En défense du transport fluvial

mardi 4 septembre 2012, par Karel Vereycken

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Cet article, sans être exhaustif, vise à tracer quelques axes de réflexion sur une nouvelle politique de transport. Au lieu d’adapter le transport au déséquilibre territorial actuel et à la mondialisation, il s’agit pour nous d’en faire le vecteur d’une nouvelle croissance saine, car basée sur la valorisation du potentiel humain grâce à un aménagement du territoire plus harmonieux et à un renouveau de la recherche, de la machine-outil et de l’industrie.

Paradoxe introductif

Prenons la liste des vingt plus grands ports du monde en ce qui concerne les conteneurs en 2004 (en millions de tonnes). Combien de ports américains ? Trois : Los Angeles (8ème), Long Beach, (12ème), tous deux en Californie et sur l’océan Pacifique, et New York (14ème). Combien de ports européens ? Trois, un peu mieux placés, légèrement avant les Etats-Unis : Rotterdam (7ème), Hambourg (9ème) et Anvers (10ème).

Combien de ports asiatiques ? Douze sur les vingt, dont les six premiers : Hongkong, Chine (1er), Singapour (2ème), Busan, Corée (3ème), Shangai, Chine (4ème), Kaohsiung, Taiwan (5ème), Shenzen, Chine (6ème) et les six derniers : Qingdao, Chine (15ème), Tokyo, Japon (16ème), Tanjung Pelapas, Malaisie (17ème) ; Laem Chabang, Thaïlande (18ème), Tientjin, Chine (19ème) et Ningbo, Chine (20ème).

Combien de ports africains, latino-américains ou français dans la liste des vingt premiers ? Zéro !

Ces statistiques en disent long sur la nature des transports dans le monde actuel. La « mondialisation » des échanges dégage des profits financiers considérables en combinant un prix de l’énergie jusqu’ici relativement bas avec une main d’œuvre bon marché, flexible et atomisée. Si auparavant on exploitait cette main d’œuvre bon marché en l’important vers les pays industrialisés, la nouvelle politique de délocalisation permet tout simplement de transférer les capacités de production vers les pays où cette main d’œuvre survit.

L’Asie, suite à des investissements considérables dans les infrastructures, s’est transformée en « atelier du monde », un atelier redoutable car de plus en plus équipé de très haute technologie. De plus, sa production ne sert qu’à moitié le développement en profondeur des marchés intérieurs ou l’émancipation des peuples de la région, car elle dégage surtout des marges de profit quand elle est envoyée comme un exocet sur les marchés dits solvables d’Europe et d’Amérique de Nord. Cette « libre concurrence » ne vise pas un développement mutuel, mais ce que certains ont baptisé « désintégration contrôlée » de l’économie physique, un processus devenu source grandissante d’un profit purement financier servant à son tour à faire tenir une bulle financière mondiale en fin de règne.

Ainsi, constater une augmentation du transport maritime et fluvial n’indique donc pas nécessairement la présence d’une croissance saine de l’économie, car les chiffres peuvent cacher une dynamique diamétralement différente.

Un dessein national :
faire de la France un pays industriel moderne

Carte des voies navigables d’une partie de l’Europe
Un investissement immédiat dans la « patte d’oie » (un ensemble de nouvelles liaisons grands gabarit, en blanc sur l’image) permettra d’intégrer l’infrastructure de l’Europe du Nord et de l’Est avec l’ensemble de l’espace euro-méditerranéen. Il s’agit des liaisons Rhin-Rhône, Saône-Meuse, Saône-Marne, Saône-Loire, Nantes-Rennes, Seine-Escaut (en voie de réalisation) et d’un nouveau Canal du Midi. Ce grands projet permettra de corriger le déséquilibre démographique actuel et placera la France au centre d’un vaste couloir de développement nord-sud.

Repenser le transport commence par rejeter l’obsession du court et moyen terme. En effet, seule une vision longue permet de repenser le travail humain. De ce point de vue, faire de la France un pays « compétitif », c’est-à-dire concevoir une politique qui valorise les potentialités des populations vivant sur son territoire, implique de réorienter l’économie française vers une politique industrielle. Ce renouveau industriel sera le fruit d’une politique de Recherche et Développement ambitieuse. Au centre du mariage recherche/industrie se trouve la colonne vertébrale de l’économie physique : la machine-outil.

A l’époque du général De Gaulle, la France consacrait 2 % de son PIB à la recherche publique, pourcentage diminué de moitié avec l’arrivée de Georges Pompidou. En 2005, l’objectif national et européen affiché est d’atteindre quelques misérables 3 % du PIB en dépenses de Recherche & Développement (public et privé confondus) à l’horizon 2010, comme l’a fixé Jacques Chirac. Il faut savoir qu’actuellement notre économie n’investit que 2,2 % du PIB en R&D. Le ministère commente que « pour atteindre un ratio de 3 %, il faut, au-delà de la simple augmentation du PIB, accroître l’effort de près de 40 % en 8 ans, ce qui est considérable ». En France, les entreprises du privé, dominées par des financiers sans vision industrielle longue, n’investissent que très peu en R & D et, chiffrées en pourcentage du PIB, les dépenses de R&D sont en moyenne inférieures de 25 % à 40 % à celles que l’on observe respectivement au Japon, aux Etats-Unis ou en Allemagne !

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En réalité, un pays comme la France, qui dispose (pour l’instant) d’un excellent niveau de santé publique, dépense une part importante de son budget national dans l’éducation et possède un réseau infrastructurel conséquent, a le potentiel de devenir rapidement le « laboratoire industriel du monde » en orientant entre cinq à dix pour-cent de sa population active vers la recherche théorique et appliqué. C’est autour de ce secteur que six millions d’emplois « dirigés » doivent être créés si une politique de crédit public fait couler les océans, les fleuves et les ruisseaux de crédit dans le bon sens.

Rééquilibrage de l’aménagement du territoire

Une fois définie cette ambition devenue « mission nationale », les conditions optimales pour permettre à la population de l’accomplir doivent être étudiées et réunies.

En ce qui concerne le transport, nous estimons que le temps de transport quotidien maximal par personne ne doit en aucun cas dépasser les deux heures. Ceci est essentiel pour permettre à chacun de travailler, de se former, de se distraire, de se cultiver et aussi de s’investir auprès de ses enfants et de sa famille. Les bouchons et autres périples font perdre plusieurs millions d’euros par an à l’économie française.

La création de six millions d’emplois dans le domaine de la recherche et de l’industrie doit être accompagnée par :

  • LOGEMENT : une politique volontariste de logement permettant à chacun de louer ou d’acheter un logement décent proche de son lieu de travail. Les pratiques canadiennes, en matière de location, peuvent servir de modèle dans ce domaine.
  • SEUIL D’UN MILLION : Un plan national qui fixe la perspective permettant à une centaine de villes françaises moyennes d’évoluer d’ici 20 ans vers de vraies belles villes d’environ un million d’habitants chacune, le million d’habitants étant un seuil physique définissant le temps de transport quotidien dans une fourchette raisonnable.
  • UNIVERSITE, HOPITAL, METRO : Ces villes doivent être équipées d’une université « polytechnique » (lieu de rencontre entre recherche, éducation et création industrielle), d’un centre hospitalier universitaire, d’un métro urbain et de logements suffisants pour tous.

Ce plan permettra en priorité l’allégement des concentrations urbaines et la disparition des « ghettos » de l’Ile-de-France. Chaque citoyen aura droit à la ville.

Le réseau de transport ferroviaire, routier et fluvial doit être entièrement repensé en fonction de ce grand rééquilibrage territorial. Est-il logique aujourd’hui de passer par Paris pour aller de Lyon à Bordeaux ? Le retour d’une vision du long terme redonnera toute sa dimension au transport maritime, fluvial et ferroviaire. Bien qu’il y ait beaucoup à dire sur les autres modes de transport, l’exemple du fluvial permet de clarifier une approche globale de la politique de transport comme un tout.

Le trafic fluvial : une logique physique...

Si l’on considère le transport comme une transformation de l’économie physique (un travail), on constate que ce travail doit s’opérer en harmonie avec le principe de moindre temps (Fermat) et de moindre effort (Leibniz), principes qui varient selon le milieu et la topologie du lieu. En clair, on cherche donc à effectuer un travail maximal avec une dépense en énergie minimale.

Si l’on classe les modes de transport selon ce principe de la moindre dépense (physique) par tonne/kilomètre/heure, le transport fluvial apparaît tout de suite au sommet de cette hiérarchie. Une charge de marchandises à transporter flotte sur l’eau et on la déplace avec relativement peu d’énergie. Toujours selon ce principe de la moindre dépense physique, après le transport fluvial viennent, dans l’ordre, le chemin de fer, la route, l’avion, l’hélicoptère. Il est évident que les deltas des grandes rivières, ou leur confluents, ont offert à l’homme des infrastructures naturelles et « gratuites » permettant de fonder des ensembles de vie exceptionnels. Ce n’est certes pas un hasard si les quatre villes de France qui dépassent le million d’habitants (Paris, Marseille, Lille, Lyon) sont également des ports de mer ou des grands ports intérieurs. Remarquez que la Seine permet à elle seule d’acheminer 12 % du volume des marchandises entrant en Région parisienne.

Si aucun port de conteneurs français ne figure aujourd’hui parmi les vingt premiers (bien que Le Havre soit 8ème en Europe), c’est surtout parce qu’autour des ports français, un réseau dense d’infrastructures capables d’irriguer mutuellement et le port et le hinterland fait cruellement défaut. En abandonnant le développement de son réseau fluvial intérieur, la France a condamné ses grands ports.

A titre de contre-exemple, la situation géographique du port d’Anvers, situé entre 68 et 89 km à l’intérieur des terres, est paradoxalement son atout, car le pré- et post acheminement constituent une part de plus en plus importante du coût total de la chaîne logistique multimodale de toute zone portuaire.

Anvers fonctionne comme plate-forme multimodale, directement connectée aux corridors et aux réseaux trans-européens sur le plan fluvial, autoroutier, ferroviaire et aérien. Le port maritime est aussi le plus grand port ferroviaire d’Europe. 140 trains de marchandises en partent chaque jour tandis qu’une centaine y arrive. La gare de triage peut traiter 2800 wagons par jour et Anvers dispose de 4,8 km2 d’entrepôts couverts. Les formalités douanières y sont entièrement informatisées.

En revenant sur les principes physiques sous-jacents, nous dirons que là où c’est possible, surtout dans les grandes plaines, l’homme creusera des canaux. Là où la géographie nous pose quelques problèmes, on mettra du rail, et là où le rail a du mal à pénétrer, on fera des routes. Pour traverser la mer, le moindre effort est le bateau, suivi de l’avion. Il va de soi que chaque fois, la dépense d’énergie, par tonne/km/h, ira en s’accroissant, bien que la massification de la marchandise permettrait d’en réduire le coût.

Un pousseur de barges opérant un convoi de 4400 tonnes sur un canal à grand gabarit transporte l’équivalent de 4 trains entiers de marchandises ou de 220 camions de 20 tonnes. Avec 5 litres de carburant, un camion peut transporter une tonne de marchandises sur une distance de 100 km, tandis qu’avec le train on atteint 312 km et avec la voie d’eau, entre 215 et 500 km. Ainsi, on estime que le coût par tonne/km oscille entre 0,03 et 0,45 euro pour le fluvial, bien en dessous du rail et deux à trois fois moins cher que la route. Le trafic maritime obéit aux mêmes lois. Une part significative du trafic de conteneurs partant ou arrivant dans des départements français, détournés au profit d’Anvers, Zeebrugge et Rotterdam, le sont pour des questions de prix de bout en bout.

Par exemple dans le prix d’un trajet « door to door » de Troyes à New York, l’élément déterminant est le pré cheminement terrestre en Europe, jusqu’à 80 % du prix ! Aussi, la palette de l’offre de lignes de transport maritimes régulières entre Anvers et l’Extrême-Orient, et donc la Chine, est telle que, par exemple, 68 % des exportations du Val-d’Oise sortent par des ports étrangers…

…contre la logique financière

Contre cette logique physique (saine) s’est érigée une logique du court terme financier (néfaste). D’habiles comptables ont tenté de « rationaliser » les transports en éliminant des étapes, donc des coûts. Ainsi le fluvial (et le rail) représentent un coût annexe qui est celui des stocks. Pour gérer des stocks, il faut un lieu (pour lequel il faut dépenser un peu afin d’assurer une maintenance en chauffage, gardiennage, assurance, personnel, etc.). De plus, une partie du transport consiste à transborder d’un mode de transport à un autre. La grande trouvaille de nos économistes comptables fut le concept du « zéro stock » obtenu par une gestion logistique dite de « flux tendu », supposée réduire les coûts et les délais.

Concrètement, ceci implique par exemple que chaque matin, un camion apporte tout le nécessaire à une entreprise pour qu’elle puisse fonctionner une journée. Un autre camion partira avec le produit fini à la fin de la journée.

Où sont les stocks ? Sur la route, dans des camions souvent surchargés qui abîment le support sur lequel ils roulent et sont conduits par des chauffeurs engagés par des transporteurs peu respectueux des conditions de travail d’une main d’œuvre parfois clandestine, qu’ils recrutent dans certains pays de l’Est (Bulgarie). En dehors du milliard d’euros que coûtent les bouchons chaque année, on estime que sur les milliers de morts sur les routes de France, 70 % ont été provoquées par des poids lourds.

Un jour, il faudra inclure ce prix dans les coûts du transport. Le résultat de cette psychose comptable fut l’explosion du « tout routier » (et le Short Sea Shipping, transport maritime sur de courtes distances), en particulier au détriment du rail, et surtout au détriment du fluvial.

Entre 1997 et 2001, le transport routier a augmenté d’environ 20 %, tandis que le rail a chuté de 10 %. Notez que les deux plus gros transporteurs routiers de France, Geodis Calberson et Gefco, sont quasiment des filiales de la SNCF. Une SNCF qui, après s’être endettée à des taux scandaleusement usuraires auprès de banques privées, est à la recherche de revenus rapides qu’elle pense obtenir surtout grâce au TGV passagers sur des tronçons « rentables » et aux revenus des ses filiales dans le transport routier. Récemment, plutôt que d’embaucher afin de garantir la qualité du système, la direction de la SNCF a tout simplement décidé de réduire la vitesse des trains sur 15 000 km du réseau au lieu d’en assurer la maintenance et la régénération.

Le ferroutage et le merroutage, bien qu’utiles comme solutions temporaires, sont selon nous de fausses bonnes idées. Si elles permettent de revaloriser le maritime et le ferroviaire, elles évitent les vrais défis. Du point de vue de l’économie physique, il est clair que transporter les moyens de transport — au lieu de mettre en place un système moderne et efficace de transbordement des marchandises — implique une énorme dépense énergétique inutile : celui du déplacement sur la distance du véhicule transporteur. Mettriez-vous votre voiture dans le TGV au lieu d’en louer une sur place ?

Encore plus que le chemin de fer, la voie navigable est donc victime de la frénésie du court terme. Le court terme exige du zéro stock, et sans stocks, pas de fluvial. C’est pourquoi le fluvial a pu se maintenir dans le domaine des pondéreux (charbon, gravats, etc.) nécessitant de toute façon des stocks. Mais force est de constater que la logique même du système actuel va totalement à l’encontre du mode de transport le moins cher et le moins polluant : le fluvial.

Fluvial : état des lieux

La France possède 6967 km de voies dites navigables, c’est-à-dire un peu plus du tiers des 20 000 km de voies navigables d’Europe. Classées en 7 gabarits différents (de 0 à VI), chacune s’établit selon les critères suivantes : un « gabarit en plan » (longueur et largeur du bateau capable de passer dans le canal et les écluses) ; le « mouillage minimal » (degré d’enfoncement du bateau, donc limite des chargements) ; et le « tirant d’air » (ou gabarit aérien, par exemple hauteur limite pour passer sous les ponts).

Si les 1647 km de gabarit 0 (type canal du Midi construit sous Colbert) s’orientent vers une utilisation touristique (seulement 64 km sont encore utilisés à nos jours pour le fret), le reste du réseau se divise en trois parties.

  1. 3387 km du gabarit (I et II), dit « Freycinet » (chiffres de VNF), du nom du ministre des Transports, pour des péniches de 38-40m sur 5,25m avec une charge utile d’environ 250-350 tonnes (équivalent de 10 à 14 camions) ;
    Barge poussée transportant un cœur de réacteur nucléaire.
  2. 225 km de gabarit (III), dit « intermédiaire », pour des péniches de 90m sur 6m (650-1000 tonnes, ou 30 à 50 camions) ;
  3. 1708 km de grand gabarit (IV, V, VI), dit gabarit européen, autorisant des convois de 185 m sur 12m à grande capacité allant de mille à 4500, voire 5000 tonnes (170-200 camions).

Pour entretenir la voie fluviale, 640 millions d’euros seront investis dans les voies navigables entre 2000 et 2006, ce qui paraît bien maigre par rapport aux 7 milliards d’euros de déficit de la SNCF. De surcroît, par la loi de libéralisation du 16 janvier 2000, la décentralisation amènera graduellement et par étapes l’Etat à se désengager de l’entretien des infrastructures fluviales, transformées en attractions touristiques car privées d’utilité industrielle.

La flotte de la batellerie française comptait, en 1970, 7174 unités porteuses battant pavillon français, totalisant une charge utile d’environ 3 millions de tonnes. En 2003, elle ne compte plus que 1894 unités pour 1,3 million de tonnes de charge utile. Plus de 80 % de la flotte date d’avant 1970 (contre 50 % en Allemagne). Avec le non renouvellement des péniches automoteur type Freycinet (38,5 m de long), disparaîtra forcément l’emploi de 3387 km de canaux.

La France est donc bien mal classée au palmarès du transport fluvial. En 2000, la part fluviale dans le trafic des marchandises fut de 42 % aux Pays-Bas, 13,7 % en Allemagne, 12,5 % en Belgique et seulement 3 % en France. Et pourtant, de 1997 à 2001, le nombre de tonnes kilomètres assurées par le fluvial a augmenté de 20 % !

Car l’activité du transport est en hausse. Comme nous l’avons déjà indiqué, la délocalisation de la production de biens physiques vers l’Europe de l’Est et l’Asie nécessite forcément un accroissement de longs trajets de transport autrement superflus et source de dépendance. La sidérurgie allemande est ainsi aujourd’hui à la merci des cokeries chinoises, tentées de réserver leur production à une consommation uniquement domestique.

Dans ce contexte, c’est l’explosion récente du prix du baril de pétrole qui commence à convaincre les financiers de l’intérêt du fluvial. Une analyse de la nature des biens transportés en 2000 nous indique que 34 % sont des minéraux bruts et du matériel de construction (proportionnellement en baisse), 22 % des produits agricoles, 10 % du pétrole et 7 % des combustibles minéraux. A part des convois exceptionnels comme le transport des ailes et pièces détachées de l’Airbus A-380 entre Bordeaux et Toulouse, le fluvial se concentre sur les pondéreux et des produits nécessitant de toute façon des lieux de stockage. Depuis peu, le transport de conteneurs, finalement sollicité par des grands groupes de la distribution, provoque une petite relance de ce mode de transport.

La patte d’oie et au-delà

Le drame des canaux grand gabarit sur notre territoire, c’est qu’ils sont essentiellement des culs-de-sac. Or, c’est précisément l’interconnexion du réseau fluvial entre le nord et le sud qui sera un élément décisif pour provoquer un boom économique sans précédent.

Pour l’instant, et guidé par un pragmatisme à la merci d’une logique de rentabilité financière immédiate, on tente d’optimiser ce qui marche déjà. Pour cela, on construit la liaison Seine-Nord (environ 100 km de grand gabarit à construire entre l’Oise à Compiègne et Lille, entre 2006 et 2012), reliant Paris à Anvers (liaison Seine-Escaut) et à Rotterdam. C’est extrêmement utile, mais très insuffisant.

Le vrai grand défi, c’est de faire sauter « le bouchon » et d’entreprendre ce que les spécialistes appellent « la patte d’oie » : triple liaison Rhin-Rhône, Saône-Moselle (Nancy), Saône-Marne, etc.

Cette « patte d’oie » fut imaginée il y a plus de mille ans par Alcuin, sous Charlemagne.

Aujourd’hui, il s’agit plus précisément de mettre à la norme grand gabarit les 229 km reliant Chalons-sur-Saône à Mulhouse en passant par Montbéliard en suivant le Doubs. Cette liaison fera du couloir rhodanien le chemin de transport de moindre action, car elle trace le trajet le plus court entre la sortie du canal de Suez (Port-Saïd) et la Ruhr, cœur productif de l’industrie allemande.

Pour effectuer ce trajet aujourd’hui, on est obligé de passer, ou par les Dardanelles et le Danube relié au Rhin depuis 1993, ou par Gibraltar pour contourner l’Espagne avant de remonter le Rhin à Rotterdam. Le nouveau trajet par le couloir rhodanien raccourcirait le parcours actuel de plus de mille kilomètres et transformerait donc la France en un couloir de développement Nord-Sud. Il désenclaverait l’Afrique pour les Européens, l’Europe pour les Africains, et les deux pour le sud de la France.

Avec cette perspective, il est tentant d’imaginer le canal comme une vaste chaîne de montage pour des centrales nucléaires flottantes, probablement des réacteurs à haute température de la quatrième génération (HTR), indispensables au décollage des pays du Sud. D’ailleurs, à Montbéliard on construit déjà des cuves pour des centrales, capacité perdue pour l’instant aux Etats-Unis. Montées sur des plates-formes flottantes, on peut les terminer sur le parcours qui passe par Chalons, Lyon, etc. avant de rejoindre finalement l’Afrique à partir de Marseille. La réouverture du canal souterrain du Rove (7120m), reliant Marseille au Rhône, et la construction d’une liaison grand gabarit entre le Rhône et Sète, compléteront ce couloir de développement, pilier français du pont terrestre euro-afro-asiatique.

Le grand rééquilibrage de l’aménagement du territoire en vue de bâtir un pays polytechnique, comme nous l’avons esquissé auparavant, nécessitera de nouveaux couloirs de trafic fluvial. L’aménagement de la Loire (le plus long fleuve français), reliant Chalons-sur-Saône à Nevers, Bourges, Tours, Angers, Nantes et au canal de Bretagne, ainsi qu’un nouveau canal du midi reliant Narbonne à Toulouse et Bayonne seront à envisager.

Certains écologistes, quand ils se transforment en instruments verts du fascisme financier, comprennent très bien le rôle fondamental de l’aménagement des cours d’eau pour le développement de l’énergie nucléaire en France. La Compagnie nationale du Rhône (CNR), en effet, aménagea en grande partie le Rhône pour permettre l’installation des centrales, fortement tributaires d’un niveau d’eau régulé permettant leur refroidissement en toute période de l’année.

Le fanatisme vert contre la voie navigable et les barrages découle de la volonté systématique d’empêcher l’extension du nucléaire. Le prince Philip d’Angleterre en personne, l’homme qui déclara souhaiter se réincarner dans un virus HIV pour « rétablir l’équilibre démographique sur terre », n’a pas hésité à faire campagne en France avec le WWF contre le canal Rhin-Rhône, projet relancé à l’époque par Alain Juppé et soutenu par la ville de Lyon.

Dominique Voynet négocia l’apport des voix des Verts au PS en échange de l’arrêt du Rhin-Rhône et du démantèlement du surgénérateur Superphénix.

Aujourd’hui, ce grand projet de transport fluvial, pourtant pivot du pont terrestre eurasiatique sur le sol français, reste entièrement tabou. On pourrait presque dire que, heureusement, la crise économique et financière est si grave qu’elle fait éclater cet interdit et nous autorise de nouveau à penser l’économie physique pour le bien commun des générations futures.

A contrario, si nous échouons, notre pays risque de devenir un musée abandonné pour touristes imaginaires.