Vattel, et contrairement au droit sacré de la propriété définie par Locke, a le droit de réguler la propriété privée pour assurer son développement d’ensemble.

A l’intérieur des nations, donc, le gouvernement doit être mis au service du développement des processus créateurs de chaque individu, de son amélioration, de son « bonheur ». La société organisée éprouve de l’amour pour chacun de ses membres, exprimé par l’éducation, la santé et la recherche. A l’extérieur, Vattel écrit que la première loi des relations entre nations que nous puissions découvrir est que « chaque nation individuelle est tenue de contribuer, dans toute la mesure de ses moyens et de ses pouvoirs, au bonheur et à la perfection de toutes les autres ».

La seconde loi dérive de la première :c’est le principe de souveraineté, souvent si mal compris en France. Vattel écrit : « Chaque nation doit pouvoir jouir paisiblement de cette liberté qu’elle a héritée de la nature. (...) Les nations, comme les individus, sont naturellement libres et indépendantes les unes des autres. » Ici, le rejet de toute forme de gouvernement mondial est particulièrement clair - car on ne peut faire le bonheur des autres malgré eux. Comme les êtres humains, les nations doivent s’organiser les unes les autres, en vue d’un futur meilleur, pour rendre justice aux réalisations du passé. « Il est impossible, souligne Vattel, que les nations puissent accomplir ensemble leur tâche commune si elles ne s’aiment pas les unes les autres . »

L’œuvre de Vattel, très connue aux XVIIIème et XIXème siècles, surtout en Amérique, a été l’objet d’une constante campagne de dénigrement au XXème siècle. L’on retrouve sa trace à travers les actes d’Alexander Hamilton et d’Abraham Lincoln, jusqu’à Lyndon LaRouche. Elle doit aujourd’hui nous inspirer pour changer la France - car elle est ce qui nous manque, comme vous le verrez cet après-midi dans l’intervention de Christine Bierre.

Il faut immédiatement ajouter qu’Emmerich de Vattel n’a pas été la seule influence leibnizienne sur la Révolution américaine. La Renaissance allemande du XVIIIème siècle - celle d’Abraham Kästner, de Moïse Mendelssohn et de Lessing, opposée aux « lumières » mortes françaises ou britanniques - a, elle aussi, transmis Leibniz aux révolutionnaires américains. Franklin, en particulier, qui imposa l’inclusion de la « recherche du bonheur » dans la Déclaration d’indépendance, avait participé en Europe à ce que l’on peut appeler l’offensive républicaine de 1765-1767.

En juillet 1766, lors de son voyage à Hanovre, Franklin rencontra Rudolf Erich Raspe. Très proche collaborateur d’Abraham Kästner, Raspe s’efforçait de faire connaître les manuscrits de Leibniz, dont il venait de publier, en 1765, Les Nouveaux essais sur l’entendement humain, la polémique la plus vive lancée par Leibniz contre Locke. Ce manuscrit avait été bloqué, pendant plus de cinquante ans, par la dynastie de Hanovre - les gros George (George I/George II/George III) - régnant en Angleterre, qui avaient pris totalement parti pour Locke, alors que leurs épouses Sophie-Charlotte et Sophie étaient, elles, proches de Leibniz.

Après Hanovre, Franklin se rendit cette année-là à Göttingen, où il rencontra longuement Kästner, qui avait préfacé les Nouveaux essais de Leibniz publiés par Raspe. Le 19 juillet 1766, on sait que Kästner organisa avec d’autres un festival scientifique en l’honneur de Franklin, au cours duquel furent effectuées de nombreuses expériences sur l’électricité. Il est intéressant de voir qu’un festival scientifique de même nature avait été organisé auparavant en France, notamment par la famille de Noailles, l’une des familles aristocratiques les plus favorables à la Révolution américaine et dont l’une des filles épousera Lafayette.

Il ne faut pas voir alors les Etats-Unis, l’Angleterre, la France et l’Europe comme autant de choses en soi ; tout un réseau de républicains « patriotes et citoyens du monde « s’organise par-delà les frontières et c’est lui qui changera l’histoire du monde.

La libération des Nouveaux essais de Leibniz et la révolution institutionnelle promue par de Vattel apparaissent donc bien comme les sources conjointes de la Révolution américaine, une révolution du bonheur et de l’Agapê. C’est ce qui fit dire à l’époque que le bonheur aurait dû devenir « une idée neuve en Europe ». Ce ne fut malheureusement pas le cas. Christine Bierre montrera comment s’égara la Révolution française, piégée par les manœuvres britanniques de Lord Shelburne, qui avait auparavant tenté d’étouffer la Révolution américaine, et désorientée par sa propre idéologie des Lumières sans transcendance.

Les Lumières et la révolution française

L’idéologie des Lumières, telle qu’elle a été développée en France et en Angleterre, est en effet opposée à celle de la Révolution américaine. Et la question qui a été posée hier sur le pessimisme européen trouve sans doute là, avec les boucheries des Première et Deuxième Guerres mondiales et de Napoléon, une explication. Cette idéologie des Lumières repose sur une idée de l’homme qui est lockéenne, fondée sur ses sensations et leur organisation logique, non pas sur une action entreprise pour transformer le monde et l’univers. Un tel homme, n’étant autre chose qu’un animal en habit de Cour et de robe, courtisan ou robin, ne peut pas penser en termes de développement mutuel, d’agapê, de bonheur, mais au contraire en termes de domination de l’autre, de rapports de forces et de recherche de formules magiques de gouvernement. C’est là que s’est enlisée la Révolution française, dans la haine de l’autre et la conviction qu’il faut l’éliminer pour assurer le triomphe de ce que l’on prétend apporter soi-même de juste. C’est la haine qui devient la dominante et non plus la poursuite du bonheur, l’agapê.

C’est Schiller, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, qui, sans le dire explicitement, nous explique le mieux la faille de la Révolution française par rapport au vent qui soufflait alors d’Amérique. Victime de ses préjugés et de son idéologie, le révolutionnaire français ne pouvait être qu’en contradiction avec lui-même, avec ses propres rêves, et ainsi s’autodétruire. Ecoutons Schiller, dans sa quatrième lettre, parlant de cette époque sans le dire explicitement, mais l’évoquant peut-être avec plus de tension et de vision. :

« Or, il y a deux façons pour l’homme d’être en opposition avec lui-même. Il peut l’être à la manière d’un sauvage, si ses sentiments imposent leur hégémonie à ses principes » - c’est l’homme un peu écolo, qui se livre à ses sentiments, qui « a du cœur » et qui finit par couper des têtes à force de croire qu’il a le bon sentiment de son côté - « à la manière d’un barbare si ses principes ruinent ses sentiments. Le sauvage méprise l’art et honore la nature comme sa souveraine absolue » - Rousseau - « le barbare tourne en dérision et déshonore la nature, mais plus méprisable encore que le sauvage, il continue assez souvent d’être l’esclave de son esclave. » Là, c’est le coupeur de têtes de la Révolution et les tricoteuses. « L’homme cultivé fait de la nature son amie et il respecte sa liberté en se contentant de refreiner son arbitraire. Lorsque donc la Raison introduit son unité morale dans la société physique, elle n’a pas le droit de porter atteinte à la multiplicité de la nature » - toujours cette relation de l’un et du multiple. « Lorsque la nature aspire à affirmer sa multiplicité dans l’édifice moral de la société, il ne faut pas que l’unité morale en éprouve un dommage quelconque. » C’est donc un « multiple » qui enrichit « l’un » au lieu de créer une contradiction. « La forme victorieuse est à égale distance de l’uniformité et du désordre. Il faut donc qu’un peuple possède un caractère "total" pour qu’il soit capable et digne d’échanger l’Etat de la nécessité contre l’Etat de la liberté . »

Ce caractère « total » ne peut être atteint que si le un de l’agapê organise le multiple des choix plus spécifiques de l’activité humaine. Ce n’est pas possible si la notion du bonheur elle-même se trouve entièrement défigurée, comme elle l’est aujourd’hui, et comme l’indiquent les pages du Petit Robert.

C’est cette conception sensuelle et égoïste du bonheur qui est promue par Voltaire dans son Candide. Un enchaînement de causes entraîne le héros, qui a d’abord entrepris de séduire Mlle Cunégonde, dans toute une série d’horreurs : on coupe une cuisse à Mlle Cunégonde, il est torturé, la cuisse est mangée, il y a le tremblement de terre de Lisbonne. Après avoir subi ces horreurs, Candide finit en cultivant son jardin et là, il atteint le bonheur « parfait » ; il est heureux en cultivant son jardin, c’est-à-dire en devenant parfaitement impuissant. Il s’agit d’un pamphlet contre Leibniz, représenté sous la forme de Pangloss, qui ne fait que répéter, quoi qu’il arrive, « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Evidemment, Voltaire tronque ce qu’a dit Leibniz, à savoir, « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ».

On introduit donc cette idée que le mal règne et qu’ouvrir un parapluie ou se cacher dans un terrier est la plus raisonnable des attitudes. L’on écarte ainsi complètement l’idée qu’il puisse y avoir un bonheur social. C’est cette morale abominablement cynique de Candide qu’on communique aujourd’hui aux enfants dans les écoles, celle d’un homme sarcastique, ayant beaucoup d’esprit et attaquant de façon « intéressante » Leibniz et son optimisme. Parfois on ne le dit pas, mais on pousse les gens à penser que ce qui arrive à Candide constitue une juste description du monde. Le persiflage de Voltaire induit à conclure que le bonheur n’appartient qu’aux imbéciles, qui sont aveugles aux maux du monde, ou aux cyniques, qui en profitent. C’est un monde entièrement dépourvu d’agapê. Si l’on sort du jardin, il ne reste que l’oppression de l’autre, le plaisir de le dominer et de le torturer : Robespierre, la vertu romaine.

Horace, Robespierre, Rome

Je vais vous citer, pour vous donner un sens de ce dont il s’agit, deux citations que l’on apprend en classe, tirées de l’Horace de Corneille. Il s’agit d’une œuvre fasciste, écrite pour ce qu’avaient de pire les milieux de la Cour et Richelieu, en suivant les préceptes de Loyola (Corneille était élève des jésuites), qui sera admirée plus tard par Nietzsche. C’est la fameuse scène où Horace apprend qu’il est nommé par Rome pour affronter, avec ses deux frères, les trois Curiaces. Voilà ce que dit Horace, qui est l’aîné, le fort en bras et en gueule, du clan romain, à son beau-frère Curiace, nommé pour représenter Albe, alors que celui-ci exprime ses réticences à devoir combattre un parent : « Je vous connais encore et c’est ce qui me tue ». A quoi Horace répond :

« La solide vertu dont je fais vanité
N’admet point de faiblesse avec sa fermeté.
Et c’est mal de l’honneur entrer dans la carrière,
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand. Il l’est au plus haut point.
Je l’envisage entier, mais je n’en frémis point.
Contre qui que ce soit que mon pays m’emploie,
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie.
Celle de recevoir de tels commandements,
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
A faire ce qu’il doit lâchement se dispose.
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n’examine rien.
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j’épousais la sœur, je combattrai le frère.
Et pour trancher enfin ce discours superflu,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus ! »

Voilà ce qu’on apprend aux enfants. Après ce sadisme d’Etat vient le sado-masochisme auto-destructeur, dans le fameux monologue de Camille. Horace a tué son mari, Curiace, et elle exprime alors une rage destructrice inouïe.

« Rome, unique objet de mon ressentiment,
Rome à qui vient ton bras d’immoler mon amant,
Rome qui t’a vu naître et que ton cœur adore,
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore.
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encore mal assurés.
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie.
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers.
Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles
Et de ses propres mains déchire ses entrailles.
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feu.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendres et ses lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause et mourir de plaisir. »

Voilà ! Ainsi, lorsque vous voyez certains Français se livrant à certaines choses qui ne sont pas très adéquates pour un républicain, vous pouvez entrevoir d’où ça vient et où ça se situe, où se trouve la faiblesse. D’où l’importance de ce qui a été dit hier, de Vattel, de Kästner, de Raspe, de Leibniz pour donner un autre sens d’identité qui fasse revivre ce que la France a de meilleur. Car la France, ce n’est pas cette espèce de chose courtisane, entre lèche-cul qui essaie de se faire bien voir par le pouvoir absolu et enragé qui veut tout détruire pour venger son malheur.

On a donc Horace, Robespierre, Rome... D’ailleurs Marx, dans le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, s’étonnait de voir apparaître les symboles romains dans la Révolution française, l’ancien surgissant au milieu du nouveau. Maintenant, je crois que vous êtes en mesure de comprendre cette apparition. C’est une idéologie de haine et de rejet, dont vous pouvez voir ici les deux expressions. Et si vous ne comprenez pas pourquoi tant de sang a coulé pendant la Révolution française, vous avez ici une référence extrêmement utile pour le comprendre historiquement.

Il y a le plaisir de dominer, de torturer, d’opprimer, ou le retrait dans ce que Verlaine appelait « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles », c’est-à-dire « se sentir bien ensemble, bien au chaud », l’autre solution. Au niveau mondain, cela donne, entre les deux, l’impuissance bien gérée, bien tempérée qu’on peut trouver dans un texte de Rousseau extrait de La nouvelle Héloïse, sur l’esprit français.

L’on est enchanté du savoir et de la raison qu’on trouve dans les entretiens, non seulement des Savants et des gens de Lettres, mais des hommes de tous les états, et même des femmes : le ton de la conversation y est coulant et naturel ; il n’est pesant ni frivole ; il est savant sans pédanterie, gai sans tumulte, poli sans affectation, galant sans fadeur, badin sans équivoques. Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes ; on y raisonne sans argumenter ; on y plaisante sans jeu de mots ; on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie et la morale austère. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chose à dire ; on n’approfondit point les questions de peur d’ennuyer, on les propose comme en passant, on les traite avec rapidité, la précision mène à l’élégance ; chacun dit son avis et l’appuie en peu de mots ; nul n’attaque avec chaleur celui d’autrui, nul ne défend opiniâtrement le sien, on discute pour s’éclairer, on s’arrête avant la dispute ; chacun s’instruit, chacun s’amuse, tous s’en vont contents et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en silence.

Tel est l’autre aspect du problème. Mais si l’on va encore plus loin, je vous citerai quelqu’un, qui est un homme intelligent, mais qui parle, de l’intérieur, du piège de notre époque qui s’est refermé sur nous, et qui est la suite de ce que je viens de vous dire. Il s’agit de Jacques Attali sur le monde d’aujourd’hui.

Pour résister à la formidable concurrence du spectacle virtuel, qui dispose de moyens illimités, le spectacle vivant devra prendre des formes de plus en plus grandioses et provoquer des sensations sans cesse plus fortes. Dans les stades, on verra bientôt des courses de chars, des combats d’animaux ou de gladiateurs, des simulations de guerres, de tortures ou d’exécutions. Les sports de combat actuels (du rugby au sumo, en passant par le judo ou l’escrime) ne constituent que l’esquisse naïve de ce que produira le désir du vivant. (...) Théâtre, danse, musique, s’unifieront ainsi en des spectacles érotico-culturels où acteurs et spectateurs se confondront. (...) les hommes ont toujours été prêts à tout tenter pour oublier qu’ils sont mortels. Ils sont désormais prêts à tout vivre, juste pour se prouver qu’ils ne sont pas déjà morts.

Tout est dit. Les gens savent très bien de quoi il s’agit, et ils le voient avec une impuissance totale. Au contraire, si l’on pense au « bonheur » américain, tel qu’il a été défini dans les textes fondateurs des Etats-Unis, il n’est pas expérimenté dans le sensible, ni uniquement dans la formule politique satisfaisante, mais dans la découverte des lois de l’univers. L’homme, découvrant ces lois, peut agir sur l’univers, le transformer et l’améliorer, c’est-à-dire se concevoir comme responsable de l’histoire humaine, ce qui est très différent d’un rôle de spectateur manipulé. A-t-on en France des références ? La réponse est oui. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen donne une définition de la liberté, disant qu’elle consiste à pouvoir faire « tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Ce n’est déjà pas si mal parce qu’au moins, les autres ne vont pas vous mettre la main dessus, mais c’est tout de même extrêmement limité, c’est une forme totalement négative de la liberté. Il s’agit de la liberté dans un monde où chacun est une menace dont il faut limiter les nuisances.

Ce qui est très intéressant, c’est qu’il y a eu une dispute violente entre partisans d’une liberté positive et ceux de cette conception négative de la liberté. Dans une Constitution qui n’a jamais été appliquée, celle du 22 août 1795, il se trouve une déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen en préambule. Carnot, qui a rédigé ce texte, se fera écarter du pouvoir par Barras et les gens du Directoire, puis viendra Napoléon. Dans ce texte, à l’Article II, il est dit que « tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes gravés par la nature dans tous les cœurs. Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ; faites constamment aux autres tout le bien que vous voudriez en recevoir. » Là, on a tout de suite quelque chose de différent et qui fait écho à ce que j’ai essayé de vous dire auparavant.

A certaines périodes de l’histoire, en France, on voit se réveiller quelque chose qui est en accord profond avec cette conception généreuse. Une minorité l’assume, mais une minorité qui deviendra référence par la suite et qui maintient quelque part la flamme, qu’il faut porter plus loin ensuite. Je pense à juin 1940, où aucun parti, aucun corps constitué, aucune structure organisée, n’a appelé à résister à l’occupation nazie. C’est alors qu’émerge une poignée de moutons noirs des institutions, qui se retrouvent avec de Gaulle à Londres pour exprimer la légitimité de toute l’histoire de la France. C’est ce qu’a dit LaRouche hier : une seule personne, ayant avec elle le principe du droit naturel et la légitimité, représente par rapport à un Etat défaillant la justice, le droit, la raison et le sentiment. Même si, en 1940, la majorité était pour Pétain à 90% et que la « légalité » était de ce côté-là, la légitimité se trouvait alors avec les Français libres qui combattaient l’occupation nazie.

Nous avons la chance, en France, d’avoir cette référence claire, lorsque de Gaulle monte dans l’avion qui le mène à Londres avec Spears. Il se trouve là des hommes qui n’ont agi ni par calcul, ni par « bon sens », mais parce qu’ils n’étaient pas possédés par ce qu’ils possédaient, qu’ils possédaient en réalité ce bien qui, par sa nature même, se partage, l’agapê. C’est pour ça qu’ils étaient à Londres. C’était peut-être des aventuriers, des marginaux, mais tous avaient, à l’intérieur d’eux-mêmes, une goutte, une part, de cet agapê. Il est extrêmement important de le susciter dans l’esprit des gens, de le maintenir vivant comme une référence essentielle pour l’action. C’est ce qui crée une conscience nationale. Il est absolument indispensable de se situer à ce niveau si l’on veut transformer le monde, et évidemment, nous autres Français et Françaises, il nous faut changer beaucoup en revenant à nos propres sources. Je vous rappelle en passant que plus de la moitié des œuvres de Leibniz a été écrite en français et seulement une partie en latin et une autre en allemand.

Refaire la République

Si on ne s’élève pas à ce niveau, comment pourra-t-on aider à construire des Etats-nations au Proche-Orient, en Afrique ? Si nous-mêmes ne sommes pas pleinement, en tant qu’individus, voués à l’agapê et si nous ne sommes pas pleinement nous-mêmes dans des Etats-nations républiques, comment pourrons-nous agir pour un monde plus juste ? Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans une république. Nous vivons dans un méli-mélo, une pétaudière, mélange de système présidentiel, parlementaire et supranational européen. Pour sortir de cette pétaudière, nous avons à accomplir une œuvre de perfectionnement de nous-mêmes. Nous devons être certains de pouvoir défendre la vérité contre tout outrage. LaRouche parle souvent de cette anecdote, lorsqu’il était enfant et que des gens venaient chez ses parents. Tout se passait bien, en apparence, mais lorsqu’ils étaient partis, les parents n’arrêtaient pas de les critiquer. « ça, je ne le ferai jamais », se dit alors LaRouche. Son engagement a toujours consisté à être véridique, à dire la vérité en face, parce que l’attachement à la vérité est ce qui construit un sens de mission. Les vrais dirigeants, ceux qui n’ont d’autre attachement que de servir la justice, ne sont pas des êtres commodes, mais ils sont toujours des amis sûrs.

Nous devons donc avoir ce sens de mission, et cette prise de responsabilité d’une mission est la meilleure garantie, dans un monde où l’on essaie de susciter la peur, pour vaincre cette peur. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde de jeu, avec les produits dérivés pour la France d’en haut et le « gratte-gratte » pour la France d’en bas, et en même temps, des prédictions irrationnelles de toutes sortes pour tous, avec une destruction de la raison à la clé. Si vous jouez tous les jours à ce type de jeu, vous croyez à la magie et non plus à des causes dans l’univers. Vous êtes détruits peu à peu par ce jeu. Le PMU est une des choses les plus destructrices qui soient. Personnellement, je n’ai plus cru à l’Union soviétique quand j’ai su qu’il y avait des courses de chevaux ; je n’ai plus cru au Cuba de Castro quand j’ai vu qu’il y avait des concours de beauté. Car si de telles choses demeurent, tout le reste tombe à la suite. L’irrationnel - le sommeil de la Raison - engendre des monstres.

Je crains, par exemple, que George Charpak n’ait raison lorsqu’il dit qu’en France, 60% des gens qui ont fait des études littéraires supérieures croient encore à l’astrologie. Dans presque toutes les publications, vous avez un horoscope. Est-ce mieux chez les scientifiques ? Relativement : 55% seulement croient aux horoscopes ! Pourquoi ? Parce que le monde dans lequel nous avons accepté de vivre, le monde des « bobos » et des « lilis », comporte des gens qui n’ont plus de lien avec la production des choses, on n’y enseigne plus aux enfants, à l’école primaire, le goût de la poésie et de la recherche scientifique, ou si peu. Si vous prenez une classe de 6ème et que vous vous apercevez qu’au début de l’année, 15 à 20% des élèves ne savent pas lire, que 40% ont beaucoup de mal, qu’ils épellent, qu’est-ce que vous faites ? Vous vous dites « il faut corriger cela ! » Mais vous ne pouvez pas ; ce n’est pas au programme. Vous devez violer le programme et avoir assez de caractère pour le faire, et vous risquez de vous faire taper sur les doigts par l’inspecteur d’Académie.

Je sais, on a organisé des classes relais, où l’on met tous les « mauvais ». Il ne faut jamais mettre tous les mauvais ensemble. C’est créer un zoo, traiter les enfants en bétail humain, même si on essaie de les rendre fonctionnels. Ce qu’il faut, c’est que les meilleurs - ou ceux qui ont eu plus de chance - enseignent aux moins bons, c’est ce que l’on devrait faire pendant trois mois dans les classes de 6ème. Or, qui peut faire ça ? Un aide-éducateur qu’on a mis là et qui, parfois, le fait. Le professeur est paralysé par son programme, par ses formules. Même s’il le veut, il ne le fait généralement pas. Et que devient l’enfant en difficulté scolaire ? On le fait passer de 6ème en 5ème, de 5ème en 4ème, de 4ème en 3ème, on ne redouble pas. Il continue, toujours sans savoir lire, puis il passe dans l’enseignement technique, dans un lycée professionnel, ou, s’il est en trop mauvaise posture, un peu plus tôt dans un SEGPA. On crée ainsi des filières de dégagement et l’on crie au collège unique, alors qu’il n’a jamais existé. On est dans un système où l’enseignement même des enfants est contraire à tout ce que je vous ai dit ; à tout cet effort qu’on a fait pour la Révolution américaine et que certains faisaient en France et en Allemagne. Notre enseignement est, au sens strict du terme, contre-révolutionnaire.

Tel est le scandale dans lequel on vit. Il s’agit non seulement des enfants de nos pays mais aussi, par exemple, de ceux des pays africains, auxquels on ne veut pas donner une identité de développement qui leur permette de participer réellement à la politique du monde. On forme des « bobos » ou des « lilis » pour les instruire, des « bobos » noirs. Les gosses accumulent des connaissances, mais n’apprennent jamais une méthode pour construire des hypothèses. Ils n’apprennent jamais l’ironie d’un langage qui renvoie au sens par-delà le sens, qui renvoie à une histoire longue, aux bases de la découverte faite à travers ce langage. On se réfère à l’utilisation des choses, non au principe qui les a engendrées. Personnellement, j’ai vu cela de la manière la plus frappante lorsque Claude Allègre a décidé de supprimer l’histoire de la découverte de la machine à vapeur. Pourquoi ? Parce que la machine à vapeur est dépassée ; qui va utiliser aujourd’hui des machines à vapeur ? C’est donc le signe de la fixation sur l’objet, pas le processus de découverte. La machine à vapeur est essentielle pour comprendre l’histoire des sciences, non pour en connaître les pièces une à une, mais pour en saisir le principe, comme nous l’avait montré Alexandre Noury à Cancale. Il nous a présenté ce que Leibniz avait mis en place socialement avec la machine à vapeur et la façon dont elle a fonctionné, dont elle a été à l’origine de la science de l’économie physique actuelle, ce que LaRouche montre dans son livre Tout ce que vous voulez savoir sur l’économie. C’est cela qui est éliminé. C’est ce qui se passe dans la société où l’on vit, sans parler des scandales sociaux ou de la politique d’austérité. On est en train de détruire mentalement les enfants. On efface, on zappe tout ce qui est inutile, parce que ce n’est plus à la mode, et on ôte ainsi les fondements sur lesquels repose la connaissance.

Le bonheur se trouve dans la recherche de la vérité. Et la vérité se trouve dans cette recherche, non dans l’instant donné. Elle se transmet par l’exemple de ceux qui l’appliquent socialement. C’est ainsi que vous allez donner de l’appétit aux autres et alors ils vous suivront. Ils se diront, « ces gens font des choses intéressantes ; voilà quelque chose qui est différent... » Vous savez, les meilleurs élèves sont ceux qui n’écoutent pas en classe. Ils se préservent d’une imprégnation nocive. Ils apprennent par ailleurs, en eux-mêmes. C’est ce que je faisais moi-même ; je n’ai jamais beaucoup écouté en classe... je lisais. Je n’écoutais avidemment que les deux ou trois bons instituteurs et professeurs que j’ai eus, car ils ne communiquaient pas des formules à répéter après eux, mais donnaient à découvrir une méthode enrichissant le monde.

Il n’y a plus aujourd’hui de sens de frontière, plus de sens que la véritable relation entre êtres humains s’établit à la frontière de leur capacité ; là où l’on découvre, assimile, un nouveau principe physique universel. C’est là qu’on expérimente ses propres capacités créatrices, qui sont latentes. C’est ce quefait Socrate : il pousse à bout, suivant le principe d’exhaustion d’un ordre donné, et vous êtes obligés de passer à autre chose, de faire une hypothèse sur quelque chose de relativement supérieur. A la longue, votreesprit s’habitue à faire constammentdes hypothèses, vous devenez quelqu’un qui hypothétise et c’est cette hypothétisation qui définit votre identité. Vous n’êtes plus lié à un objet fixe, ce qui vous intéresse, c’est de faire ces hypothèses. Claude Bernard disait :

Je fais des hypothèses jusqu’à découvrir quelque chose. Quand je découvre quelque chose, je suis heureux, mais je suis tellement heureux que je veux trouver une autre hypothèse qui, éventuellement, surmontera celle que j’ai déjà trouvée.

On fait donc une hypothèse et on voit que ça marche si l’univers physique la valide. On crée un artefact qui permet d’expérimenter si ça marche ou pas. A ce moment-là, on en veut une autre, puis encore une autre... C’est ce qui définit l’être humain, ce principe de recherche, car la substance est dans le mouvement, le changement, dans l’amélioration. Elle n’est pas dans un lieu fixe, elle est dans la recherche.

Bien sûr, il faut aussi des lieux fixes à certains moments. Tout le monde dort, tout le monde mange, tout le monde a un porte-manteau qu’on appelle le corps. On a besoin de lui donner un certain nombre de soins, il vous permet de vous demander ce que reflètent ses réactions. On utilise certains instruments pour comprendre, pour étendre, pour agrandir le porte-manteau et l’on s’interroge sur le principe qui agite notre univers d’ombres, on s’interroge avec l’œil de l’esprit. On découvre alors quelque chose qui est de l’ordre de la vérité, qui n’est pas inscrit dans le visible, mais qui est au-delà. On entre ainsi dans l’univers de notre mouvement de jeunes, le domaine complexe. Le bonheur, c’est de pénétrer dans le domaine complexe et de trouver un nouveau principe physique, de résoudre un paradoxe ontologique. Là, vous êtes dans quelque chose de vraiment intéressant. Vous avez un paradoxe qui se pose, ça ne peut pas coller avec le système existant, vous êtes obligés de découvrir autre chose qui puisse répondre. C’est là que vous êtes humain, c’est pour ça que c’est intéressant. Vous devenez responsable.

Refaire la beauté

Pourquoi ? Qu’est-ce que vous pouvez en attendre ? Qu’est-ce que ça rapporte ? Quelle récompense ? C’est à cela que Schiller répond dans sa 27ème Lettre sur l’éducation esthétique. « Dans l’état esthétique, tout le monde, le manœuvre lui-même qui n’est qu’un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont égaux à ceux du plus noble, et l’entendement qui plie brutalement à ses desseins la masse résignée, est ici mis dans l’obligation de lui demander son assentiment. » Rappelez-vous que toutes les révolutions ont été faites à partir du principe que le législatif, représentant les citoyens, doit donner son assentiment à quelque chose que l’exécutif a entrepris. C’est le principe des liens entre exécutif et législatif : l’exécutif entreprend, développe, et le législatif doit entériner, sous forme de loi, s’il donne son assentiment. Parce qu’on n’impose pas brutalement, d’en haut, sauf dans certaines circonstances d’exception où c’est nécessaire, au nom d’une légitimité supérieure à celle des institutions. « Ici donc, dans le royaume de l’apparence esthétique, l’idéal d’égalité a une existence effective, lui que les illuminés aimeraient tant voir réalisé dans son essence même ; et s’il est vrai que c’est à proximité des trônes que les belles manières se développent le plus tôt et le plus parfaitement, ne faut-il pas reconnaître là encore la main de la Destinée bienveillante qui dans le monde réel semble souvent n’assujettir l’homme à des limites que pour le presser de s’élever à un monde idéal. » Ainsi, la limite d’une hypothèse qu’on a trouvée, qui marche, pousse à en trouver une autre, encore une autre, se rapprochant toujours davantage du monde de l’idéal. « Mais un tel Etat de la belle apparence existe-t-il donc, et où le trouve-ton ? Il existe à titre de besoin, dans toute âme délicate ; à titre de réalité sans doute ne le trouvera-t-on comme la pure Eglise et la pure République que dans un petit nombre de cénacles d’élite où l’homme se propose dans sa conduite non pas d’imiter sans esprit des mœurs étrangères, mais d’obéir à sa propre nature belle, où il avance à travers les situations les plus compliquées, avec une audacieuse simplicité et une innocence tranquille, où enfin il n’a pas besoin de léser la liberté d’autrui pour affirmer la sienne ni de renier sa dignité pour manifester de la grâce . »

Pour conclure, cette République, cet Etat esthétique qui est en fait ce qui, dans l’ordre de l’individu, reflète la réalité de l’existence de cette République, ne sera jamais parfait parce que nous sommes des êtres humains. Nous ne serons jamais récompensés par une perfection, par un absolu sur Terre. Cependant, il nous est donné d’expérimenter et de voir la beauté dans un monde laid, et ce sens de la beauté donne un sens de l’éternité, comme une grande découverte scientifique, qui est de l’ordre de la beauté, en exprimant la manière dont notre esprit procède, donne aussi ce sens de simultanéité avec l’éternité, avec la manière dont l’univers procède. Kids disait « a thing of beauty is a joy forever » (une chose belle est joie pour l’éternité). Schiller, toujours dans sa 27ème lettre, l’exprime d’une façon un peu différente, mais qui touche à la même chose :

De la beauté seule nous jouissons à la fois, en tant qu’individu et en tant qu’espèce, c’est-à-dire en tant que représentants de l’espèce. Le bien sensible ne peut procurer le bonheur qu’à l’individu, car il se fonde sur une appropriation qui entraîne toujours une exclusion ; il ne peut en outre procurer à cet individu qu’un bonheur fragmentaire, parce que sa personnalité n’y a pas de part. Le bien absolu ne peut procurer le bonheur que dans des conditions dont on ne peut pas présumer l’existence chez tous les hommes ; car la vérité n’est que le prix de l’abnégation, et seul un cœur pur croit à la volonté pure. La beauté seule procure donc le bonheur à tous les hommes, et tout être oublie ses limites dès qu’il subit son charme.

Je pense que c’est extrêmement intéressant par rapport au monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, qui a en grande partie éliminé la beauté, car c’est ce qui permet de dire que nous ne sommes pas dans une République et que nous devons avoir l’ambition d’y revenir. Cette République doit être, autant que possible, une République de tous et pour tous. C’est la base du mouvement de jeunes, tel que LaRouche l’a entendu au départ, où il ne s’agit plus d’un cénacle, mais où on pourra répondre à Schiller, « nous allons être capables de faire du "bien absolu" un bien commun à toute l’humanité, nous pouvons faire naître la plénitude du bonheur chez tous les hommes ». Ça prendra peut-être du temps, peut-être quelques générations, mais nous commençons dès aujourd’hui, car si on ne commence pas, ça ne se fera jamais. Cette beauté-là, qui réside dans cet accomplissement - comme la vérité est dans la recherche de la vérité - n’est pas un refuge, elle est portée par les vagues de l’histoire, celle que LaRouche a fait naître en Amérique et dont nous devons ici, à notre tour, être les générateurs. Si nous voulons nous hisser au niveau du défi que nous lancent depuis le passé Kästner, Raspe, Vattel, Leibniz, Franklin, Lincoln et, plus près de nous, à sa façon, Roosevelt, nous devons devenir source à notre tour. En politique, comme le disait Schiller en 1794, la formation du sentiment est le besoin urgent de l’époque. C’est au niveau de ce sentiment que nous devons créer ce lien social dont on parlait hier dans la découverte. Ce sentiment qui, si nous avons fait ce qu’il fallait de notre vie, nous permet de mourir le sourire aux lèvres, comme Jeanne d’Arc dans la pièce de Schiller, parce que nous aurons transmis quelque chose aux générations qui doivent naître, comme nous le demande le préambule de la Constitution américaine.