Discours de Jacques Cheminade sur la Syrie à l’Académie de Géopolitique de Paris

lundi 25 février 2013, par Jacques Cheminade

La vidéo de ce discours est disponible ici.

Je remercie l’Académie géopolitique de Paris de m’avoir donné aujourd’hui la parole, ce qui en France n’est pas très fréquent. Le martyre de la Syrie et de son peuple ne peut être pleinement compris qu’au regard de la situation internationale. Nous sommes en effet parvenus à un point de rupture du système financier et monétaire international dominant.

L’oligarchie qui le gère joue la carte du chaos et du conflit permanent pour conserver son pouvoir. Cette oligarchie repose sur un conglomérat d’intérêts financiers, un empire maintenant « hors sol » dont la grande lessiveuse d’argent et le centre sont la City de Londres et Wall Street, avec ses composantes que sont le Qatar et l’Arabie Saoudite, fournisseurs attitrés d’armes et des djihadistes.

Rien de nouveau sous le soleil d’Orient diront certains sceptiques et cyniques. L’Empire britannique pratique depuis plus de cent ans la stratégie de diviser pour régner en lançant les peuples, les ethnies et les réseaux tribaux les uns contre les autres pour entretenir un état de guerre permanente.

Tout État stable et assurant un certain développement de son économie et de son peuple est par nature son ennemi, quelle que soit la forme de cet État, car ce développement crée la base sociale d’une résistance au pillage financier.

Ce qui est nouveau cependant est que cette fois, par de là même le Proche et le Moyen Orient sont prêts à une escalade militaire vis-à-vis de la Russie et de la Chine, en qui ils voient leur principaux points de résistance. La Syrie est donc pour eux un maillon à faire sauter, ensuite et du même élan viendra l’Iran, puis le chantage à l’Est. L’arc de crise dont parlait Bernard Lewis risque ainsi, plus qu’on ne le croit, de devenir les Balkans du XXIème siècle.

Les dirigeants russes ont compris cette logique destructrice et s’y sont opposés comme Serguei Lavrov l’a déclaré à plusieurs reprises. Le processus est le suivant : un printemps arabe, un soulèvement légitime se déclenche contre des dictateurs, qui étaient, il faut le dire, auparavant les amis ou les associés de l’Occident. Et ces vagues sont ensuite utilisées par des provocateurs pour tenter de balayer les États eux-mêmes en les décomposant et imposant une guerre de tous contre tous.

Si nous examinons l’évolution historique sur une longue période, nous avons les étapes suivantes conduisant à la situation actuelle, et il faut le comprendre car si l’on ne comprend pas le passé, on répète ses erreurs. Premièrement, les accords Sykes-Picot du 16 mai 1916, partage du Proche Orient post-Ottoman attribuant les sphères d’influence à la France et au Royaume Uni. Un ordre colonial se trouve ainsi établi, tranchant dans le vif les divisions ethniques, confessionnelles et politiques. Par exemple, la confédération tribale des Chamaques se trouve répartie entre quatre Etats : l’Irak, l’Arabie Saoudite, la Syrie, la Jordanie.

Ce partage est fécond en conflit futur. Cependant pour un temps, les élites militaires et nationalistes, avec leurs dictateurs comme Hafez el Assad en Syrie et Saddam Hussein en Irak, s’érigent en gardiens de ces frontières arbitraires tracées par le colonisateur et tentent de faire émerger une classe moyenne dans leurs pays respectifs. Deuxièmement, l’invasion de l’Irak par les États-Unis ébranle cet équilibre instable à partir de 2003. Il était déjà ébranlé, mais l’ébranlement définitif c’est 2003.

Les idéologues néo-conservateurs américains, inspirés par leurs amis britanniques, veulent alors faire de l’État le plus fort de la région, l’Irak, un État faible, fédéral et fondé sur une logique ethnique confessionnelle. Il s’agissait d’en finir avec le vieux nationalisme arabe représentant un point de résistance possible et manifestant une hostilité radicale vis à vis d’Israël. Voilà les deux raisons de ce qui s’est passé.

Certains aux États-Unis ont cru sans doute à la possibilité de reconstruire cet Etat, d’autres cependant, une majorité, devenus dominants dans l’Empire britannique se transformant en Empire anglo-américain, ont pensé que le moment d’équilibre relatif ne pouvait plus durer et ont volontairement ouvert la boite de pandore des rivalités entre Kurdes et Arabes, Sunnites et Chiites, Musulmans et Chrétiens d’Orient et ainsi de suite.

Aujourd’hui, la Syrie est le pion suivant l’Irak. Sous prétexte de démocratie, c’est la cohérence même de l’État qui est visée. Après la Libye, pour déstabiliser la Syrie, ce sont les réseaux terroristes baptisés du nom d’Al-Qaïda qui se trouvent mobilisés. Recyclage en Syrie de djihadistes combattant en Libye, à partir de Benghazi notamment, par tous les réseaux mobilisés là-bas dans la guerre contre le régime Kadhafi (et l’on connait la personnalité de M. Belhadj ou bien d’autres). Certains qui sont passés par Istanbul, y ont été officiellement repérés.

Al Jabhat al-Nosra est devenu le fer de lance de l’armée syrienne dite libre au sein de laquelle de petits groupes se disputent le pouvoir et l’argent. Et les réseaux tribaux des Chamaques, auxquels appartiennent le roi d’Arabie Saoudite et le Prince Bandar, ont été mobilisés par Riyad pour armer les rebelles de l’est syrien. La poudrière visant à entraîner la Chine et la Russie dans un affrontement en espérant qu’elles s’inclinent devant le chantage, a été mise en place depuis le Londonistan.

Le même Tony Blair qui a fait établir le dossier sur les armes de destruction massive pour servir à la guerre contre l’Irak, a récemment déclaré que la guerre contre le terrorisme et les dictateurs s’étendrait sur une génération. L’oligarchie, après la phase Sykes Picot de gestion impériale par États interposés, est passée à la phase ultérieure qui est la phase de gestion de guerre permanente.

Le même Tony Blair a déclaré en 1999 à Chicago que le monde de la paix de Westphalie, le monde des États-nations, allait prendre fin. Résultat : un empire universel gérant un conflit permanent. Que cela soit viable ou non, c’est le but poursuivi : le dépérissement des États en féodalités ethniques et l’annihilation même du concept d’Etat-nation. Je crois que ce n’est pas viable.

Cependant, aujourd’hui la France ne fait rien pour arrêter la machine infernale, bien au contraire. Nous pratiquons une politique de droit d’ingérence en Syrie, en reconnaissant une Coalition nationale syrienne qui logiquement n’arrive même pas à s’entendre avec elle-même. Nous préconisons l’intervention en vue d’un changement de régime, entamée en Libye, sous le vocable de « responsabilité de protéger ». On a ajouté l’hypocrisie au non droit.

C’est conforme à la doctrine réaffirmée par Bernard Kouchner ce 17 février dans le Journal du dimanche – ce n’est pas que Kouchner soit quelqu’un d’important, mais ce qu’il dit est révélateur – et c’est conforme à la logique des néo-conservateurs américains et de l’ordre financier impérial de la City.

C’est tout à fait contraire à notre propre tradition historique, qui est de reconnaître des États, pas des régimes. Raison pour laquelle Charles de Gaulle avait reconnu l’Etat chinois dirigé par Mao Tse Tung, bien qu’il se fut agi d’un dictateur de la pire espèce.

Aujourd’hui, c’est la Russie qui, paradoxalement, je ne le dis pas pour plaire aux Russes mais parce c’est la vérité, est le pays qui s’en tient à la doctrine qu’hier nous défendions nous-mêmes.

Alors que nous, nous sommes en Syrie, et qu’auparavant nous avons été en Libye avec Nicolas Sarkozy et Bernard-Henri Lévy, ralliés à la politique de l’empire financier, que vous pouvez appeler britannique par sa tradition et anglo-américain par ses muscles. Nous prétendons certes aider les combattants « réellement » démocratiques en Syrie. Même M. Kouchner reconnaît que l’on ne peut séparer dans les combats, le supposé bon grain démocrate de l’ivraie que représentent les terroristes. Il dit (dans le Journal du dimanche) : « ceux qui disent que cela [intervenir et procurer des armes aux rebelles de Syrie] risque d’accélérer une prise du pouvoir par les Islamistes et de favoriser le terrorisme, ne comprennent pas que c’est déjà un peu le cas. » Lui-même l’a dit. Bel aveu !

Nous autres Français, nous soutenons donc de fait en Syrie, comme on l’a dit ceux que nous combattons au Mali, et nous recherchons le financement et les contrats de ceux qui entretiennent les djihadistes et les terroristes, au Mali comme en Syrie. Notre politique est devenue schizophrène et il faut en sortir. Ma conviction est que le chaos permanent ne peut conduire dans le monde qu’à un embrasement général. A terme, mais on ira là. La Syrie étant un maillon, ou bien la mèche conduisant au tonneau de poudre qui est cette fois-ci un arsenal thermonucléaire. Sergueï Lavrov l’a dit ; le général Nikolaï Makarov, le chef d’état-major des armées russes, l’a dit et répété, mais l’on prétend ne pas les écouter, ne pas les entendre.

Rappelons que Chokri Belaïd, l’opposant tunisien assassiné, ne soutenait pas la révolte syrienne, bien qu’on le présente comme legrand démocrate, parce qu’il dénonçait une collusion entre certains courants des Frères musulmans et les intérêts impérialistes anglo-américains. Il l’a dit à plusieurs reprises et sa femme l’a aussi répété depuis sa mort.

La seule solution, je le pense, est de dénoncer ce qui se passe, comme nous tentons de le faire ici. Sans être pour autant l’ami ou l’allié des Chinois ou de M. Poutine, ou de M. Bachar al-Assad, mais en concevant bien qui est aujourd’hui dans sa logique globalement prédatrice l’ennemi principal de l’humanité, c’est-à-dire la source d’instabilité permanente. La seule solution consiste, j’en suis convaincu, au Proche Orient et aussi dans le monde, de jeter les bases d’une politique de paix par le développement mutuel, réorientant les investissements vers des technologies de pointe partagées et la qualification du travail humain, autour de grands travaux d’intérêt mutuel.

En réunissant autour de cette initiative politique, sans exception – et comme on le disait du temps de ma jeunesse, en laissant les couteaux aux vestiaires – tous ceux qui acceptent d’en discuter et qui veulent un avenir. L’eau est sans doute le nouveau nom de la paix au Proche et au Moyen Orient. L’eau pour vivre et produire avec une perspective de développement mutuel susceptible de rallier tous les acteurs impliqués. Ceci bien entendu exige de changer dans le monde d’ordre financier et monétaire, avec des chefs d’Etat cessant de se soumettre et désormais s’imposant aux intérêts de la City, de Wall Street et à cette conception d’empire.

Est-ce une utopie ? Est-ce un rêve ? Je suis convaincu que non, car c’est en allant comme on va et en intervenant comme on le fait qu’on se dirige vers une destruction mutuelle assurée.

Questions à Jacques Cheminade

(extraits)

M. Laughland, Directeur des études de l’Institut pour la démocratie et la coopération de Paris :

Avec son suivisme épouvantable [à l’égard des Etats-Unis], que je désapprouve, l’Angleterre a quand même réussi à se profiler comme la première puissance militaire en Europe. Je vous pose la question : croyez-vous que la France, avec l’initiative qu’elle a prise en Libye et qu’elle prend maintenant au Mali, le fait par imitation de cette politique britannique ? Cherche-t-elle à redorer son blason militaire en Europe ?

Jacques Cheminade : Vous savez que Nicolas Sarkozy avait fait part de l’immense plaisir qu’il avait eu à se coucher dans les draps de Buckingham Palace. De ce côté-là, oui, il y avait imitation et suivisme. Et vous savez qu’il avait mis ses talonnettes pour rencontrer George Bush parce qu’il se jugeait inférieur à lui et qu’il voulait paraître plus grand. Là oui.

Aujourd’hui, on est dans une sorte de confusion des sentiments et des choses. Je pense que l’intervention au Mali est à double sens, et d’un côté, il faut en tirer profit dans ce qu’on peut faire.

D’un côté, il y a une intervention certaine contre ces terroristes, djihadistes, trafiquants de drogue, qui se dirigeaient vers Bamako. Maintenant, c’est la suite qui est importante : c’est quelque chose qui peut s’inscrire, si l’on continue dans la logique d’intervention et de guerre devenue permanente, dans la logique de cet empire anglo-américain ou ce que j’appelle l’empire de la City et de Wall Street.

Il y a une autre chance, et c’est une carte à jouer – mais dans la crise l’on ne doit pas, par désir d’être trop cohérent ou trop idéologue, la gaspiller – il y a carte ou une fraction de carte qui est à jouer en disant : voilà l’occasion de changer de politique en Syrie, d’être logique, et en changeant de politique en Syrie, de proche en proche, on sera obligé de changer de politique à l’égard de la Chine et de la Russie. C’est là qu’il y a une chance. Je suis persuadé qu’il y a une carte à jouer à ce niveau, mais je suis persuadé aussi qu’elle ne durera pas longtemps.