La géopolitique souffle sur les braises entre l’oncle Sam et le dragon chinois

mercredi 3 octobre 2018

Une véritable campagne concertée vise actuellement à saboter toute possibilité d’établir de bonnes relations entre les États-Unis et la Chine, en exploitant les failles d’un Trump qui, à plusieurs reprises, s’est pourtant dit favorable à une entente avec la Chine, de même qu’avec la Russie. Chaque jour, les tensions se font de plus en plus grandes.

L’une des dernières expressions de cette dégradation est l’annulation par la Chine de la réunion annuelle sur la sécurité, qui devait se tenir à la mi-octobre à Beijing, avec la présence du secrétaire américain à la Défense James Mattis. Le 27 septembre, les autorités chinoises ont fait savoir qu’aucun responsable ne sera disponible pour recevoir celui-ci. Façon diplomatique d’envoyer une fin de non-recevoir.

Il faut dire que les provocations américaines à l’égard de la Chine se multiplient ces derniers jours. Comme nous l’avons rapporté dans la précédente chronique, Donald Trump a publiquement accusé la Chine, lors de sa conférence de presse aux Nations unies, de s’ingérer dans les élections de mi-mandat, qui auront lieu le 6 novembre prochain. Seule « preuve » apportée, un supplément paru le 23 septembre dans l’édition du dimanche du Des Moines Register, le principal quotidien de l’État de l’Iowa, payé par le quotidien chinois China Daily, afin d’y déplorer les effets négatifs de la guerre commerciale sur les échanges entre l’Iowa et la Chine. Le président américain a ainsi estimé que la Chine cherchait à induire les électeurs du monde agricole à voter pour des candidats anti-Trump. Chose notable, à la une du supplément paraissait également la revue d’un livre rappelant les très bonnes relations de Xi Jinping avec l’Iowa.

Une du supplément du 23 septembre du Des Moines Register, acheté par le China Daily

Dans le même temps, le département d’État américain a annoncé la vente de 330 millions de dollars d’armes à Taïwan, dans une provocation délibérée contre la revendication d’ « une Chine, deux systèmes » de Beijing. L’expert militaire chinois Song Zhongping, cité par le Global Times, a affirmé que cette vente d’armes constituait une « bombe à retardement » dans les relations sino-américaines.

Enfin, le week-end dernier, dans une démonstration de la « liberté de navigation », le destroyer USS Decatur est allé naviguer en mer de Chine méridionale à travers les îles Spratley, dont la Chine revendique la souveraineté, conduisant à une dangereuse confrontation entre le destroyer américain et un navire de guerre de la marine chinoise.

Signe que les tensions entre les deux pays sont au plus haut, l’ambassadeur américain en Chine Terry Branstad, ancien gouverneur de l’Iowa et ami personnel de Xi Jinping depuis les années 1980, a publié le 1er octobre une tribune dans le Des Moines Register très critique vis-à-vis de la Chine.

Sortir du piège de la « géopolitique »

En France, avec quelques nuances et de rares exceptions, la presse se fait l’écho de la propagande anti-chinoise. Le cas de Marianne est symptomatique. D’un côté, Jack Dion écrit un éditorial sur « la peur du grand méchant russe  », ridiculisant le « comique de répétition (…) à voir la main de Moscou partout et celle de Washington nulle part, même quand celle-ci est aussi visible que la paluche de Goliath ». Allusion à la récente annonce par la Pologne de l’implantation sur son sol d’une base militaire américaine, qui n’a suscité aucun émoi dans la classe politique européenne. De l’autre côté, l’hebdomadaire consacre 24 pages contre la Chine. « L’Empire attaque — Quand la Chine nous avalera », lit-on à la une, rappelant les vieilles peurs du « péril jaune » qui avaient saisies la jeunesse soixante-huitarde, au temps où Jacques Dutronc chantait « 600 millions de Chinois, et moi, et moi, et moi »...

On s’étonne de voir des intellectuels se revendiquant d’un soi-disant « souverainisme de gauche » faire grief à la Chine d’un ensemble de dérives et d’abus – surveillance des citoyens, espionnage économique, exploitation de pays tiers par la dette, etc – dont la plupart sont applicables aux pays occidentaux, et surtout aux puissances d’argent auxquelles nous nous soumettons depuis trop longtemps.

On s’étonne également du fait que la directrice générale du FMI Christine Lagarde soit invoquée par Marianne comme une autorité crédible pour dénoncer la politique d’investissement de la Chine à l’égard des pays d’Afrique, quand on sait que la part la plus importante de la dette africaine a été contractée à l’égard du FMI et de la Banque mondiale, qui imposent justement des « conditionnalités » – libéralisations et privatisations – depuis des décennies, avec pour effets d’éroder la souveraineté politique de ces pays, de favoriser la corruption et de maintenir le sous-développement (lire « Afrique-Chine : pourquoi la thèse de la ’diplomatie de la dette’ ne tient pas debout »).

Cette élite intellectuelle se trouve piégée dans ses propres contradictions. Alors qu’elle peut se montrer très compétente (à l’instar de Natacha Polony, la nouvelle directrice de la rédaction de Marianne) pour identifier les causes de la paupérisation des classes moyennes et de la montée des populismes et nationalismes provoquées par l’ultralibéralisme sans foi ni loi, elle reste prise dans la nasse de la géopolitique anglo-saxonne, qui induit chacun à penser que tout gagnant implique nécessairement un perdant.

Ce prisme géopolitique empêche de voir et de comprendre que le projet de Nouvelles Routes de la soie (ou l’Initiative une ceinture, une route, ICR) lancé en septembre 2013 par Xi Jinping, génère partout – d’Asie extrême-orientale jusqu’en Amérique latine, en passant par l’Afrique – un esprit positif de coopération « gagnant-gagnant » entre pays et un nouvel optimisme envers l’avenir.

Il est tout de même remarquable que le Dr Mahathir, Premier ministre de la Malaisie – pays que tout le monde prend comme exemple pour « démontrer » comment la Chine utilise le « piège de la dette » – ait récemment réfuté ces accusations, lors de son discours devant l’Asia Society à New-York. Avec son humour caractéristique, il a expliqué que si la Malaisie a repoussé dans le temps les deux projets ferroviaires chinois, ce n’est pas à cause de la Chine mais de l’incompétence du précédent gouvernement, et il a porté ensuite ses attaques contre les spéculateurs internationaux qui avaient provoqué la crise des Tigres asiatiques en 1997. Le 1er octobre, au journaliste de la BBC qui lui demandait si l’ICR était une nouvelle forme de colonialisme, le Premier ministre malais a répondu : « pas du tout ».

Mahathir Mohamad entretient des liens d’amitié avec Xi Jinping depuis octobre 2013, quand le président chinois s’était rendu en Malaisie pour le rencontrer, juste après avoir annoncé le lancement de la Route de la soie maritime, en Indonésie. Questionné sur le conflit en mer de Chine méridionale, Mahathir a rappelé que la Malaisie vit en bon voisinage avec la Chine depuis plus de 2000 ans, et qu’elle « n’a jamais essayé de nous envahir ».

Autre cas invoqué pour dénoncer la prétendue « diplomatie de la dette » pratiquée par la Chine : les Philippines. Dans le Daily Tribune, la journaliste philippine Zaida Reyes démontre que sur une dette extérieure de 72,2 milliards de dollars, moins de 1 % a été contractée auprès de la Chine. De plus, contrairement aux prêts du FMI et de la Banque mondiale, les prêts chinois correspondent à des grands projets d’infrastructures, qui amélioreront sensiblement la productivité du pays, grâce à l’apport des routes, des voies ferrées, des systèmes d’eau, etc. « Soyons clair, écrit-elle, le ’piège de la dette’ est l’héritage des puissances occidentales qui se sont servies pour cela de leurs institutions financières multilatérales, comme le FMI, la Banque mondiale et la Banque asiatique de développement, qui est contrôlée par les Japonais ».

Il est temps de jeter à la poubelle les vieilles binocles de la géopolitique et de regarder le monde nouveau qui se dessine sous nos yeux, sans préjugés ni angélisme excessif. Sans cela, nous nous ferons les complices passifs de ceux qui veulent la guerre.