Revue de livre

Leurs enfants après eux

lundi 18 février 2019, par Agnès Farkas

Hauts fourneaux d’Hayange en Lorraine.

Un siècle durant, les hauts fourneaux d’Heillange avaient drainé tout ce que la région comptait d’existences, happant d’un même mouvement les êtres, les heures, les matières premières.

Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu, Actes Sud, Paris 2018.

En 2018, le prix Goncourt fut décerné à ce roman écrit sous les hauts fourneaux rouillés de l’est de la France, dans « un monde où les cols bleus ne comptaient plus pour rien », où chaque fois qu’on parle d’Heillange, c’est « pour évoquer la crise, la misère, la casse sociale » et surtout, où les adolescents ne rêvent plus d’avenir mais d’un quotidien morose, « d’un ras le bol de toute cette mémoire ouvrière ».

Un monde où, en 1992, Antony (14 ans) et ses copains vivent de drogue, de rock et de sexe (morose comme leur quotidien), tout en regardant leurs parents chômeurs qui n’en peuvent plus de voir mourir leur région.

Antony avait « envie de se cogner, de se faire mal, de foncer dans les murs » pour ne pas finir « comme son vieux, bourré la moitié du temps, à gueuler devant le JT ou à s’engueuler avec une femme indifférente. Où était la vie, merde ? »

C’est ça qu’il faut changer

A moi, originaire de cette région et fille d’ouvrier sidérurgiste, ce roman me parle. J’y vois la mise en place du plan Davignon, du nom du vice-président de la Commission européenne et grand architecte du plan de restructuration de l’industrie européenne (1981-1985).

Le « plan Acier » du vicomte Etienne Davignon (promu entretemps au rang de comte) proposait de restructurer les sidérurgies nationales afin de réduire les « surcapacités » de la production communautaire. Il se traduisit par un chômage de masse : 67 000 suppressions d’emplois entre 1974 et 1984, avec une chute de 43 % des effectifs dans la sidérurgie.

C’est l’époque où Raymond Barre affirmait : « Je ne crois pas à l’efficacité d’une politique industrielle déterminée et appliquée par l’Etat. »

Ce plan européen faisait partie d’un projet plus vaste, « Le projet pour les années 1980 », élaboré entre 1973 et 1975 par le Council on Foreign Relations (CFR) de New-York.

Ce tout-puissant cercle de réflexion appelait à la « désintégration contrôlée » de l’économie mondiale. Objectif recherché ? Provoquer le démantèlement des capacités industrielles des pays occidentaux pour laisser place à la société « postindustrielle ».

Les principaux rédacteurs de ce projet occuperont des postes clés sous l’administration Carter (1977-1981), notamment Zbigniew Brzezinski, président du Conseil national de sécurité, Cyrus Vance, secrétaire d’Etat au Trésor, et Paul Volker, président de la Banque centrale américaine, la FED.

Inutile de préciser que la sidérurgie lorraine fut sacrifiée, comme toute l’industrie des pays développés, au nom de la loi des marchés financiers.

C’est l’ère postindustrielle, virulemment dénoncée à l’époque par le mouvement de Jacques Cheminade dans des brochures telles que Oui à l’énergie nucléaire, un projet de développement de la Lorraine (1985) ou Le Triangle productif Paris-Berlin-Vienne, fondement de la paix européenne (1992).

Dans ces projets, Cheminade proposait que la Lorraine, forte de son expérience industrielle, soit au cœur d’un pôle de développement infrastructurel européen et mondial.

« Réfléchissez donc un peu à quoi on joue. Nous nous trouvons au centre d’une terrible crise économique (…) où tout l’équipement économique du monde menace de s’effondrer. Les solutions habituelles ne servent à rien. La sidérurgie a été nationalisée dans notre pays, mais ici comme ailleurs, le crédit est toujours au service d’une oligarchie malthusienne supranationale. C’est cela qu’il faut changer », écrivait Jacques Cheminade en 1985.