Christine Bierre : Pour une nouvelle coopération gagnant/gagnant avec la Chine

vendredi 28 octobre 2016, par Christine Bierre

Discours de Christine Bierre, rédactrice-en-chef de Nouvelle Solidarité, lors du séminaire international de l’Institut Schiller le 19 octobre 2016 à Lyon.

Retour au programme.

Une participation de la France aux nouvelles routes de la soie, dans la tradition de Leibniz et des missions de jésuites en Chine au XVIIe siècle

La France doit prendre en marche le train de la Nouvelle Route de la soie de la Chine… non seulement pour aller à Wuhan, même si on l’appelle la « petite France », mais pour transformer l’ordre mondial !

C’est à ce niveau-là que doit se placer la relation entre la France et la Chine ; tout autre niveau serait insuffisant ou pourrait nous conduire dans des pièges.

Prenons le cas du débat sur la nécessité d’accorder à la Chine le statut d’économie de marché, qui empoisonne les relations entre les deux pays et sur lequel le Conseil européen pourrait trancher lors de son sommet du 20 et 21 octobre. C’est le cas typique d’un faux débat. D’abord parce que la Chine n’est pas une économie du marché, mais une économie de planification indicative, de type gaulliste, et c’est très bien ainsi ; c’est ce qui lui a permis de connaître ce développement fulgurant.

D’autre part, parce que si on lui accorde ce statut, de nombreuses mesures qui permettent aujourd’hui aux entreprises européennes de se protéger face aux produits chinois, beaucoup moins chers car profitant des bienfaits d’une économie encadrée, seraient levées. Il s’ensuivrait une forte augmentation des exportations chinoises en Europe et des pertes d’emplois très importantes, entre 1,7 et 3,5 millions d’emplois selon une étude de l’Economic Policy Institute, dont 183 000 pour la France. Une affaire, donc, perdant/perdant, pour la Chine comme pour la France, car dans une Europe dévastée par la crise, elle provoquerait la chute du niveau de vie des populations qui sont les clients des produits chinois.

La vérité est que ces questions ne peuvent trouver d’issue favorable pour ces deux partenaires que dans le contexte plus vaste d’un changement de l’ordre économique mondial. Car la question réelle est qu’en raison des politiques spéculatives occidentales, un gouffre s’est creusé entre la Chine et l’Europe. D’un côté, la Chine, en plein développement avec un moteur industriel très puissant et une capacité de production exceptionnelle ; de l’autre, une Europe en déclin depuis une trentaine d’années, et même menacée d’implosion par une crise financière qu’elle n’a pas résolue en 2008.

Seule une réforme du système économique mondial permettra à toute la planète de retrouver une véritable croissance. Et c’est très précisément l’objectif de ce projet de Nouvelles routes de la soie : remplacer l’ordre dominant qui nous a conduits à la crise par un nouvel ordre économique mondial gagnant/gagnant, bénéfique pour tous.

La France et l’Europe doivent donc absolument participer à ce projet de Nouvelles Routes de la soie. Le fait que la France soit devenue membre fondateur de la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (BAAI), créée par la Chine pour être l’une des sources de financement de ce nouveau paradigme mondial, est déjà très important.

Quelle collaboration avec la Chine ?

Face aux dilemmes que la relation à la Chine peut poser, la politique suivie par la France ces dernières années est une réponse intéressante qui peut, si nous en avons l’ambition, être le pont vers un nouvel ordre économique international. Paradoxalement, la politique de l’équipe Hollande envers la Chine semble avoir mieux réussi que son action envers la France ! Les rencontres entre les principaux dirigeants des deux pays ont été très nombreuses, au point de pouvoir parler de coordination rapprochée entre les deux États.

Alliée privilégiée de la Chine depuis 1964, lorsque Charles de Gaulle a décidé de nouer, bien avant les autres, des relations diplomatiques avec elle, la France mène déjà une politique gagnant/gagnant avec le géant asiatique dans les domaines de la très haute technologie.

Notamment dans l’aérospatial et le nucléaire civil, où la France a fait clairement le choix du futur en acceptant de partager avec la Chine certains de ses savoir-faire, en échange de la possibilité d’accompagner le géant chinois dans son développement et de mener avec lui des projets conjoints de développement envers des marchés tiers.

Dans l’aérospatial, des accords de ce type ont été signés pour construire une chaîne d’assemblage Airbus et un centre de finition de l’A330 à Tianjin. Dans le nucléaire civil, un partenariat rapproché existe depuis une trentaine d’années. Deux EPR sont en construction à Taishan.

Mais c’est à un partenariat global sur toutes les étapes du cycle, depuis la fourniture du combustible nucléaire jusqu’au traitement des déchets, en passant par la construction des centrales, que se sont engagés les deux gouvernements, collaboration qui a été encore renforcée par une déclaration conjointe signée le 30 juin 2015. Cette déclaration confirme notamment la volonté des deux pays de s’engager conjointement dans des pays tiers, à l’image de l’accord sino-français pour construire les centrales d’Hinkley Point, au Royaume-Uni.

Autres collaborations majeures avec la Chine, les deux géants de l’eau français, Veolia et Suez Environnement, sont à la pointe des efforts très importants menés dans la lutte contre la pollution de l’air, de l’eau et des sols. Ils sont leaders notamment dans le traitement des déchets toxiques et la gestion de l’eau dans les complexes pétroliers. La France construit aussi des éco-villes et des éco-quartiers en Chine, notamment à Wuhan.

On notera encore la création d’un Institut Pasteur et d’un laboratoire P4 de haute sécurité biologique, ainsi qu’une collaboration entre l’Institut Mérieux de Lyon et l’Académie des sciences de Chine.

Collaborations futures

Mais c’est la collaboration future qui nous intéresse ici au plus haut point. Car elle devrait permettre à la France, en se faisant tirer par la forte dynamique de son allié, de faire un saut vers le futur dans la recherche scientifique et les technologies avancées.

Jusqu’à présent, dans sa collaboration avec la Chine, la France a pu se prévaloir des secteurs d’excellence hérités des Trente glorieuses et du « rêve » que le général de Gaulle a su inspirer à la France. Mais le partenariat Chine-France est aujourd’hui fait d’une puissance scientifique et économique en pleine expansion, et d’une autre, guettée par les démons du déclin, malgré ses très nombreux atouts.

Plusieurs domaines de coopération dans les secteurs de pointe intéressent l’Institut Schiller :

  • Le spatial, que la Chine a réveillé d’une longue période d’endormissement et pour lequel la France à un savoir-faire remarquable. Cela devrait lui permettre d’aller au-delà de la logique commerciale des lanceurs Ariane et de raviver sa flamme pour l’exploration spatiale avec, en ligne de mire, la Lune et Mars, ainsi que les vols spatiaux habités.
    Deux premiers accords « historiques » ont été signés en 2014 entre le CNES et l’agence spatiale chinoise, pour la construction de deux satellites scientifiques, et le 15 septembre dernier, fut lancée à bord du nouveau module orbital chinois TianGong 2, la mission Cardiospace, fruit d’une collaboration entre le CNES et l’Office chinois d’ingénieurs des projets spatiaux habités (CMSEO-ACC). Cardiospace doit étudier l’adaptation du système cardiovasculaire à la microgravité et son déconditionnement lors du retour des astronautes sur Terre.
  • Le nucléaire de quatrième génération et au-delà. La France, dont le savoir-faire dans ce domaine est aussi inestimable, devrait suivre l’exemple de la Chine en explorant l’ensemble des options de la palette du « nucléaire du futur » : fusion, neutrons rapides (RNR), réacteurs à lit de boulets, réacteurs à sels fondus associés au thorium (RSF), réacteur hybride fusion-fission. Ceci représente non pas un coût, mais des investissements d’où naîtront les industries du futur.
    En matière de thorium, l’une des voies les plus prometteuses, une collaboration entre l’équipe chinoise travaillant sur cette filière et celle du CNRS-LPSC de Grenoble, à la pointe de l’innovation dans ce domaine, est souhaitable, pourvu qu’on lui donne les moyens et que chacun puisse recueillir le fruit de son travail. Sur le plan de la fusion, la collaboration au sein du projet ITER, déjà effective sur le site du CEA de Cadarache entre l’équipe du Tore Supra (WEST) et l’équipe chinoise du réacteur expérimental de Heifei (EST), qui a annoncé d’importantes percées en février 2016, doit être soutenue.
  • Le développement de l’Afrique, en collaboration avec la Chine. Une déclaration signée par les Premiers ministres français et chinois, le 30 juin à 2015, ouvre la voie à des projets conjoints en pays tiers, notamment en Afrique et en Asie. L’accent est mis sur « des projets de grande ampleur (…) à l’impact majeur pour le pays ou la région, notamment les infrastructures, l’énergie, le soutien aux aéronefs fabriqués par les deux pays, le ferroviaire grande ligne et urbain, l’agriculture et le sanitaire ».
    La Chine, qui souhaiterait investir beaucoup plus en Afrique francophone, voudrait bénéficier de l’expérience de la France sur le continent. À son initiative, des discussions ont été ouvertes pour organiser une conférence tripartite Chine, France, Afrique à Dakar et le principe d’un fonds semble avoir été établi. Malheureusement, la partie française aurait réduit à 2 milliards d’euros les 50 milliards que la Chine avait proposés à l’origine. Et la presse de spéculer que si ce projet n’a pas encore démarré, ce serait en raison d’un désaccord du groupe Bolloré, très implanté en Afrique, qui ne verrait pas d’un bon œil la Chine marcher sur ses plates-bandes.
    Pour notre part, nous y serions très favorables, à condition qu’il s’agisse réellement de « grands projets », barrages, chemins de fer et centrales d’énergie classiques, y compris nucléaires, permettant à ce continent de faire un saut vers l’industrialisation avec les meilleurs technologies, et non de petits projets faisant appel à l’énergie des pauvres, les renouvelables, destinés surtout à faire marcher un secteur qui ne survit en Europe que grâce à de fortes subventions gouvernementales.
Le train de fret a traversé sept pays.
France 3 Rhône-Alpes
  • Enfin, il y a ce projet d’avenir, et non des moindres : le développement du « 4) train de la Route de la soie », qui est arrivé à Lyon le 21 avril dernier, depuis Wuhan, via Duisburg. Wuhan, capitale intérieure de la Chine, représente un tiers des investissements français dans ce pays : 151 entreprises françaises y sont installées, dont PSA et prochainement Renault.
    C’est un petit miracle car il aura fallu traverser sept pays, aux écartements de voies souvent différents, avec huit changements de locomotives et trois transbordements ! L’urgence ? Améliorer sa rentabilité pour inciter les producteurs européens à préférer le chemin de fer au transport maritime.
    Dans le contexte d’un monde en pleine croissance, qui est le but du projet de Nouvelles Routes de la soie, ce train de fret devra être beaucoup plus moderne, et même bénéficier d’un rail dédié permettant d’éviter les écueils des changements de frontières nationales et d’améliorer sa vitesse.
    Voilà le type de projet qui incarnerait une belle collaboration entre la France, l’Europe et la Chine, et que seule une Europe des nations, retrouvant une forte politique industrielle, pourrait financer ; un projet dont l’impact se ferait sentir y compris sur le marché de l’acier, en déperdition depuis le début de la crise et l’une des principales pommes de discorde entre l’Europe et la Chine actuellement !

Une grande mission pour la France

Cependant, au-delà de tel ou tel projet, là où la relation avec la Chine sera la plus bénéfique pour la France, c’est pour l’aider à retrouver son propre rêve ! Malheureusement, la plupart des analystes, infectés par la pensée ultralibérale et la « géopolitique », n’y voient que la volonté de la Chine de sécuriser ses lignes d’approvisionnement, garantir sa puissance et peut-être même reconstruire son Empire… Les peuples, sont-ils convaincus, n’agissent que poussés par leurs pulsions cupides, égoïstes et violentes.

En dehors de l’Institut Schiller, seul l’ambassadeur de France en Chine, Maurice Gourdault-Montagne, semble avoir compris la réelle portée de ce projet. Dans un article paru le 23 mars 2015 sur le site french.china.org.cn, il le définissait comme étant « une politique stratégique avec une vision de l’avenir ».

La France, disait-il, doit comprendre cette vision, s’adapter et en saisir les opportunités. Nous pourrons, par exemple, construire un chemin de fer à grande vitesse entre la Chine et Lyon, le terminus de la Route de la soie. Cette stratégie,est non seulement d’une grande importance pour l’Europe et pour la France, mais elle contribuera également à un monde plus stable.

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)

Pour retrouver sa propre vision, la France pourrait s’inspirer du « grand dessein eurasiatique » proposé au XVIIe siècle par le grand philosophe, scientifique et politicien allemand, Gottfried Leibniz, pour donner une perspective de progrès et d’avenir à l’Europe d’alors, dominée par des guerres sans fin.

Leibniz présente ce projet dans son ouvrage intitulé Dernières nouvelles de Chine, destiné à faire connaître aux Européens toutes les lumières de la Chine, à l’époque sous le règne de l’Empereur Kangxi. Leibniz se trouvait alors dans une situation inespérée. Le Tsar de Russie, Pierre Le Grand, qui l’avait rencontré trois fois avant de le prendre à son service, lui demanda de l’aider à sortir son peuple de la barbarie. Et pour ce qui est de la Chine, Leibniz était en mesure d’y exercer son influence aussi, via ses relations avec les missions de jésuites qui, grâce à leurs connaissances en astronomie, mathématiques et mécanique, avaient, dès le XVIe siècle, réussi à se gagner la confiance des empereurs dont ils étaient devenus des conseillers et des éducateurs. Quatre jésuites savants français étaient ainsi partis de Lyon, dans le cadre d’une mission organisée par Leibniz et Colbert, avec la bénédiction de Louis XIV.

Le grand projet de Leibniz consistait à promouvoir une coopération économique, scientifique et culturelle très poussée entre ce qu’il appelait les « extrêmes les plus développés de l’Eurasie », afin que tout ce qui se trouvait entre eux, la Russie notamment, puisse en bénéficier en même temps. À la Russie, Leibniz proposa une industrialisation rapide, grâce à l’éducation de la jeunesse et la création d’académies des sciences à travers le pays, où les meilleurs savants européens viendraient enseigner et travailler dans les laboratoires de recherche. Parmi ces recherches, l’étude de « la puissance du feu », le nucléaire de cette époque ! En Chine, les jésuites savants conseillaient les Empereurs sur de nombreux domaines : le père français Gerbillon a, par exemple, joué un rôle clé dans la signature du Traité de Nertchinsk, premier accord de paix sino-russe. Le père belge Verbiest, qui avait éduqué l’Empereur Kangxi dès son enfance, le conseillait sur des problèmes de mécanique utiles pour le royaume.

Surtout, Leibniz était ébloui par l’état d’avancement de la Chine. La comparant à l’Europe, il en conclut que si les deux s’égalaient du point de vue des techniques et que l’Europe l’emportait sur les sciences contemplatives, il était incontestable que la Chine battait l’Europe au niveau de sa « philosophie pratique ». Il affirmait :

On ne saurait dire, le bel ordre, supérieur aux lois des autres nations, qui règle chez les Chinois toutes choses en vue de la tranquillité publique et des relations des hommes entre eux.

Confucius (- 551, - 479).

Ceci amène Leibniz à découvrir la beauté de l’œuvre de Confucius, fondement de cette philosophie dite « pratique » mais qui, en réalité, définit avec une profondeur bien plus grande que de nombreuses métaphysiques, l’importance de l’être humain et son lien avec l’universel à travers la raison. Il en conclut qu’un dialogue est tout à fait possible entre la théologie naturelle des Chinois et la religion révélée des chrétiens.

Quel est cet humanisme chinois, qui rappelle Socrate et Platon, dont on retrouve aujourd’hui l’inspiration dans ce rêve de Nouvelles Routes de la soie ? Dans sa Grande Étude, Confucius définit l’homme comme ayant reçu du ciel le principe lumineux de la raison, et ayant le devoir de se perfectionner moralement sans cesse, la détermination finale de la vie étant la recherche du souverain bien.

Confucius dit :

Ce que le ciel nous donne, est la nature humaine. Accomplir la loi de notre nature humaine est ce que nous appelons la loi morale. Cultiver la loi morale est ce que nous appelons culture. Découvrir ce qui dans notre être moral nous unit à l’univers, voilà l’accomplissement le plus élevé de l’homme.

N’est-ce pas cette volonté de perfectionnement qu’on voit à l’œuvre en Chine depuis une trentaine d’années et que le président Xi Jinping appelle « le rêve chinois » ? Bien sûr, ce processus n’est pas un « long fleuve tranquille » et des excès ont lieu partout – course à la richesse, corruption, atteintes à l’environnement. Mais pour faire face à ces excès et poursuivre son perfectionnement, le gouvernement chinois vient, à nouveau, de faire appel à Confucius, afin que les Chinois retrouvent l’harmonie en eux-mêmes.

L’alliance avec la Chine devrait donc permettre à la France de retrouver l’idéal et le volontarisme que De Gaulle lui avait insufflés, afin de travailler, la main dans la main, à la création d’un nouvel ordre économique international. Comme le disait le Premier ministre chinois Li Keqiang, lors de son discours le 2 juillet 2015 à Toulouse :

Quand nos deux grandes nations travaillent ensemble, cela dégage non seulement une synergie dite "un plus un font plus que deux", mais aussi une énergie comparable à celle d’une "fusion nucléaire" qui, bien sûr, est destinée à des fins civiles et profite à la paix.

Retour au programme du séminaire.