Inter-Alpha et le complot contre Bretton Woods

mercredi 8 décembre 2010, par Christine Bierre

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Lyndon LaRouche dénonce depuis un certain temps la toute puissance du groupe bancaire Inter-Alpha. Ce groupe qui, par effet de levier, contrôlerait actuellement une partie très importante de la force de frappe des marchés financiers, a joué un rôle clé dans le démantèlement du système de Bretton Woods en 1971, puis dans la formation de l’ordre qui l’a remplacé en rétablissant la prééminence de la Cité de Londres comme première place financière du monde.

De quoi s’agit-il ? Fondé en 1971, alors que le système de Bretton Woods venait d’éclater, le Groupe Inter-Alpha était composé de six banques de dépôt : la Kredietbank (KBC) de Belgique, dont le PDG, Luc Wauters, a été l’élément moteur de la création du groupe (Ferdinand Collin, dont la famille contrôlait la Kredietbank, évoquait déjà en 1961 la nécessité d’une monnaie supranationale européenne), le Crédit Commercial de France (CCF), la Williams and Glyn’s Bank (WGB) anglaise, la Banco Ambrosiano italienne, la Nederlandsche Middenstandsbank (NMB) de Hollande et la Berliner Handelsgesellschaft/Frankfurter Bank (BHF) d’Allemagne.

Entre 1973 et 1985, c’est François Garelli, banquier et économiste français, qui fut secrétaire permanent et cheville ouvrière du groupe. A cette époque, M. Garelli avait les meilleures introductions auprès de l’oligarchie financière britannique. Au moment où le groupe se créait, il était le représentant sur le continent de deux établissements financiers qui nous amènent au cœur même de l’aristocratie anglaise la plus ancienne et la plus rance : la Martins Bank qui devait fusionner plus tard avec la Barclays, et la Williams and Glyn Bank qui fusionnerait bientôt avec la Royal Bank of Scotland (RBS).

C’est par François Garelli que nous connaissons les aspects publics de l’histoire du groupe. En 1987 il a été l’auteur de L’histoire du Groupe Inter-Alpha, publié par la RBS. Dans cet ouvrage, Garelli nous apprend qu’il avait participé à la première rencontre entre KBC et WGB avant même la création du groupe. Par la suite, dit-il, il fut tenu au courant de tous les aspects importants de son développement. En 1969, il publia Pour une monnaie européenne, ouvrage révélateur de l’idéologie du groupe et du rôle qu’il a pu jouer dans l’avènement du nouveau « désordre » monétaire qui suivit la mort du système de Bretton Woods.

Dès le départ, les motivations de ce groupe bancaire, dont les membres n’étaient pas parmi les plus puissants, étaient politiques : il s’agissait de contribuer à reconstituer l’ordre monétaire international dont toute la finance rêve encore : l’ordre monétaire dominé par la Cité de Londres, que l’empire britannique fit régner sur le monde entre 1816 et 1914. Leur calcul ? Un petit groupe influent et armé du savoir faire de la City peut, à la façon de Venise, avoir un impact sur le tout. Aujourd’hui, le groupe, auquel se sont rajoutés d’autres établissements tels la RBS, Banco Santander, ING et la Société générale, est devenu autrement plus puissant financièrement qu’il ne l’était au début.

Monnaie supranationale et création d’un marché des capitaux européens

Rien de plus important à lire, pour les militants de la cause de la souveraineté des nations que nous sommes, que l’ouvrage de Garelli Pour une monnaie européenne. Bien que les efforts en faveur de la création d’une monnaie supranationale en Europe remontent pratiquement au tout début de la construction européenne en 1957, voilà un ouvrage qui, très tôt, présente tout un projet pour y arriver, très proche de celui qui a finalement été adopté en 1989 lors de la création de l’Union économique et monétaire européenne, à cette différence près que Garelli pensait qu’on n’avait pas besoin d’un seul institut d’émission, telle la Banque centrale européenne, et qu’il pouvait fonctionner, à la manière du système monétaire suisse, de façon décentralisée.

Ce livre est aussi particulièrement important pour comprendre la méthode d’action de l’oligarchie supranationale d’empire en temps de crise. Bien que la crise actuelle ait révélé non seulement les dysfonctionnements criants des traités de l’Union économique et monétaire européenne, mais aussi leur responsabilité dans la crise ainsi que leur totale incapacité à nous tirer de là, plutôt que de mettre un terme à cette expérience destructive et de revenir à l’Europe des nations de Charles De Gaulle et Konrad Adenauer, l’oligarchie a décidé, au contraire, à l’instar d’Edouard Balladur, qu’il fallait plus d’intégration européenne !

Or, que dit Garelli dans son ouvrage ?

Les progrès de l’unification européenne (…) n’ont jamais été aussi grands que sous l’effet de la menace extérieure. Et plus spécifiquement, le souvenir laissé dans les esprits par la "crise mondiale" de 1929-1933 est tel que toute menace de retour d’une pareille calamité ne manquerait pas de susciter des remous profonds, susceptibles d’entraîner (…) des sacrifices de souveraineté nationale, sur l’autel de la patrie européenne, pour peu qu’on sache orienter et bien canaliser ces réactions de l’opinion.

C’est dans le contexte des crises successives qui ont conduit à l’explosion du système de Bretton Woods en 1971 — la crise de la livre sterling de 1967, la dévaluation du dollar en 1968 — que Garelli promeut son projet pour la création d’une monnaie européenne supranationale. Celle-ci devait être fondée sur la mise en commun des réserves de tous les pays membres de la CEE – le fameux Fonds de réserve européen que Robert Marjolin, vice-président de la CEE en charge de l’économie et des finances entre 1958 et 1967, et Robert Triffin, un économiste belgo-américain de Yale, avaient déjà proposé en 1958. Marjolin et Triffin inscrivaient leur action, tout comme Garelli plus tard, dans celle du Comité d’action pour les Etats-Unis d’Europe de Jean Monnet. Ils agissaient en réalité pour le compte des puissants groupes de l’oligarchie financière, comme le groupe Rockefeller. Marjolin émargeait dans les conseils d’administration de la Chase Manhattan Bank de Rockefeller, ainsi que dans les principales multinationales anglo-hollandaises comme la Royal Dutch Shell.

Monnaie commune supranationale, ouverture totale des frontières au sein de la CEE, création d’un marché européen des capitaux totalement dérégulé, incluant notamment la Grande-Bretagne et la place financière la plus importante du monde, la Cité de Londres, voilà ce que ces mauvais « pères » de l’ Europe nous ont légué et qui a l’amenée à sa perte aujourd’hui.

Nostalgie de l’ordre monétaire de l’Empire britannique

Mais c’est l’objectif ultime poursuivi par Garelli qui est le plus intéressant pour comprendre comment l’oligarchie financière anglaise, héritière de Venise, mue chaque fois qu’il le faut pour assurer sa survie face aux aléas du temps. C’est dans le contexte de la disparition rapide de la livre comme monnaie de réserve après la IIe guerre, que l’oligarchie anglo-vénitienne organisera son sauvetage et sa transformation.

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, Garelli nous présente, avec des trémolos dans le crayon, le paradis sur terre des financiers, le système monétaire qui a régné entre 1816 et 1914, lorsque la livre sterling jouait le rôle de monnaie de réserve mondiale totalement convertible avec l’or. C’était le temps où tous les circuits monétaires des capitaux se dirigeaient sur la Cité, où la traite sur Londres, les lettres d’acceptation des Merchant Banks – les banques d’affaires d’alors – valaient de l’or, et où des emprunts lancés n’étaient jamais trop importants car tous les capitaux aboutissaient à Londres !

Malheureusement, souligne Garelli, ce système mythique n’a pu être reconstitué :

Les ruines de la Première Guerre mondiale, l’appauvrissement de toute l’Europe, Grande-Bretagne comprise, les déséquilibres des balances des comptes et l’instabilité des monnaies, la montée de l’Amérique et la rivalité des principaux centres, de New York et de Londres surtout, s’opposèrent… au rétablissement de l’ancien système entre les deux conflits mondiaux et au lendemain du second, la capitale financière de notre continent était New York.

Pourtant, il s’agit bel et bien pour les initiateurs du Groupe Inter-Alpha de reconstituer pleinement un système monétaire international qui offre aux capitaux financiers les mêmes possibilités de profits infinis que celui-là. Le marché des euro-émissions et des euro-obligations en dollar qui s’est développé fortement à Londres, à partir des années 60, en dehors de toute régulation nationale ou internationale, a créé une plateforme financière totalement dérégulée à partir de laquelle les financiers ont pu détruire de l’extérieur tout l’édifice de Bretton Woods.

Fortement dopé par des capitaux américains et internationaux, qui ont préféré s’investir à Londres pour éviter la taxe de péréquation de l’intérêt que Kennedy puis Johnson avaient imposé en 1963 sur les achats des titres à l’étranger, dans une tentative d’enrayer les sorties de capitaux à long terme des Etats-Unis, le marché de l’eurodollar est devenu tellement important qu’il a d’abord dénaturé le système de Bretton Woods avant de lui porter l’estocade finale. Entre 1963 et 1968, les capitaux s’y investissant sont passés de 137 millions à 3700 millions de dollars !

Fier que les Européens aient été à l’origine de ce marché sur leur territoire, retrouvant en partie leur puissance financière d’antan, Garelli note cependant la fragilité de cet édifice trop dépendant du bon vouloir des autorités américaines. Il veut aller plus loin par la création d’un marché européen de capitaux totalement dérégulé, qui n’est rien d’autre que l’extension à l’Europe continentale de la puissance retrouvée par la City de Londres.

Garelli rapporte le foisonnement de projets dans ce sens, en plein milieu de la crise financière, avec le Plan Barre de 1969, puis le Plan Werner de 1970, tous inspirés des efforts du Comité Monnet et des jalons tracés par Marjolin et Triffin. La plupart de ces discussions étaient liées à celles de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté, rapporte Garelli. En 1961, au cours de discussions similaires à Londres, le président de la Banque de Bruxelles, M. Camu, avait même proposé que la livre soit la monnaie de la Communauté élargie.

En juillet 1969, un nouveau plan Triffin est publié, préparé pour la réunion du comité Monnet de Bruxelles des 15-16 juillet, qui reprenait l’idée d’une centrale européenne des réserves. Mais c’est là où l’on voit la perfide Albion à l’œuvre, voulant obliger l’Europe non seulement à la renflouer, mais à se laisser sodomiser ensuite, en acceptant de lui céder sa souveraineté monétaire !

L’originalité de ce nouveau plaidoyer en faveur d’un Fonds européen de réserves, insiste Garelli,réside dans le lien qu’il établit avec le problème de l’adhésion britannique, soulignant que la majeure partie des crédits déjà accordés au Royaume-Uni provient des pays de la CEE, demandant la transformation des avoirs étrangers en sterling (dettes britanniques « incertaines ») en créances garanties et certaines sur le Fonds.

En lisant Garelli, on voit défiler l’histoire terrible de l’Europe depuis vingt ans, livrée au pillage des groupes financiers, une histoire dont ceux qui ont fondé le Groupe Inter-Alpha ont été partie prenante depuis la fin des années 50. « Avec une monnaie commune, toutes nos places, travaillant avec le même instrument, s’ouvriraient les unes aux autres, chacune apportant, en plus de ses propres ressources, les trésors de ses techniques et de ses spécialités. Aucune place ne serait à négliger pour la reconstitution d’un marché de capitaux. » Mais c’est surtout « avec l’entrée de la Grande-Bretagne, [que] cet élargissement prendrait, sur le plan bancaire et financier, tout son sens. Aux divers avantages et à toutes les facilités de Paris, de Francfort, d’Amsterdam et d’ailleurs viendraient s’ajouter les immenses ressources de la place de Londres : celles-ci ne consistent pas seulement en moyens financiers, qui restent considérables ; elles tiennent aussi et surtout à ses trésors de technique bancaire et financière qui, en dépit de toutes les faiblesses de la livre, n’ont rien perdu de leur valeur et de leur efficacité. (…) La cité reste championne dans l’art de rassembler rapidement les capitaux et de les mobiliser aux fins les plus diverses selon les méthodes les plus appropriées à chacune d’elles. »

Et voilà comment l’Europe indépendante de la finance anglo-américaine, que de Gaulle et Adenauer avaient voulue, une Europe de progrès tirée par la recherche scientifique et le développement industriel, est devenue une dépendance de la première place financière du monde, la City, et la proie de son pillage financier.

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