L’empire barbare vu par Shakespeare dans Titus Andronicus

dimanche 22 décembre 2013, par Agnès Farkas

[sommaire]

Cet article fait partie de notre dossier spécial Shakespeare contre Voltaire :

Faut-il se réjouir de voir les opprimés s’indigner contre les injustices commises à leur encontre, à l’image des bonnets rouges qui ont récemment cassé des portiques en Bretagne ? L’histoire montre qu’une révolte sans projet positif pour l’avenir est tout sauf révolutionnaire. L’indignation sans perspective dégénère souvent en violence pour le plus grand profit des oppresseurs. Les grands patrons bretons qui ont distribué les bonnets rouges à leurs propres victimes l’ont fort bien compris.

Au XVIIIe siècle, aux grands espoirs suscités par la Révolution française dans les milieux humanistes de toute l’Europe qui se battaient pour l’avènement universel de la République, suivirent colère et consternation lorsque la France descendit les cercles de l’enfer avec la Terreur, l’Empire et la Restauration. Dans ses Lettres pour l’éducation esthétique de l’homme, Friedrich Schiller déclare qu’« un grand moment de l’histoire a échu à un peuple petit ».

Au-delà de ce terrible constat, Schiller nous montre que pour qu’une Révolution apporte un projet de société positif, il faut que le caractère des citoyens soit sans arrêt ennobli par les idées du Bon, du Vrai et du Beau. L’éducation du caractère est la fonction fondamentale de l’art, contrairement à ce qu’on enseigne dans la société d’aujourd’hui où l’on réduit le Beau à une simple affaire de goût individuel, et l’art à une simple question de divertissement.

Grand connaisseur de la culture dite « classique » française qu’il tenait pour responsable de l’échec de la Révolution française, Schiller savait ainsi qu’il existe des conceptions de l’art qui visent à rendre les gens bêtes et méchants, c’est-à-dire incapables de penser et de menacer l’ordre établi.

C’est pourquoi nous avons pris le parti dans les trois articles qui suivent, de présenter à nos compatriotes deux pensées artistiques et politiques diamétralement opposées qui ont façonné l’histoire, celles de Voltaire et de Shakespeare, pour leur montrer qu’il existe une vie très excitante en dehors de la cage du classicisme français.

« Avec un couteau, [le rebelle syrien] perfore le torse [du cadavre d’un soldat] et découpe deux organes avant de les exhiber devant la caméra en déclarant : ’Nous jurons devant Dieu que nous mangerons vos cœurs et vos foies, soldats de Bachar le chien’. »

(Daily Mail, 14 mai 2013)

Argument

Les mercenaires romains d’hier et les bandes de terroristes d’aujourd’hui ont un même maître : un empire oligarchique qui tente de se maintenir depuis des siècles au détriment de l’humanité. Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, cet empire a été essentiellement perse, romain, vénitien et britannique.

Le fondement idéologique d’un empire le conduit toujours à sacrifier son futur au profit du présent, à l’image de Saturne dévorant ses enfants pour conserver son pouvoir. Bien qu’il paraisse indestructible et pérenne, il doit, pour survivre, invariablement conquérir de nouveaux territoires et s’agrandir au détriment d’autres peuples en sacrifiant sa jeunesse dans des guerres incessantes. Incapable d’engendrer ses propres richesses, il doit piller.

C’est là le paradoxe et l’histoire nous fait savoir la fin irrémédiable des empires d’hier comme d’aujourd’hui. William Shakespeare le démontre brillamment dans l’ensemble de son œuvre qui comprend quatre pièces et un long poème consacrés à Rome.

Parmi ces pièces, le Titus Andronicus est celle qui met en scène la plus grande barbarie. En effet, au nom du droit, de la justice et de la vertu romaine, le protecteur de Rome contre les Goths, Titus, devient la cause de la mort de ses enfants et va jusqu’à tuer sa propre fille Lavinia. Il en découle une série d’évènements qui aboutit à la prise du pouvoir par Lucius, le dernier fils vivant de Titus, accompagné par… les Goths. La toute puissante Rome est alors condamnée !

I. Les poètes gréco-romains inspirateurs de Shakespeare

1) Andronicus, un poète gréco-latin

La poésie grecque inspire incontestablement Shakespeare et cette pièce porte le nom d’un esclave grec affranchi et dramaturge, [Titus] Livius Andronicus (vers -280, vers -200). Il est le premier poète gréco-latin dont le nom nous soit connu.

En 240 avant J.C., Livius Andronicus écrit et présente à Rome des drames théâtraux traditionnellement considérés comme les premières œuvres littéraires écrites en latin. Il est un précurseur, un passeur de témoin entre la littérature grecque et ce qui deviendra la nouvelle littérature latine. Il a composé de nombreuses œuvres en s’inspirant des grands dramaturges grecs comme Homère, Eschyle, Sophocle ou Euripide.

Hormis quelques titres de ses œuvres, il ne reste plus que les fragments de huit fabulae cothurnatae (tragédies d’argument grec) mais malheureusement, aucune trace de son Tereus (Térée) et du Progné et Philomèle qui ont inspiré le repas sanglant du Titus Andronicus de Shakespeare. Livius Andronicus traduit en vers saturniens l’ Odyssée d’Homère – ce qui n’a pas été d’une grande facilité face à la rigidité des règles poétiques romaines – et en qualité de grammaticus (rhéteur), il enseigne son Odusia (Odyssée) à ses élèves.

Comme tous les grands poètes, Homère était un ennemi de l’empire. Dans l’ Iliade et l’ Odyssée , les dieux représentent une caste d’oligarques qui excitent les humains à la guerre. Andronicus s’inscrit donc ainsi dans une tradition hostile à l’idéologie d’empire.

Mosaïque représentant les acteurs d’un théâtre romain.

Bien sûr, le fait que l’Ulysse d’Homère, semblable à Énée, le personnage légendaire considéré comme le fondateur de la souche romaine, ait longtemps erré en mer Méditerranée en quête d’une patrie, va grandement aider à la promotion de l’ Odusia . Andronicus a pu ainsi faire adopter la culture théâtrale classique grecque et influencer les poètes et dramaturges romains comme Horace ou Plutarque, pour plusieurs siècles. De plus, son initiative a rendu disponible au peuple romain ce texte fondamental d’Homère que seuls quelques individus cultivés pouvaient lire jusqu’alors.

Au début du XXe siècle, des études à caractère philologique et linguistique sur le texte de l’ Odusia ont été entreprises et les historiens du théâtre latin ont tenté de réhabiliter en partie son œuvre, à l’exemple de William Beare qui écrit en 1908 dans I Romani a teatro  :

Rétrospectivement, les Romains considérèrent [Livius] Andronicus comme une figure respectable, mais un peu incolore. Son importance est celle d’avoir été un pionnier. Il trouva Rome sans littérature et sans drame écrit. Il traça les rails le long desquels la tragédie et la comédie étaient destinées à se développer pendant cent cinquante ans.

2) Virgile glorifie Rome dans l’Enéide

William Shakespeare a écrit ses quatre pièces romaines en « inversant » le temps. Il compose tout d’abord le Titus Andronicus (1593) qui traite alors de la décadence et de la fin de l’empire, puis Jules César (1599) qui marque le passage de la république à l’empire, ainsi qu’ Antoine et Cléopâtre (1608), et enfin Coriolan (1608-1609), qui se situe au début de la toute jeune république romaine [1]. Ces quatre soldats représentent tous la filiation d’Enée le Troyen, dont le poète Virgile (-70, -19) chante les combats et la vertu (le courage du soldat) dans son Enéide .

Pour comprendre l’esprit du Titus de Shakespeare, il faut entrer dans l’esprit de la Rome de l’ Enéide, qui est un long poème à la gloire de Rome et de son empereur Auguste, contemporain de Virgile, représenté par ce dernier sous les traits d’Enée. Lorsque Enée quitte Troie ou Ilion conquise par les Grecs, vers les XIII-XIIe siècles avant J.C. [2], et débarque sur les côtes d’Italie à Lavinium [3] accompagné de son fils Iule, c’est à la demande des dieux dont il se prétend le fils (Enée est le fils de Vénus). En effet, comme l’explique Virgile, ces dieux qui avaient pris le parti de Troie pendant son siège, se retrouvent donc apatrides et veulent s’installer en Italie. Ils deviennent ainsi les dieux romains.

Ce n’est donc qu’un règlement terrestre d’une bataille céleste entre diverses factions au sein de l’Olympe qui serait la cause de la naissance de Rome. L’ Enéide débute ainsi :

Je chante les combats et ce héros qui, le premier, des rivages de Troie, s’en vint, banni du sort, en Italie, aux côtes de Lavinium  : longtemps il fut le jouet, et sur terre et sur mer, de la puissance des dieux Supérieurs, qu’excitaient le ressentiment de la cruelle Junon  [4] ; longtemps aussi il eut à souffrir les maux de la guerre, avant de fonder une ville et de transporter ses dieux  [5] dans le Latium : de là sont sortis la race latine, les pères albains  [6] et les remparts de la superbe Rome.

L’ Enéide répond à l’ Iliade d’Homère en donnant à Enée l’apatride et le vaincu de Troie, la victoire et le pouvoir à Lavinium [7]. Enée se montre vertueux, pieux et obéissant aux dieux querelleurs qui le poussent sans arrêt au combat pour que règne sa race. Pour connaître mieux la destinée de sa descendance, il descend aux enfers visiter son père Anchise :

Toi, Romain, souviens-toi de régir les peuples sous ton empire : tes arts à toi seront d’imposer les conditions de la paix, d’épargner les vaincus et de dompter les superbes. Ainsi parlait le vénérable Anchise.

Il ne le fait pas sans profit car les promesses des dieux sont magnifiques puisqu’ils donneront à sa descendance le pouvoir de fonder Rome et sa très fameuse Pax Romana (rien d’autre que le pillage, l’esclavage et l’occupation militaire pour les peuples vaincus). Il faut souligner ici que ces dieux ont l’air très humanisés et fort arrangeants pour leur descendance terrestre.

Les descendants d’Iule, la gens Julia, incarnent les vertus du soldat romain – énergie, ténacité, opiniâtreté – qui se bat pour les dieux de l’antique Ilion, sans qui la cité romaine et l’empire n’existeraient pas. Outre la vertu romaine, ils doivent magnifier le « droit et l’honneur chevaleresques », seuls garants du maintien de la destinée troyenne. Il faut ici rappeler que le chevalier n’est autre qu’un aristocrate possédant terres et esclaves, ainsi que le droit de battre monnaie ; il est le véritable pouvoir politique de l’époque. L’empereur est choisi par cette aristocratie guerrière, il représente et défend avant tout sa caste et ses dieux.

Titus Andronicus, tout comme Coriolan, sont membres de la Julia : dans les deux pièces correspondantes, Shakespeare démontre la superficialité des qualités romaines et surtout le germe idéologique qui mène l’empire à sa chute. Aujourd’hui comme à son époque, les descendants de Guillaume le Conquérant et du Roi Jean qui trônent à Buckingham Palace se proclament héritiers de la Rome troyenne. Ils s’attribuent ainsi des ancêtres légendaires, tout comme Virgile l’avait fait avec Auguste. Pour survivre, hier comme aujourd’hui, l’empire a besoin d’occuper une « nouvelle terre » qu’il habitera comme un parasite, c’est-à-dire jusqu’à épuisement de l’hôte.

3) La critique de Rome par ses contemporains

Contrairement à Virgile, certains auteurs romains n’ont pas attendu Shakespeare pour se montrer critiques à l’égard de l’empire et de ses dieux. «  Celui que Dieu veut détruire, d’abord il le rend fou  » disait Sénèque (vers -4, 65). Dans ses Métamorphoses , Ovide (-43, 17 ou 18) commence par présenter la création de l’univers et la naissance des dieux. Il montre ensuite les implications sur Terre de ce que provoquent ces dieux. Comme ces derniers sont querelleurs, la guerre et la violence en découlent. C’est ainsi qu’il écrit dans L’âge de fer  :

On vit de rapt ; l’hôte n’est pas en sécurité auprès de son hôte, ni le gendre auprès de son beau-père ; entre frères mêmes, la bonne entente est rare. L’époux est une menace pour la vie de son épouse, l’épouse pour celle de son mari ; les redoutables marâtres mêlent aux breuvages les livides poisons ; les fils, devançant la date fatale, complotent contre la vie du père. La piété gît vaincue, et la dernière des hôtes célestes, la vierge Astrée [8] , a abandonné la terre ruisselante de sang. 

Virginius poignardant sa fille.

Pour Augustin d’Hippone (354, 430), la Julia et ses dieux possèdent Rome et la portent à sa destruction. L’ennemi est à l’intérieur de la ville : ce sont ces grandes familles aristocratiques et leurs dieux qui imposent la guerre et la dépravation morale de sa population, et ceci depuis la première conquête du sol italien par Enée. Il écrit dans le livre 1 Volume 1 de La Cité de Dieu   : «   Et le récit de Virgile n’est qu’un poétique mensonge ? Non, non, c’est le fidèle tableau de la désolation ordinaire d’une ville au pouvoir de l’ennemi.  » Ainsi, si Rome est tombée sous l’invasion des Goths, la faute n’en est qu’à elle-même.

Si le Titus Andronicus de Shakespeare est violent, c’est parce que Rome elle-même est violente. Shakespeare en trouve les modèles pour sa pièce chez les auteurs romains. En particulier, le Progné et Philomèle d’Ovide, le Thyeste de Sénèque ou l’histoire du roi de Phrygie Tantale font la trame de la pièce. Dans ces trois exemples, le père mange ou donne à manger ses enfants, car c’est bien là l’histoire du Chronos grec (le temps), la divinité primitive du Saturne romain, dévorant ses enfants pour ne pas céder son pouvoir. Dans le Titus de Shakespeare, Tamora et Saturnus banquettent d’un pâté fait de la chair et du sang des enfants de Tamora sacrifiés auparavant par Titus et sa fille Lavinia. Cette dernière se venge ainsi de son viol et de ses mutilations, mais elle est ensuite sacrifiée par son père «  parce que sa fille ne devait pas survivre à sa honte, et renouveler sans cesse par sa présence les douleurs de Virginius  ».

Pour expliciter cette allusion à Virginius, citons l’historien et homme politique romain Aurelius Victor (vers 327, vers 390), qui écrit dans De Viris illustribus , le témoignage suivant :

Le peuple romain, ne pouvant plus supporter la turbulence de ses tribuns, créa des décemvirs pour lui donner des nouvelles lois écrites. Il arriva qu’après s’être concertés pour retenir leur pouvoir au-delà du terme prescrit, le tribun Appius Claudius conçut une violente passion pour Virginie, fille du centurion Lucius Virginius (an de Rome 302 à 304) qui faisait la guerre sur le mont Algide. Ne pouvant la séduire, il suborna un de ses clients, et l’engagea à la réclamer comme son esclave. Accusateur et juge, il était bien assuré du succès. Averti de ce qui se passe, le centurion arrive à Rome le jour même du jugement ; il voit sa fille adjugée au client d’Appius ; il obtient de l’entretenir en secret, la tue, charge le cadavre sur ses épaules, et retourne à l’armée. Ce triste spectacle anime les soldats à tirer vengeance du crime d’Appius ; ils élisent dix tribuns militaires, s’emparent du mont Aventin, forcent les décemvirs de se démettre de leur autorité, et les punissent tous ou de la mort ou de l’exil. Appius Claudius fut mis à mort dans la prison .

Ainsi, le Titus de Shakespeare est prêt à sacrifier jusqu’à ses enfants pour la gloire de la Julia romaine. Il « suicide » sa fille Lavinia consentante qui porte le nom de la femme d’Enée, pour sauver leur honneur à tous deux.

II. Le Titus Andronicus de Shakespeare

1) L’époque du Titus

Comme à l’accoutumée, les spécialistes ont glosé longtemps sur la paternité shakespearienne du Titus . Laissons cela de côté pour entrer dans l’histoire en tentant plutôt de comprendre dans quel contexte culturel et politique s’inscrit la publication des pièces de ce genre.

La tragédie du Titus est une suite invraisemblable de viol, de mutilations et d’assassinats, dit-on ! Toutefois, il faut préciser que la tragédie sanglante est un genre classique à l’époque élisabéthaine. Les contemporains de Shakespeare, comme Kid, Marlowe ou Webster, ont attiré un public de connaisseurs avec des pièces de la même veine. Malgré tout, le Titus détient un record avec quinze meurtres et exécutions et un viol avec mutilations.

En tout état de cause, si Rome est sanglante, l’époque de Shakespeare n’est pas en reste : dans la même journée, un habitant londonien pouvait assister aux dernières heures d’un condamné à mort (supplices divers et raffinés et décapitation), avec des bateleurs qui amusaient la foule pendant l’exécution, puis aller voir et entendre une pièce théâtrale.

Cependant, il ne faut pas s’y tromper : Shakespeare ne met pas la violence en scène par une espèce de fascination morbide, mais il montre aux citoyens les conséquences violentes de la culture d’empire qui prend racine en Europe au moment où il écrit. Cette attitude est très différente des divertissements du XXIe siècle, qui érigent la violence en culte. Considérez par exemple ces jeux vidéo violents comme Grand Theft Auto V, qui vous donnent la sensation d’être dans la peau d’un tueur sans quitter votre chambre. Du pain et des jeux pour contenir le citoyen romain…

Plusieurs hypothèses penchent vers une collaboration probable entre Marlowe, Kid, Green, George Peele et Shakespeare. Ce qui n’est pas impossible : ces auteurs se connaissaient et ont dû « coécrire » assez fréquemment. Ceci n’est pas un scoop ! On peut toutefois noter certaines analogies avec d’autres œuvres de Shakespeare et en particulier son poème Le viol de Lucrèce . Les pièces romaines ne peuvent être comprises en dehors de la bataille qui se mène en Europe entre les cercles humanistes augustiniens dont fait partie Shakespeare, et les forces héritières de la gentry d’Iule.

2) Le Titus de Shakespeare

Regardons maintenant le Titus de Shakespeare, non pas simplement dans l’enchaînement des évènements du drame, mais dans le message qu’il porte. Rapidement Shakespeare va faire passer Titus du triomphe à la déchéance et ceci dès la première scène. Ce général romain vertueux, qui a perdu 21 de ses fils à la guerre, ramène victorieux à Rome Tamora, la reine des Goths, et ses trois fils. Dès son arrivée, il se trouve face à Saturninus et Basanius, les fils du dernier empereur romain, qui le jalousent car il est plébiscité par le peuple du fait de sa bravoure. Les deux frères réclament chacun un pouvoir impérial sans partage :

Saturninus – Nobles patriciens, patrons de mes droits, défendez par mes armes la justice de ma cause ; et vous, concitoyens, mes chers partisans, faites valoir avec vos épées mon titre héréditaire. Je suis le fils aîné de celui qui, le dernier, a porté le diadème impérial de Rome ; faites donc revivre en moi la dignité de mon père, et n’outragez pas mon âge par une dégradation.
 
Basanius – Romains, amis, partisans, défenseurs de mes droits, si jamais Basanius, le fils de César, a trouvé grâce aux yeux de la royale Rome, gardez cette entrée du Capitole, et ne souffrez pas que le déshonneur approche du trône impérial, consacré à la vertu, à la justice, à la continence, et à la noblesse ; mais faites que le mérite brille dans une pure élection, et combattez, Romains, pour assurez la liberté de votre choix.

Ici, il n’est question que de vertu, justice et droit. Des mots qui sonnent bien aux oreilles. Mais qu’est-ce au juste que la vertu, la justice et le droit dans la bouche des membres de la Julia ? Comme cela est déjà exprimé plus haut, la vertu est le courage du soldat qui défend la filiation d’Iule et de ses dieux ; la justice est la reconnaissance de l’aristocratie, seuls hommes libres car les esclaves doivent se soumettre à celle du maître ; et le droit est sans conteste celui du conquérant. Saturninus et Basanius sont donc à glaives tirés au moment où Titus entre dans Rome accompagné de ses quatre derniers fils, de ses soldats et des prisonniers : «  Salut Rome, victorieuse dans tes vêtements de deuil  », dit-il en guise d’éloge funèbre pour ses enfants tombés au combat.

Le Titus présenté par la BBC.

La destinée de Rome est bien la mort, cette mort omniprésente dans sa culture sacrificielle. Et comme le commandent les rites romains, son fils Lucius exige le sacrifice du fils aîné de la reine des Goths, auquel Titus consent malgré les supplications de Tamora. Le sacrifice consommé, Rome veut le glorifier et le proclamer empereur. Il se dit alors usé et vieillissant, refuse le sceptre et désigne comme empereur Saturninus, un homme faible de caractère et lubrique, qui épouse et nomme donc impératrice Tamora, l’ennemie mortelle du protecteur de Rome.

La suite de la pièce est une extermination réciproque entre les clans de Titus et de Tamora, jusqu’à ce que Lucius, le dernier survivant des enfants de Titus, revienne d’exil pour « libérer » Rome avec une armée de Goths qu’il est allé recruter dans les territoires barbares conquis précédemment. Tous les autres personnages étant morts, Lucius est nommé empereur de Rome à la fin de la pièce.

Shakespeare nous montre ainsi ironiquement que la Rome éternelle est tombée sous le joug des Goths, par sa propre attitude suicidaire. Derrière cette ironie se trouve le reproche que certains amis romains d’Augustin d’Hippone avaient adressé à ce père de l’Eglise, contemporain de la chute de Rome. Selon eux, en effet, en introduisant à Rome une morale basée sur le respect d’autrui, les chrétiens avaient affaibli la vertu romaine. Augustin, qui voulait sauver Rome, répondait à juste titre que les Romains étaient les auteurs de leurs propres malheurs.

3) Le crime de Lucrèce

Titus (s’adressant à Lavinia) — Quel est le seigneur romain qui a osé commettre ce forfait ? Saturninus se serait-il dérobé, comme jadis Tarquin, qui abandonna son camp pour déshonorer le lit de Lucrèce ? 

Dans l’acte II, les fils de Tamora, Chiron et Démétrius, après avoir tué son époux Basanius, violent Lavinia et lui coupent la langue et les mains pour qu’elle ne puisse pas les désigner comme ses agresseurs. De son côté, Tamora fait assassiner deux des fils de Titus soupçonnés d’être les meurtriers. Plus tard, Titus et Lavinia égorgent les deux fils de Tamora qu’ils servent en pâté au couple impérial. Ironiquement, la femme de Saturninus dévore ainsi ses propres enfants.

Comme on le voit dans la citation ci-dessus, le viol de Lavinia renvoie à celui de Lucrèce par son cousin Sextus Tarquin, suivi de son suicide, auquel Shakespeare a consacré un long poème. Le viol de Lucrèce a également été commenté par Augustin d’Hippone.

Augustin d’Hippone

Augustin d’Hippone (St Augustin)

Une atteinte à la gloire de Rome est un crime qui ne mérite aucun pardon. Le citoyen romain est soumis à une telle dictature de l’opinion qu’il préfèrera sacrifier sa vie que représenter une souillure encore vivante qui porterait atteinte à la vertueuse cité.

Le suicide de Lucrèce peut porter un éclairage sur la véritable substance politique d’un empire.

Shakespeare et Augustin voient en Lucrèce un orgueil qui l’empêche d’accéder à toute compassion pour autrui (son père, son mari et son cousin Brutus) et encore moins pour elle-même.

Voici le contexte politique : le septième empereur romain, Lucius Tarquin (-535, -509) dit le Superbe (entendez le Cruel), a assassiné son beau-père Servius Tullius pour prendre le pouvoir et tyranniser la population. Ses coups portent surtout sur ses opposants au Sénat qu’il fait éliminer.

Dans son Histoire Romaine , Tite-Live nous dit de Lucius Tarquin :

Craignant que l’exemple qu’il avait donné en s’emparant injustement du pouvoir ne se retourne contre lui, il se fit accompagner d’une garde armée : c’est par un coup de force en effet qu’il avait acquis le pouvoir, sans passer par les suffrages populaires ou l’avis du Sénat. Il ne pouvait pas davantage espérer l’amour de ses sujets et ne devait compter que sur la terreur pour asseoir son autorité. Pour augmenter son effet, il instruisait seul et sans consulter personne les causes capitales ; sous ce prétexte, il tuait, envoyait en exil, condamnait à la confiscation des biens les suspects, ses ennemis ou même ceux dont il n’avait rien à attendre que les dépouilles.

Ses coups frappaient surtout le Sénat : il en élimina beaucoup de membres et décida qu’ils ne seraient pas remplacés afin d’affaiblir l’ordre : privé de son prestige, il s’indignerait moins de n’être plus consulté sur rien.

Lucrèce (Rembrandt, 1666).

Aussi violent que son père Lucius, Sextus Tarquin tombe amoureux de Lucrèce, la femme de son cousin et opposant politique, le sénateur et général Tarquin Collatin.

Accueilli conformément à son rang par Lucrèce, il attend la nuit pour pénétrer dans sa chambre et la violer sous la menace d’un couteau.

Pour l’aristocrate Lucrèce, ce viol n’est pas seulement une honte pour elle-même, mais surtout pour son clan politique, et c’est pourquoi elle se tue sous les yeux de son mari et de son père en leur faisant promettre vengeance.

Tarquin Collatin soulève le peuple avec l’aide de son cousin Junius Brutus et de son beau-père Tricipitinus. Ils soumettent Lucius Tarquin et sa famille à l’exil et prennent le pouvoir politique de la cité.

Dans La Cité de Dieu , Augustin d’Hippone démontre brillamment l’inanité du geste de Lucrèce :

Mais comme la pureté est une vertu de l’âme, et que la force, sa compagne ordinaire, la rend capable de supporter tous maux plutôt que de consentir au mal ; comme nul, malgré sa constance et sa chasteté, ne peut répondre des accidents dont sa chair est passible, mais seulement des adhésions ou des refus de sa volonté, qui serait donc assez insensé pour se croire déchu de la chasteté, parce que la chair est livrée aux brutales passions d’autrui ? Si la chasteté se perd ainsi, certes elle n’est plus une vertu de l’âme ; elle ne compte plus au nombre des biens qui font une bonne vie ; mais parmi ces biens temporels, tels que les forces, la beauté, la santé et autres avantages semblables, dont l’altération n’ôte rien à la sagesse, rien à l’innocence des mœurs.

Tout comme le soldat romain vertueux, Lucrèce se tue par obéissance à l’autorité d’un pouvoir temporel car si elle ne se frappait pas, elle serait coupable de trahison. Elle ne peut mépriser l’ordre établi car sa faute rejaillit sur sa caste et sur la cité.

Pour Augustin, Lucrèce rougit du crime commis sur elle, et non pas avec elle. Cette fière romaine, trop jalouse de la gloire, craint que survivre ne l’expose au soupçon, qu’on ne l’accuse de complicité et que le nom de son mari ne soit sali. La honte d’être jugée par Rome fait d’elle une meurtrière : «  Mais cet assassin, c’est Lucrèce, cette Lucrèce tant vantée, c’est elle qui a versé le sang de la chaste et malheureuse Lucrèce.  »

William Shakespeare

Chez Shakespeare, Titus compare sa fille violée Lavinia à Lucrèce. Comme Augustin, Shakespeare condamne l’orgueil et la cruauté de l’aristocrate romaine dans son poème Le Viol de Lucrèce  :

Pour l’amour de moi, de celle qui pouvait si bien te charmer quand elle était ta Lucrèce, écoute-moi maintenant ; venge-moi sur le champ de celui qui s’est fait ton ennemi, le mien, le sien ; suppose que tu me protèges contre l’attentat déjà commis ; la main forte que tu me prêtes arrive trop tard ; mais du moins que le traître meure, car ne pas faire justice, c’est fomenter l’iniquité.

Mais, avant que je le nomme, dit-elle, s’adressant à ceux qui étaient venus avec Collatin, donnez-moi votre parole d’honneur que vous tirerez au plus vite vengeance de cet affront ; car c’est une action méritoire, légitime, de poursuivre l’injustice d’un bras vengeur. Les chevaliers sont tenus par leurs serments de faire droit aux dames outragées. 

Ce magnifique poème fait écho à La Cité de Dieu d’Augustin. Il est aussi un contrepoint au Titus dans le sens où si, dans le Titus, toute la violence des différents acteurs est exprimée sur scène, par contre, dans le Viol de Lucrèce , bien que l’acte soit violent, il n’est exprimé que par la pensée de Sextus et de Lucrèce : sa réalité est en dehors du monde sensuel. En effet, Shakespeare entre dans l’âme de chacun d’eux et la violence de l’acte n’en est que plus véritable et plus grande.

Le lecteur est pris dans la tourmente exprimée par la noirceur de ces deux esprits. Dans la première partie du poème, Sextus exprime sa volonté folle et ses hésitations à accomplir son forfait et le viol accompli, fuit à travers les ténèbres.

…vainqueur captif pour qui le triomphe est désastre ; il emporte la blessure que rien ne guérit, cicatrice qui restera en dépit de toute cure, et il laisse sa victime en proie à des angoisses plus grandes encore.

Dans la deuxième partie, Lucrèce fait le compte de sa déchéance et se détermine à son suicide.

Temps monstrueux, compagnon de la hideuse nuit, rapide et subtil courrier du sinistre souci, vampire de la jeunesse, esclave faux des fausses jouissances, vile sentinelle de malheurs, cheval de bât du vice, trébuchet de la vertu, tu nourris tout, et tu assassines tout ce qui est. Oh ! Ecoute-moi donc, temps injurieux et changeant, sois coupable de ma mort, puisque tu l’es de mon crime.

Lucrèce croit aux forces inéluctables du destin et les appelle pour la seconder dans sa détermination à son crime. Elle n’a de compassion ni pour elle-même, ni pour les membres de sa famille et de sa cité ; comme pour Titus et Lavinia, seule compte l’orgueilleuse vengeance.

Cette vengeance, qui apporte à Rome un changement des forces politiques, chasse le tyran Tarquin et sa famille, mais ne change rien à l’idéologie culturelle de l’empire. En effet, Brutus et ses alliés ont rétabli la « République » romaine, mais celle-ci reste dirigée par une élite composée du Sénat et des grands propriétaires terriens détenant le pouvoir de battre monnaie ; c’est-à-dire qu’une grande part de la population ne peut accéder au débat politique, car elle ne représente qu’une basse classe maintenue dans l’ignorance et née pour servir les grandes familles oligarchiques financières.

III. La Nouvelle Atlantide

Au fil des siècles, ces grandes familles oligarchiques financières, héritières d’aristocraties archaïques perses, se sont donc déplacées de Perse à Rome, puis de Venise à Londres. Il faut souligner ici que, depuis 1200 avant JC, ces puissances financières exercent un contrôle commercial maritime pour subvenir à leurs besoins par un pillage des territoires continentaux. Voici quelques étapes du processus : l’Empire perse installe tout d’abord son centre financier dans l’île de Délos, en mer Egée, contrôlant Athènes puis tout le continent grec après la mort de Périclès. A ce moment, c’est Delphes qui devient le centre de contrôle monétaire bancaire et culturel. L’accès est alors ouvert vers la mer Ionienne et l’Adriatique [9].

Après l’assassinat d’Alexandre le Grand (-356, -323), et avec la conquête de la Sicile et de l’Italie, ce pouvoir se déplace à Rome. De Perse, l’Empire devient alors romain et la Méditerranée est le nouvel axe du pillage commercial. A la chute de Rome, une partie des grandes familles s’installent à Venise, dont l’importance croît jusqu’à dominer l’Europe au moment de la chute de Byzance en 1204. Plus tard, au XVIe siècle, les grands argentiers que sont les fondi vénitiens sont gravement menacés par la Ligue de Cambrai. Progressivement, ils décident de recentrer leurs activités à Amsterdam, puis Londres et sa City, d’où ils exercent depuis lors un contrôle politique, commercial et philosophique sur le continent eurasien et le monde atlantique.

Cette oligarchie s’oppose à toute idée d’Etat-nation souverain. C’est au milieu de cette faune politique que Shakespeare a ses pires ennemis. Pour lui, la poésie et le théâtre sont une arme politique pour éduquer le peuple contre la tyrannie.

1) Du droit divin

Jacques 1er d’Angleterre.

A sa mort en 1603, Elisabeth 1ère laisse un vide de pouvoir dans un royaume où les agents vénitiens, comme Francisco Zorzi (1466, 1540), avaient déjà dévoyé son père Henri VIII (1491, 1547). En effet, sur les conseils de Zorzi flattant son obsession pour obtenir le divorce avec Catherine d’Aragon et épouser Anne Boleyn, Henri VIII a coupé les ponts avec la Rome catholique et bâti une théocratie en créant la religion anglicane. Ainsi, devenu roi et pape, il a pris les pleins pouvoirs mais laisse après lui une opposition politique qui sera largement opprimée par ses successeurs.

En 1599, lors du quatrième anniversaire de son fils Henri (1594, 1612), Jacques Stuart IV (1566, 1625), roi d’Ecosse et futur roi d’Angleterre Jacques 1er à partir de 1603, écrit un petit texte, le Basilikon Doron (Droit divin ou Droit du roi) , Instruction à mon fils Henri, pour bien régner . En premier lieu, le livre sera édité en seulement sept exemplaires dont certains sont remis aux précepteurs d’Henri. Très vite, le « secret » est dévoilé et des copies de ce livre circulent à la cour d’Elisabeth et émeuvent les proches de la reine qui redoutent un coup d’Etat de la part de l’héritier de la couronne. Il y a de quoi : le Basilikon Doron est la consécration de la monarchie absolue et le futur roi prépare son heure ! Immédiatement, il introduit une préface « à l’usage du lecteur » et afin d’éviter de « fâcheuses interprétations », il y affirme son dévouement à la gracieuse reine et souligne qu’il n’y faut voir là que des conseils avisés d’un père pour un fils qui n’est encore qu’un enfant.

Le Basilikon Doron de Jacques Stuart sera publié une première fois à sept exemplaires à Édimbourg en 1599, puis réédité en 1603 à Londres, où il se vendit par milliers. Il sera porté aux précepteurs du futur Louis XIV, roi de France, sa référence au « caractère sacré » de l’institution monarchique servant de guide aux princes éduqués. Jacques définit l’autorité du suzerain comme inattaquable ; elle n’est soumise à aucune juridiction.

Voici un extrait du Basilikon Doron , dans lequel Jacques conseille Henri :

Aussi bien, moins de lois et bien gardées, valent mieux en une République bien policée. Quant aux forfaitures et confiscations, qui se jugent aussi en cette assemblée, parce que c’est chose bien chatouilleuse, et souvent pleine d’injustice, mon avis est, que vous n’y fassiez autoriser aucune confiscation, sinon de ceux qui auront commis crimes si énormes, qu’ils se soient rendus incapables d’être jamais rétablis . (…) Et après avoir par la rigueur de la justice une fois établi votre Etat, assuré votre condition, et fait voir à votre peuple que vous savez frapper et châtier ; vous pourrez désormais mêler la douceur avec la justice, châtier ou pardonner, comme vous jugerez quel mal aura été fait de propos délibéré, ou par colère et folie, et selon les premiers et ordinaires déportements de celui qui a fait la faute.

Venise est connue historiquement pour ses meurtres politiques et le futur roi est à leur exemple. Il est conseillé par l’agent du moine vénitien Paolo Sarpi (1552, 1623), le chancelier Francis Bacon (1561, 1626) [10]. Jacques ambitionne de construire une union « personnelle » des couronnes d’Écosse et d’Angleterre pour établir une Union permanente des Couronnes sous un seul roi, un seul parlement et une seule constitution. Ce plan rencontre l’opposition des deux pays. En avril 1604, le parlement anglais refuse sa requête pour des raisons de droit constitutionnel. Six mois plus tard, Jacques impose son point de vue par proclamation. C’est son Chancelier Francis Bacon qui lui suggèrera de nommer son nouveau royaume, Grande Bretagne .

Voici donc comment s’organise le pouvoir absolu, selon le Basilikon  :

Ayant l’honneur de tirer votre origine d’aussi illustres aïeux qu’autre Prince de la Chrétienté, réprimez l’insolence des médisants, qui sous prétexte de taxer un vice en la personne, essaient malicieusement de tacher la race et la famille entière pour la rendre odieuse à la postérité. Car quel amour pouvez-vous espérer de ceux, qui veulent du mal à ceux desquels vous êtes nés ?  (…) Néanmoins pour toutes leurs finesses, dont l’une était de faire distinction entre la charge et l’office d’un Roi, et le vice de sa personne… Egalité, dis-je, mère de confusion ennemie d’ordre et d’unité.  (…) La dignité des ancêtres nous oblige à respecter ceux qui en sont issus. Faites donc honneur aux Seigneurs et Gentilshommes qui rendent honneurs à vous, et obéissance à vos lois. Ils sont les Pairs et les Pères du pays. Plus votre cour sera remplie de tels gens, plus vous y aurez d’honneur ; leur communiquant et les employant en vos plus importantes affaires ; aussi sont-ils les bras et les mains, avec lesquelles vous exécutez vos lois et justes volontés. Soyez donc gracieux à qui vous obéira, et rigoureux à qui fera le contraire ; afin que même les plus Grands viennent à croire que le plus haut point d’honneur est, à l’envi des petits, de respecter votre personne, et obéir à vos commandements ; faisant sonner à leurs oreilles que le premier service que vous désirez d’eux, est, que non seulement ils vous rendent cette obéissance, mais qu’ils la fassent rendre aussi par les moindres : et que sans cela leur service ne vous peut être agréable.

Le Basilikon doron, imprimé en 1603.

Comme l’enseigne Jacques à son fils Henri, l’absolutisme ou monarchie absolue ne se maintient que par le consentement « obligé » des sujets de l’empire. Celui-ci s’organise de haut en bas en soumettant tout d’abord les dignitaires qui à leur tour soumettent le peuple. Pour parvenir à son but, le monarque usera de son pouvoir de sanction et démontrera ainsi sa capacité à punir – allant souvent jusqu’à la mort de l’insoumis. Il se fera ensuite plus « tempérant » et saura diriger par la « douceur », selon l’expression anglaise : « Un poing de fer dans un gant de velours ».

Au moment même où Jacques monte sur le trône d’Angleterre, une crise existentielle éclate à Venise. En 1605, le pape Paul V (1550, 1621) veut en finir avec l’hégémonie des Fondis vénitiens et excommunie le Doge ainsi que le Sénat vénitien et toutes les autres institutions de la cité. Il frappe Venise d’interdit car il fait face aux abus d’une Eglise catholique de plus en plus liée à la finance vénitienne. Pour défendre les institutions de l’Eglise, il s’efforce de maintenir le régime des exemptions ecclésiastiques, en appliquant les décrets du concile de Trente [11]. Outre l’influence politique au sein du Vatican, les Fondis vénitiens avaient jusqu’alors largement profité des privilèges pécuniaires accordés par l’Eglise catholique. Mais à partir de 1606, les ponts sont coupés et Paolo Sarpi se porte défenseur de Venise. Il est excommunié. Immédiatement, la république de Venise le nomme son théologien consultant.

Sarpi conçoit le progrès scientifique comme une source de puissance économique et militaire, sur laquelle un pouvoir politique fort doit exercer une surveillance très attentive. Sa philosophie de la connaissance – l’empirisme – est conçue de manière à autoriser l’utilisation de la technologie par la population, mais de façon sélective : il est toléré d’utiliser les résultats des découvertes, mais pas d’enseigner une méthode de découverte.

2) « Chercher des savants au-delà des mers »

Francis Bacon (1561-1626).

Sur les terres anglaises, Francis Bacon se fait le propagandiste des théories scientifiques de Sarpi dans deux écrits majeurs, Du progrès et de la promotion des savoirs et le Novum Organum . Bacon, si avide d’accumuler les découvertes des autres, n’a jamais rien découvert lui-même, bien qu’il soit encore aujourd’hui vu par beaucoup comme le père de la méthode expérimentale en science.

Dès le plus jeune âge, Francis Bacon est employé au sein des ambassades anglaises pour ses qualités d’espion de la couronne. Durant le règne d’Elisabeth, il visite fréquemment Jacques Stuart en Ecosse. Sur ses conseils, ce dernier a des relations très souples avec Elisabeth et montre une indifférence certaine lorsque sa mère, Marie Stuart, est exécutée sous les ordres de celle-ci. Si Elisabeth n’a pas favorisé l’entrée du pouvoir vénitien en Angleterre, Jacques est beaucoup moins tiède.

Francis Bacon est un atout incontournable pour les projets vénitiens à Londres. Ainsi, l’éloquence et la dextérité, la chicane et la torture seront les instruments qu’il mettra au service des odieux préjugés de Jacques 1er, «   Gloria in obsequio, c’est tout ce que je puis offrir à votre Majesté   » écrit-il au roi en lui demandant la place de chancelier en 1603, paraphrasant ainsi Séjan qui avait dû se justifier devant l’empereur romain Tibère. Jacques est un despote faible, un mélange de bassesse et de timidité ; c’est aussi un scolastique, lettré et pédant avec un goût prononcé pour la controverse et l’érudition, il aime le pouvoir et il le veut absolu.

Le 26 juillet 1608, Bacon écrit un mémorandum pour le roi, dans lequel il note : « Chercher des savants au-delà des mers, qu’on puisse intéresser aux projets de réforme des savoirs, et prêter une oreille attentive pour savoir qui sont ceux qui pourraient être enclins à cela » et établir « une intelligence [un espionnage, ndr] et une correspondance avec les universités étrangères ».

Ce mémorandum sera suivi de La Nouvelle Atlantide publiée en 1627, qui désigne bien sûr la toute nouvelle Grande-Bretagne. C’est une île où vit un peuple paisible et érudit, tous membres de la Maison de Salomon . Parmi leurs diverses fonctions, on trouve « 12 collègues » qui voyagent à l’étranger en se faisant passer pour «  des gens d’autres nationalités, puisque nous cachons la nôtre. Nous les appelons les marchands de Lumière  ». Autrement dit ce sont des espions chargé de « collecter » le savoir et le porter dans l’île d’Atlantide où il ne sera rendu disponible qu’à un cercle très fermé. Voici quelques-uns de ces marchands de Lumière :

Nous en avons trois qui rassemblent les expériences qu’on peut trouver dans tous les livres. Nous les appelons les pilleurs (…)

Enfin nous en avons trois qui portent au plus haut les découvertes que les expériences précédentes ont permis de faire en les transformant en remarques, axiomes et aphorismes d’un niveau plus élevé. Ceux-là, nous les appelons les interprètes de la nature (…)

Et nous faisons aussi ceci : nous tenons des consultations pour décider quelles sont, parmi les inventions et les expériences que nous avons faites, celles qui seront rendues publiques et celles qui ne le seront pas ; et nous nous sommes tous astreints à un serment, de sorte que les choses qui doivent, à notre avis, être tenues secrètes restent bien scellées…

La Nouvelle Atlantide de Bacon est explicitement la planification des projets de Paolo Sarpi, défenseur des intérêts des grandes puissances de l’argent : étendre le contrôle des continents par la possession des routes maritimes. Ce texte inachevé paraît hermétique. Il ne l’est que lorsque le lecteur fait abstraction des forces politiques et financières en jeu. En 1660, la fondation de la Royal Society de Londres sera considérée comme la réalisation de la Maison de Salomon.

Tout le monde n’est pas dupe et souvent les véritables poètes et dramaturges sont l’expression des véritables résistances politiques. Toute l’œuvre shakespearienne englobe l’histoire politique de l’humanité dans un concept dynamique.

3) L’hermétisme cabalistique, arme du pouvoir absolu

Aaron défend son fils.

Bacon prône l’hermétisme cabalistique [12] et le contrôle des savoirs et du progrès des sciences par une petite élite. Pour Bacon, il existe deux livres de Dieu : celui à qui l’on doit obéissance et croyance, la Loi et le Verbe, et qui ne peut être déchiffré sans prétention déplacée ; et celui de la nature, qui peut être déchiffré. L’homme savant découvre la nature par le témoignage des sens, mais la connaissance de Dieu n’est accessible que par la révélation et l’initiation d’un cercle restreint de privilégiés.

Dans Du progrès et de la promotion des savoirs , Bacon écrit : « Certaine connaissance est enseignée par la lumière de la Nature, une autre est insufflée par la Révélation divine. La lumière de la Nature est constituée par les notions de l’esprit et le témoignage des sens. Quant à la connaissance que chacun apprend à l’école, elle est une cumulation et non une origine… la connaissance est, en tout premier lieu, divisée en une science divine (théologie) et Philosophie. »

Plus loin, il précise qu’il n’existe qu’une seule science générale du nom de «   philosophia prima   », une certaine «  rhapsodie composée de théologie naturelle et de diverses parties de la logique   ». La philosophia prima est alors divisée en trois : la divine, la naturelle et l’humaine. Une division par laquelle il pense réinstaurer une «  magie naturelle  » :

Je veux par ailleurs ici présenter une requête : qu’on m’autorise, en ce qui concerne la production des Effets, ou du moins une partie de celle-ci, à faire revivre et à réinstaller un nom qu’on a mal appliqué et dont on a abusé : celui de la magie naturelle (…)

Ici Bacon veut prouver que tout n’est pas démoniaque dans la magie quoi qu’en dise Augustin d’Hippone, mais qu’elle est naturelle et que l’on ne sait pas quel «  or se trouve dans un fumier  ». L’homme que conseille Bacon, Jacques 1er, croit, quant à lui, aux sorcières et assiste même aux procès de certaines d’entre elles. Il a d’ailleurs écrit un traité de démonologie, Daemonologie . La superstition de Jacques est la base du Macbeth de Shakespeare, la tragédie d’un roi écossais dont la croyance en la sorcellerie entraîne sa propre perte.

Dans le Titus , Shakespeare présente une parodie d’un procès en sorcellerie dont le maure Aaron est la victime. Aaron est l’amant de Tamora, que l’empereur Saturninus a épousée. Au cours de la pièce, Tamora accouche d’un enfant aussi noir que l’est Aaron. Pour sauver sa tête et l’enfant, le maure fuit le palais impérial. Il est alors capturé par les Goths de Lucius, le fils de Titus.

Prisonnier, le maure subit alors un interrogatoire des plus inquisiteurs auquel il répond ce qu’auraient pu avouer les accusés en sorcellerie soumis à la torture. La liste de ses forfaitures avouées ne manque pas d’ironie non plus :

Lucius. — Après tous ces actes odieux, tu n’as pas un regret ?
 
Aaron. — Oui, le regret de ne pas en avoir fait mille autres. En ce moment même, je maudis le jour (tout en étant convaincu que bien peu de jours sont sous le coup de ma malédiction) où je n’ai pas commis quelque méfait notoire : comme de tuer un homme ou du moins machiner sa mort ; de violer une vierge, ou de comploter dans ce but ; d’accuser quelque innocent, et de me parjurer ; de soulever une inimitié mortelle entre deux amis ; de faire que les bestiaux des pauvres gens se rompent le cou ; de mettre le feu aux granges et aux meules la nuit, pour dire aux propriétaires de l’éteindre avec leurs larmes. Souvent j’ai exhumé les morts de leurs tombeaux, et je les ai placés devant la porte de leurs plus chers amis, au moment où la douleur de ceux-ci était presque éteinte ; et sur la peau de chaque cadavre, j’ai écrit au couteau en lettres romaines : « Que votre douleur ne meure pas. » Bah ! J’ai fait mille choses effroyables aussi tranquillement qu’un autre tuerai une mouche ; et rien ne me navre plus le cœur comme de ne pouvoir en faire dix mille de plus.
 
Lucius. — Faites descendre le démon ; car il ne faut pas qu’il meure d’une mort aussi douce que la pendaison.
 
Aaron. — S’il existe des démons, je voudrais en être un, et vivre et brûler dans les flammes éternelles, pourvu seulement que j’eusse votre compagnie dans l’enfer et que je pusse vous torturer de mes amères invectives.

Aaron souligne ici qu’il ne sera pas le seul damné de la pièce, mais que c’est l’ensemble de Rome qui va se retrouver en enfer…

« Est-ce que la magie des Perses ne consisterait pas à ramener et à faire correspondre les principes et les structures de la nature aux règles d’organisation des gouvernements ? » précise Bacon dans Du Progrès et de la promotion des savoirs , montrant ici que l’Empire perse est le modèle politique et stratégique de la Grande-Bretagne. C’est seulement par l’obscurantisme infligé au peuple que peut régner une petite élite instruite qui garde jalousement le progrès et la promotion du savoir, de peur qu’un peuple éduqué ne la renverse.

Conclusion

Cependant, c’est aussi sous le règne de Jacques, en 1620, que le Mayflower, un navire marchand transportant 102 immigrants, quitte Plymouth, en Angleterre, pour aller s’établir sur le continent américain. Ces migrants vont bâtir la colonie de Plymouth, dans le Massachusetts. Parmi eux, 35 dissidents anglais, les  Pilgrim fathers  ou « Pères pèlerins ». Un pacte contenant un certain nombre de lois, et régissant les principes de la future colonie (le Mayflower Compact ), fut signé à bord du navire par les passagers. Ces « Pilgrim Fathers », sont les pères fondateurs des futurs États-Unis d’Amérique. Ils représentent l’opposition à l’empire et le véritable héritage de la république de Solon et de la philosophie d’Augustin d’Hippone.

Solon d’Athènes a donné une place au peuple au sein même des décideurs de la cité. Il ne considérait rien de plus répréhensible que l’indifférence pour les affaires publiques. Un peuple souverain gouverne, non pas seulement par ses représentants, mais encore par lui-même.

Dans son Lycurgue et Solon , le philosophe, historien et dramaturge Friedrich Schiller écrit :

Quoiqu’il en soit, il ne faut pas moins admirer l’esprit qui anime la législation de Solon ; c’est l’esprit de la saine, de la véritable politique, qui ne perd jamais de vue le principe fondateur sur lequel tout état doit reposer, celui de nous donner nous-mêmes les lois auxquelles nous devons obéir, et de remplir les devoirs de citoyens par conviction, par amour de la patrie, et non par la crainte servile de la punition, ou par une molle et aveugle résignation à la volonté d’un supérieur. (…) Les lois [de Solon] étaient des liens flottants qui n’empêchaient pas l’esprit du citoyen de s’élancer librement dans toutes les directions, et qui ne lui faisaient jamais sentir qu’ils le conduisaient.

A vrai dire, ceci n’est pas une conclusion mais un appel aux forces républicaines. Libre à vous d’y répondre !

Brève bibliographie

Saint Augustin, La Cité de Dieu , Editions du Seuil, Sagesses, 1982
Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide , GF-Flammarion, 2000
Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs , Editions Gallimard, 1991
Ovide, Les métamorphoses , Garnier Frères, 1966
Jacques Stuart d’Ecosse, Basilikon Doron , édition traduite de l’anglais en 1603, books.google.com
Charles de Rémusat, Bacon, sa vie, son temps, sa philosophie et son influence jusqu’à nos jours , Didier et Cie, Paris, 1857
William Shakespeare, Titus Andronicus , Garnier-Flammarion, 1994
Virgile, L’eneide , Garnier Frères, 1965


[1Les dates sont encore aujourd’hui très controversées ou légendaires

[2Ilion (appelé aussi Ilos), fils aîné de Tros (lui-même petit-fils de Dardanos), est le fondateur de la cité de Troie. Le nom de Troie dérive ainsi de Tros, le père d’Ilion, mais cette cité mythique est également appelée Ilion (ou Ilios). Pour cette raison, les habitants de la Dardanie teucrienne (phrygienne) sont appelés Troyens, et aussi Ilioniens.

[3Aujourd’hui Prattica di Mare, à 24 km au sud-ouest de Rome.

[4Junon est la déesse protectrice des Grecs, comme on peut le voir dans l’Iliade d’Homère.

[5Les Pénates : dieux domestiques protecteurs du foyer, chez les Romains et les Étrusques.

[6Les Albains sont parmi les pères et ancêtres des Romains.

[7Ancienne ville du Latium, fondée par Énée en l’honneur de sa femme Lavinia.

[8Astrée est la déesse de la Justice, fille de Zeus et de Thémis, représentée comme une vierge portant une balance en main. Elle vit sur terre où elle répand parmi les hommes les sentiments de justice et de vertu. Face à la désolation et aux querelles entre les dieux, elle quittera la Terre pour devenir la constellation de la Vierge.

[1010. Francis Bacon (1561, 1626), baron de Verulam, vicomte de St Albans, Chancelier d’Angleterre, prône une méthode scientifique empiriste et positiviste qui inspira Auguste Comte. Il précise les règles de sa méthode dans Novum Organum ; c’est lui qui a pollué toute la pensée scientifique jusqu’à nos jours.

[11Le premier appel au concile émane de Luther lui-même, en 1518 : il demande l’arbitrage dans son conflit avec la papauté. Le concile se tient dans la cathédrale de Trente en 1545 et sera suivi de deux autres séances en 1551 et 1562. De plus, il se déroule sur fond de guerre entre Charles Quint et François 1er. Ce qui ne favorise pas le dialogue entre les communautés religieuses. De fait, le concile compte sur les évêques et les curés pour entamer la reconquête sur les protestants et ne fera qu’attiser la colère de ceux-ci.

[12Francis Bacon est une figure clé des cercles rosicruciens. Les « manifestes rose-croix », la Fama Fraternitatis et la Confessio Fraternitatis, publiés en Allemagne en 1614 et en 1615, firent pour la première fois mention de cette fraternité.