De Denis de Rougemont à Barroso : l’escroquerie de l’Europe des régions

samedi 3 juillet 2010, par Karel Vereycken

Alors que nous sommes plongés dans la pire crise financière de l’après-guerre, la victoire du parti séparatiste flamand Nouvelle alliance flamande (N-VA), mené par Bart de Wever lors des élections fédérales belges du 13 juin, met brutalement en question la survie des grands Etats-nations d’Europe. Jeune historien, de Wever, cet homme un peu rondelet qu’on dirait sorti d’un tableau de Jordaens, est un fanatique de l’Empire romain. Reconnaissons qu’il n’a pas la langue dans sa poche : « Je ne suis pas un révolutionnaire. Mon objectif est que la Belgique disparaisse sans que personne ne s’en aperçoive », déclare-t-il au Figaro Magazine du 12 juin.

Ce que l’on sait moins, c’est qu’en Belgique se déroule une expérience de laboratoire révolutionnaire, pilotée par les plus hautes instances de l’Union européenne et des cartels financiers confrontés à la faillite de leur système. Pour cette Europe-là, celle que Barroso qualifia un jour d’« empire non impérial », la réduction de la dette et le sauvetage de l’euro passent aujourd’hui par l’affaiblissement des Etats-nations au profit d’une Europe des régions, verte et fédérale.

C’est de ce point de vue qu’il faut lire « La Flandre, nation d’Europe », un commentaire du député vert (corse) François Alfonsi, posté sur son blog au lendemain de la victoire des séparatistes flamands. Pour Alfonsi, « Ce succès éclatant ouvre la voie à ’l’élargissement intérieur’ de l’UE qui, à l’avenir, devra compter également sur de nouveaux membres issus de l’intérieur même des frontières des vingt-sept Etats-membres. (…) Le parti de Bart de Wever, le très charismatique dirigeant de N-VA, a des objectifs clairs et nets, et il entend arriver à ses fins : faire reconnaître la Flandre comme une nation d’Europe à part entière. Et ouvrir ainsi la voie aux autres nations que l’Alliance libre européenne (ALE) représente à Bruxelles, à commencer par l’Ecosse, la Catalogne et l’Euskadi. »

Cette affinité entre séparatistes « de droite » et écologistes « de gauche », dans le rejet de l’Etat-nation, n’est pas nouvelle. A Strasbourg, le Parti vert européen siège depuis belle lurette avec l’ALE dans un même groupe parlementaire coprésidé par Cohn-Bendit. Pour sa part, l’ALE est présidée depuis 2010 par Eric Defoort... du N-VA flamand. Sur le site de l’ALE, une carte de l’Europe fait déjà apparaître de la même couleur la Wallonie et une France amputée de la Bretagne, de l’Occitanie, de l’Alsace, de la Corse, etc.

Joint par téléphone par le correspondant de Libération à Bruxelles, Cohn-Bendit n’a pas hésité à défendre ce mariage pour le moins surprenant. Danny « ne voit aucun problème » à siéger avec les régionalistes, rapporte Libé : « Ce sont des Européens, certes régionalistes, mais des Européens ». Souvenons-nous qu’en novembre 2007, Cohn-Bendit affirmait déjà que « de toute façon, le poids de la Belgique en Europe, c’est zéro ». Il révéla également que « Barroso et les autres ne se tracassent pas face à cette menace de séparation (…) ce ne serait pas un problème qu’elle [la Belgique] éclate. » En lisant ce qui suit, vous allez comprendre pourquoi.

Denis de Rougemont et l’Ordre nouveau

Denis de Rougemont (1906-1985), intellectuel suisse « père de l’Europe des régions ».

Pour cerner l’origine de cette alliance incongrue, il faut retourner à la Grande Dépression et en particulier à l’action de l’intellectuel suisse Denis de Rougemont (1906-1985), aujourd’hui encensé comme le « père de l’Europe des régions ».

D’abord, au sein des milieux « non-conformistes » et du mouvement « L’Ordre Nouveau » [à ne pas confondre avec le groupuscule d’extrême-droite éponyme des années 1970], de Rougemont participe activement au développement des idées « personnalistes ».

L’Ordre Nouveau s’oppose alors aussi bien à « l’individualisme libéral » qu’au « collectivisme marxiste », accusés tous deux d’être « contre la personne ».

L’Etat-nation est vu comme une source d’oppression structurelle car, disent-ils en reprenant largement Aristote, « l’homme réel ne peut embrasser, d’un geste naturel, ces étendues immenses et informes, ces territoires aux frontières plus ou moins abstraites que l’on appelle les États-nations modernes ». Or, précisément, en instaurant un ordre nouveau, « la personne aura son terroir, sa famille, sa race ».

L’Ordre Nouveau, qui s’affirme « ni de droite ni de gauche », oppose au « nationalisme » des États-nations son propre « nationalisme authentique », dont le socle serait la patrie, qu’il définit ainsi :

La patrie, la terre des pères, est, en effet, une réalité d’ordre sensible, charnel, réalité rattachée de la façon la plus immédiate à des facteurs physiologiques, aux puissances troubles et fécondes du sol et du sang. [sic] C’est pourquoi la patrie appartient au même ordre que la famille. Comme elle, elle doit rester à l’échelle de l’homme. (…) De même qu’il n’y a de famille que groupée autour d’un foyer, de même il ne peut y avoir de véritable patrie que régionale. (…) C’est pourquoi il peut y avoir un patriotisme saxon ou wurtembergeois, mais pas de patriotisme allemand.

La Lettre à Hitler, publiée par un collectif de six personnes, dont de Rougemont, dans la revue Ordre Nouveau de novembre 1933, ne manque pas d’ambiguïté. Le texte se réjouit d’abord de la lucidité du national-socialisme, qui aurait pris acte « de l’erreur industrialiste commune aux capitalistes d’Occident et aux communistes d’URSS », de l’hypocrisie de la démocratie libérale, du matérialisme et des méfaits du « productivisme ».

Cependant, dit la lettre, bien que le nazisme présente des « germes d’une position révolutionnaire nouvelle et nécessaire » et que « votre mouvement possède, dans son fondement, une grandeur authentique », l’Ordre Nouveau affirme que « nous ne sommes pas des vôtres ».

Car pour l’Ordre Nouveau, Hitler, en plus de la brutalité de son régime, est encore trop attaché au « productivisme » et à l’Etat-nation !

Ajoutons à cela que de Rougemont, qui n’a jamais regretté cet écrit, acceptera pendant un an, à l’invitation d’Otto Abetz, alors chargé des relations du NSDAP avec les milieux intellectuels et politiques en France, un poste de lecteur à l’Université de Francfort.

Comme le note le politologue Jean Jacob dans son livre Le retour de l’ordre nouveau, les métamorphoses d’un fédéralisme européen (Droz, 2000) :

les jugements qu’il porte sur le nazisme, dans son Journal d’une époque, sont nuancés. La politique de discrimination raciale (aryens/non aryens) ne paraît parfois guère choquer le personnaliste suisse. Et s’il démissionne en 1936 de son poste de lecteur, c’est en raison de… son traitement, qu’il juge insuffisant.

Quand la guerre éclate, certains membres de l’Ordre Nouveau occupent de hautes fonctions dans le régime de Vichy. D’autres, comme Denis de Rougemont, rejoindront la Résistance, mais pour leurs propres raisons.

Au service de Churchill et la CIA

Après la guerre, de Rougemont reprend sa croisade contre l’Etat-nation. En 1947, promu par certains Anglo-Américains qui veulent dépecer l’Allemagne, il joue un rôle de premier plan lors du premier congrès de l’Union européenne des fédéralistes, à Montreux.

En 1948, sous la présidence de Churchill, le Congrès de La Haye réunit des délégués de dix-sept pays pour promouvoir le fédéralisme.

De Rougemont y est à la fois le rapporteur de la commission culturelle et le rédacteur de la Déclaration finale, le célèbre Message aux Européens, qui jette les bases de ce qui deviendra le Conseil de l’Europe. Il fonde également, en 1950, le Centre européen de la culture (CEC), association qui dénonce « le dogme de la souveraineté absolue des États-nations » et affirme qu’« il est devenu parfaitement clair qu’on ne peut fonder l’union de l’Europe sur la base des Etats-nations, qui sont opposés les uns aux autres par nature, en fait comme en principe. »

Outre la promotion du fédéralisme et du régionalisme, de Rougemont participe en 1950 à Berlin à la conférence fondatrice du Congrès pour la liberté de la culture (CLC), une vaste opération de subversion culturelle anticommuniste, qualifiée quelquefois d’« OTAN culturelle », qu’il présidera entre 1952 et 1966, date à laquelle le New York Times dévoile que le CLC est totalement financé par… des fondations à la botte de la CIA.

Ce fait fut reconnu par Michael Josselson, agent de la CIA et secrétaire opérationnel du CLC. (ci-dessous, de gauche à droite : à Genève en 1965, Raymond et Simon Aron, Michael Josselson et Denis de Rougemont).

Après ce scandale, de Rougemont s’oriente vers des partenaires moins encombrants : les écologistes. Il confie un jour au Nouvel Observateur :

Tenez, en Mai 68, ça m’a fait une bien curieuse impression de voir tant de jeunes gens – qui n’avaient probablement pas lu une seule ligne de moi (…) – reprendre en chœur ce que nous écrivions, à l’époque, dans “L’Ordre Nouveau”.

Ecoropa

En 1976, il fonde l’association Ecoropa (Action écologique européenne), aux côtés de Jean-Marie Domenach, Jacques Ellul, Edward Goldsmith et René Dumont, et propage les thèses malthusiennes et incompétentes du Club de Rome.

En 1985, à la mort de De Rougemont, Goldsmith lui rend un vibrant hommage : « Pendant toute sa vie, sa principale préoccupation, et le principal thème de la plupart de ses écrits, a été le caractère inacceptable de l’Etat-nation et la nécessité de créer une Europe des régions, dans laquelle les gens au niveau local prennent en charge leur administration et contournent les gouvernements nationaux dont les politiques sont constamment destructrices. »

Pour Goldsmith :

Il n’y a pas de place pour I’Etat, ni pour ses institutions spécialisées, dans une société qui s’efforce de recréer par elle-même une existence viable sur une planète qui le soit aussi(…) Malheureusement, nous avons été conditionnés à considérer la prolifération des services étatiques comme le signe du progrès social et économique.

Quel beau jouet pour ceux qui veulent imposer le néo-libéralisme aujourd’hui !

En 1995, un colloque sur le thème « Régionalisme, fédéralisme et écologisme » honorait la mémoire de Denis de Rougemont, avec dans son comité d’honneur des personnalités écologistes comme Daniel Cohn-Bendit et Brice Lalonde. Si en apparence, Cohn-Bendit aime contester l’autorité de Barroso, tous deux partagent une admiration certaine pour de Rougemont. Il n’est pas surprenant que Barroso fasse régulièrement l’éloge de l’intellectuel suisse puisque sa femme Margarida et lui ont été formé par de Rougemont à l’Université de Genève. Barroso devint même l’assistant de son plus proche collaborateur, le professeur Sidjanski.

Barroso et le clan Latsis

Barroso est par ailleurs un intime du clan mafieux des Latsis, une famille de milliardaires grecs dont la fondation finance le fameux CEC créé par de Rougemont à Genève ! En s’intéressant à la destination de l’aide européenne accordée à la Grèce, la presse allemande s’est récemment interrogée sur cette intimité. Rappelons qu’en 2004, Barroso et sa femme ont passé leurs vacances, tous frais payés, sur le fameux yacht des Latsis. Un mois plus tard, la Commission autorisait l’Etat grec à accorder une subvention de 10,3 millions d’euros aux activités bancaires de Latsis. L’affaire est révélée en 2005 par le quotidien allemand Die Welt. En France, seule l’Humanité relate le scandale, et au moment de la nomination de Barroso, invoquant cette affaire, soixante-dix-sept députés européens déposent une motion de censure contre lui, qui ne fut pas suivie de conséquences.

Le 25 mai 2005, Le Canard Enchaîné rapporte que des parlementaires européens estiment que « les affaires du groupe Latsis (banque, immobilier, pétrole, construction navale) en Grèce et dans les Balkans, ne sont pas des modèles de transparence. Tout comme les comptes de ses filiales, basées à Jersey, Monaco ou Luxembourg. Ils ont aussi - et surtout - découvert que les entreprises de Spiro Latsis avaient eu au moins à six reprises, depuis 1999, les honneurs de la Commission européenne dans ses avis ou décisions. Ainsi, de 1999 à 2004, la banque du groupe grec, EFG Eurobank, a été choisie par la Commission pour faire transiter l’argent des financements européens en Grèce. De même, l’exécutif européen a autorisé plusieurs rapprochements entre le groupe Latsis et des banques ou entreprises grecques. (…) Enfin, pour tout arranger, Barroso, une fois installé à la tête de l’exécutif européen, a nommé conseiller spécial à la Commission un certain Dusan Sidjanski, également patron du Centre européen de la culture [le CEC fondé par Denis de Rougemont], un machin largement financé par… le groupe Latsis. »

On constate ainsi qu’au moment où Edouard Balladur et la BCE prônent un fédéralisme budgétaire pour frapper les Européens avec la matraque d’une austérité sans précédent, au profit d’une oligarchie financière qui impose son joug, le morcellement, la dissolution et le démembrement des États-nations, le tout arrosé d’une sauce verte peu ragoûtante, n’est qu’une vaste manipulation et un bourrage de crâne visant à soumettre les peuples d’Europe.


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