Quatre-centenaire de Colbert

Colbert, notre identité française

lundi 27 janvier 2020, par Christine Bierre

Colbert (1619-1683) fut l’un des plus grands économistes de tous les temps. Il inspira, dans les siècles suivants, les plus grands projets contribuant au développement de l’humanité.

En ces temps de crise, les mots « identité française » reviennent sans cesse dans les discussions. Ils nous taraudent : qui sommes-nous ? où voulons-nous aller en tant que nation ?

Les précurseurs

Malheureusement, pour certains de nos concitoyens et pas seulement ceux dont les revenus ne cessent de fondre depuis des années et qui constatent le déclin général de notre pays, la cause serait toute entendue : l’immigration ! Comme si notre pays avait été gouverné depuis 40 ans par les Mohamed, Karim et Leila et non par les Valéry, François, Jacques, Nicolas et Emmanuel !

Par contre, qui a eu, cette année, une pensée pour Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), dont nous fêtons le 400e anniversaire de la naissance ? Pas grand-monde.

Seule la Mairie de Sceaux a organisé durant toute l’année des commémorations dignes de ce nom. Pourtant, si je dis que le peuple français aime son indépendance, apprécie un gouvernement qui s’occupe de la chose publique (école, hôpital, sécurité sociale, transports) et qu’il est fier d’occuper les premières places dans la recherche, l’industrie et les infrastructures, qui pourrait me contredire ?

Eh bien, le colbertisme, c’est tout cela.

Nos ennemis outre-Atlantique (où nous comptons aussi beaucoup d’amis) ne l’ont pourtant pas oublié : c’est le cas de l’ancien chef de la CIA James Woolsey, qui, lorsque Jacques Chirac avait refusé d’approuver la guerre d’Irak, avait tout de suite dégainé contre cette France trop indépendante. La faute à qui ? A Jean-Baptiste Colbert !

Mercantilisme ou colbertisme ?

Cette identité française remonte à fort loin. Charlemagne, Saint Louis, Charles V dit le sage

A leur époque commence à émerger l’idée que le domaine royal n’est pas la propriété des rois, mais un domaine public qu’ils doivent administrer pour le « bien commun », comme disait Louis XI.

Il faudra attendre la période entre la fin de la guerre de Cent Ans, en 1453, et 1683, date de la mort de Jean-Baptiste Colbert, pour voir émerger un système d’économie politique permettant à cette « idée » de la France, et à ses citoyens, de s’épanouir.

Aujourd’hui, on lui donne le nom très réducteur de « mercantilisme », un système économique définissant l’or et l’argent comme la principale source de richesses, que l’homme cupide ferait tout pour obtenir, y compris, si besoin, par la guerre.

Ce mot travestit la réalité d’une transformation économique qui contient, en germe, un système d’économie politique républicain, pour qui la seule véritable source de richesse est la créativité humaine et ses applications scientifiques, techniques, artistiques. Elle seule permet à l’homme de transformer la nature pour améliorer les conditions de son espèce.

Identité française : la voilà !

Un document datant d’environ 1463, intitulé Le débat des hérauts d’armes de France et d’Angleterre, nous révèle des choses importantes sur nous-mêmes.

Animé par Mme Prudence, le héraut anglais vante, entre autres, la puissance de la marine anglaise. Mais le Français rétorque que leurs bateaux sont surtout utilisés pour piller « les pauvres marchands » dans les détroits, notamment devant chez elle où les bateaux du monde entier sont obligés de passer, alors que les Français s’en servent pour échanger des biens produits grâce à leur savoir-faire.

Le Roi de France pourrait devenir le roi des mers, s’il le voulait, explique-t-il, car trois choses le lui permettent :

  1. des ports en eau profonde et sûrs ;
  2. de grands bateaux pouvant voguer en haute mer, qu’il pourra construire car il possède tous les matériaux nécessaires : bois, fer et force de travail ;
  3. mais là où la France a le plus grand avantage, c’est dans l’importance des biens à échanger. Elle est riche en hommes, notamment des travailleurs qualifiés dans les manufactures. Son agriculture est riche en céréales, vin, noix, fruits et animaux domestiques, et elle possède du sel et des minerais : or, argent, fer, salpêtre et charbon.

Le Roi de France, explique le héraut, définissant l’économie comme un pari sur l’avenir, pourra bâtir sa flotte grâce à ses navires, car le produit de tout ce que les étrangers viendront chercher dans ce Royaume profitera grandement à son peuple.

Jean Bodin : « Il n’est de richesse que d’hommes »

Parmi les premiers à théoriser ces concepts, ancêtres de nos conceptions de valeur ajoutée, savoir-faire, balance commerciale, régulation économique et protectionnisme, Jean Bodin (1529-1596) s’est fait connaître pour ses remarquables Six livres de la République, mais il a aussi fait d’importantes contributions à l’économie politique.

Il remarque combien sont importantes les quantités d’or et d’argent que la France obtient des Espagnols, contraints « à se procurer ici, en France, les céréales, lins, laines, teintures, radon, papier, livres, fournitures et manufactures de toutes sortes ». C’est donc bien grâce à ses artisans, ses marchands et sa fertilité naturelle que la France obtient, en échange, de l’or et de l’argent d’Espagne et d’ailleurs.

Bodin se réjouit aussi de la fin de la guerre entre Armagnacs et Bourguignons, permettant une forte croissance démographique : « Grâce à notre population, importante et industrieuse, la terre a été nettoyée, les villages reconstruits, les villes élargies. »

Il élabore des principes économiques fondés sur l’idée que la vraie richesse réside dans la valeur ajoutée par la créativité humaine aux matières premières. Il propose :

Que les impôts sur les matières premières importées des pays étrangers soient abaissés, mais [qu’ils soient] augmentés sur les produits manufacturés, dont on ne doit pas accepter qu’ils soient importés des pays étrangers, ni accepter l’exportation des matières premières non travaillées, tels que le fer, le cuivre, l’acier, le coton, le fil, la soie brute (…), tout ceci afin que les sujets profitent de la valeur du travail qu’ils y ajoutent, et le Prince, des impôts à l’exportation.

Faut-il pour autant entrer en autarcie, ou en guerre pour tout accaparer ? Même si nous étions totalement autosuffisants, dit Bodin, il faudrait quand même échanger avec l’étranger, car « c’est bien mieux de devenir ami des étrangers que de leur faire la guerre.

Les hommes sont motivés par l’appât du gain, mais Dieu, dans son infinie sagesse, a ordonné qu’il n’y ait pas de pays sur terre si riche qu’il ne manque de beaucoup de choses, une condition nécessaire à la préservation de l’amitié et de la paix ».

Barthélémy de Laffemas

Barthélémy de Laffemas.

Après Jean Bodin et avant Jean-Baptiste Colbert, deux hommes jouent un rôle clef dans le développement économique de la France sous Henri IV :

Ruinée par ses guerres, la France est redevenue dépendante de l’étranger, et les marchandises affluent dans ses marchés, d’Italie et d’ailleurs, vidant le pays de ses métaux précieux. Pour Laffemas, il faut sans délai rétablir les manufactures et protéger leur développement.

Olivier de Serres.

Dans son Règlement général pour dresser les manufactures, présenté en 1596, il préconise le développement massif de la sériciculture et de l’industrie des soieries, auquel il travaille avec l’agronome Olivier de Serres (1539-1619).

Pour protéger l’industrie nationale, Laffemas propose d’interdire l’exportation de matières premières et l’importation d’objets manufacturés, provoquant ainsi l’essor de la manufacture française.

Pensait-il à couper tout commerce avec l’étranger ?

Au contraire, disait-il, « Je veux qu’il soit plus fort que jamais », et en particulier pour ce qui concerne les échanges sur l’or et l’argent, qu’il fallait laisser entièrement libres.

Ce qu’il voulait était une « régulation du commerce » et de l’industrie qui permettrait à la France de rétablir son économie productive.

Voici donc quelques contributions importantes au progrès de la science économique entre le règne de Louis XI et celui d’Henri IV.

Ces efforts, qui se poursuivirent sous Richelieu, culmineront dans des contributions bien plus importantes sous Jean-Baptiste Colbert (voir ci-dessous).

L’Académie des Sciences, au cœur de la Révolution colbertiste

Nous sommes à un moment où l’ordre international ultralibéral vacille sur ses bases et l’État stratège est de plus en plus appelé au secours par les peuples, qui, depuis les États-Unis jusqu’en France, en passant par le Chili et le Liban, se révoltent contre l’effondrement de leur niveau de vie provoqué par 45 ans de laissez-faire absolu.

Le moment est donc venu de se pencher à nouveau sur le modèle de Jean-Baptiste Colbert.

Car, en dépit des campagnes malveillantes menées à son encontre par les porte-voix du laissez-faire britannique, et ce, depuis le XVIIIe siècle, quand l’économiste Adam Smith l’a désigné comme leur ennemi juré, un Etat qui définit les besoins de la nation, qui rassemble les meilleurs cerveaux pour y faire face et qui, de façon volontariste, impulse et protège les industries naissantes et l’agriculture pour assurer à tous un emploi – un Etat colbertiste en somme – est le seul à pouvoir assurer le développement ou la reconstruction des nations.

Au cœur du dessein de Colbert, l’Académie des sciences, car, écrivait-il,

on se rend compte que grâce aux inventions des hommes, ce qui paraissait impossible avant devient réalisable.

Déployés aux quatre coins du territoire, ce sont les savants et les ingénieurs de l’Académie qui modernisèrent la France, donnant à chacun les moyens d’être productif et au pays de jouer un rôle de premier plan dans l’Europe de l’époque.

Le colbertisme

Issu d’une famille de commerçants rémois, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) fut d’abord le secrétaire personnel du ministre de la Guerre, Michel Le Tellier, avant de devenir le secrétaire particulier du cardinal de Mazarin. En 1661, sur son lit de mort, Mazarin recommande Colbert au jeune roi Louis XIV en ces termes : « Sire, je vous dois tout. Mais je crois que je m’acquitte de toutes mes dettes en vous remettant Colbert ! »

En effet, pendant près de 20 ans, Colbert sera la personnalité clef du Royaume, façonnant la nation avec passion et accomplissant le travail de cinq ministères différents : Finances, Commerce et Industrie, secrétariat d’Etat à la Marine et Culture.

Victorieuse des Habsbourg après les Traités de Westphalie (1648) et des Pyrénées, la France est la première puissance d’Europe. Mais les années de guerre, suivies de la Fronde, ont laissé le pays gravement endetté, ses infrastructures vétustes, ses manufactures en faillite et son commerce en ruine. Très affaiblie, la France est, au niveau international, sous la dépendance des Pays-Bas qui, avec une flotte marchande de plus de 16 000 bateaux, détiennent non seulement le monopole du transport de marchandises entre l’Europe et les Indes, mais finissent même par imposer les prix des biens exportés.

Colbert lance un programme « à marche forcée » pour reconstruire le pays. D’abord, il faut libérer la France du contrôle des financiers véreux sur son économie, ce qui passe par le combat contre le surintendant des Finances, Nicolas Fouquet, qu’il parvient, après un procès, à faire emprisonner jusqu’à la fin de ses jours.

Il s’attaque ensuite avec la plus grande énergie à la corruption financière : abus des fermiers généraux, dont il réduira drastiquement le nombre de rentes et de fermes, et des 30 000 officiers de justice qui contribuent au pillage des revenus fiscaux du Roi. A ces deux professions, le Roi vend en effet un droit de collecter l’impôt, en échange d’avances sur ces impôts au Trésor royal.

Colbert pourra alors s’atteler à rétablir le commerce intérieur et extérieur, grâce à la reconstruction des infrastructures de transport par voie routière, fluviale et maritime, et au rétablissement des manufactures.

Fig. 1 : Carte des canaux envisagés depuis Henri IV.

Rien de plus pernicieux pour le commerce qu’un mauvais état des routes, répétait Colbert, qui fait passer le budget qui leur est consacré de 22 000 livres en 1661 à 623 000 livres en 1671.

Il attribuait aux canaux une importance encore plus grande : « Rien n’étant plus utile et plus avantageux pour la population que la navigation fluviale. » (Fig. 1) C’est encore lui, poussé par Pierre-Paul Riquet, qui fait construire cette merveille d’ingénierie qu’est le canal de Midi, d’une longueur de 240 km et comportant 64 écluses, 126 ponts, 55 aqueducs et 6 digues, ainsi qu’un tunnel souterrain à Malpas de 173 mètres de long !

Au-delà cependant, ce sont presque tous les fleuves de France qui font l’objet d’aménagements divers : la Seine, l’Oise, l’Aube, la Loire, le Cher, l’Indre, l’Allier, la Garonne, le Lot, le Tarn, le Rhône et le Doubs.

Enfin, pour conforter son indépendance sur les mers et dans le commerce international, il fallait mettre sur pied une flotte marchande et militaire.

La construction d’une puissante marine, grâce à des moyens industriels modernes, dont l’un des plus beaux exemples fut la construction ex nihilo du port et des chantiers navals de Rochefort, restera, avec le canal du midi, l’un des plus beaux ouvrages du règne.

A son arrivée aux affaires, la France n’a plus que 20 frégates, dont seules deux ou trois peuvent se risquer en haute mer.

Pour relever le défi, Colbert fait construire des bateaux à la chaîne, faisant rédiger par l’Académie des Sciences un Atlas décrivant en détail toutes les pièces nécessaires à la construction des bateaux, tout en introduisant le concept de chantiers navals intégrés, équipés de fonderies, formes de radoub, corderies et production de mâts, dépôts d’armes et de vivres, et même d’écoles pour former constructeurs et marins.

Les ports de Toulon, Rochefort et Brest, mais aussi Dunkerque, Boulogne et Calais, seront tous modernisés. Et, à la fin, on construit une frégate à Rochefort en 30 heures, à Brest en 22 heures et à Marseille, en 7 heures !

L’Académie royale des Sciences

Fig. 2 : Première machine à vapeur de Denis Papin : la chaleur du feu fait monter le piston dans le cylindre, y provoquant un vide. La pression atmosphérique fait ensuite baisser le piston et soulève le poids attaché à la corde. En 1707, une deuxième machine à vapeur de Papin et Leibniz utilise la force de la vapeur pour mouvoir les roues à aubes d’un bateau.

Rien de tout cela n’aurait été possible, cependant, sans l’Académie royale des Sciences, fondée à l’initiative de Colbert en 1666. Car ce sont les pouvoirs créateurs, les découvertes scientifiques et techniques, ou artistiques, qui sont la principale source de richesse de la société humaine.

De façon générale, ces conceptions remontent bien plus loin dans le temps, au « preux Charlemagne », comme l’appelait François Villon, ce souverain réformateur qui imprima sa marque à l’Europe civilisée.

Science et grands projets pour transformer la nature, édification de villes, éducation de la population, telle était sa conception de la richesse qui, à travers les siècles, inspirera l’Europe et plus particulièrement la France, jusqu’à De Gaulle.

Parmi les membres fondateurs de l’Académie, citons Pierre de Carcavi, Gilles Personne de Roberval, Christian Huygens, tous collaborateurs des grands noms de la science française de ce siècle, les Blaise Pascal, Girard Desargues et Pierre de Fermat, qui venaient de s’éteindre.

Son objectif explicite est de rassembler les plus grands savants de France et d’Europe, non pour débattre de problèmes abstraits, mais pour aborder les problèmes scientifiques dont la solution apporterait d’inestimables progrès à la société.

Le programme scientifique de l’Académie est ainsi totalement associé aux grands projets qui sont au cœur du dessein de Colbert.

Et d’abord, cent ans avant la révolution industrielle britannique, du premier moteur mécanique, la machine à vapeur (Fig.2), qui permit de décupler la force de travail humain, mis au point grâce à une collaboration entre Christian Huygens, Denis Papin et Leibniz, membre étranger de l’Académie.

Pour être productive, cette « machine à combustion » doit produire plus d’énergie, sous forme de travail réalisé, qu’elle n’en a consommé pour le générer, construction, travail humain et fonctionnement compris.

Fig. 3 : Génération de la cycloïde. C’est une courbe de « moindre temps », où des billes, lâchées en même temps depuis des hauteurs différentes, arrivent en même temps en bas.

Pour l’économiste américain Lyndon LaRouche (1922-2019), inspiré par Leibniz, c’est ainsi que doit fonctionner une économie productive, produisant chaque année une énergie libre qui doit être réinvestie l’année suivante dans les technologies les plus efficaces afin d’accroître encore l’énergie libre.

La définition des longitudes pour la navigation en mer est une autre priorité des savants.

Fig. 4 : Huygens imprime un mouvement « cycloïdal » à la pendule de son horloge pour réduire la déperdition de mouvement.

Dans les pas de Pascal, Desargues et Fermat, les académiciens s’intéressent à la géométrie de la « roulette », autre nom de la « cycloïde » (Fig. 3), une courbe de « moindre temps » que les académiciens utilisent pour réduire l’usure du mouvement, soit dans la construction d’horloges marines très précises (l’horloge de Huygens, Fig. 4), soit pour réduire l’usure des roues dentées (Fig. 5) dans la transformation du mouvement.

Mais aussi pour développer le calcul infinitésimal, que Leibniz découvre après s’être plongé dans les travaux de Pascal et de Huygens.

Fig. 5 : Philippe La Hire : utilisation des épicycloïdes pour réduire l’usure sur des roues dentées.

Sans oublier les lois de l’hydrodynamique, pour la construction de ports, de canaux ou même de magnifiques fontaines.

Enfin, Colbert confie à l’Académie la publication de deux recueils des machines, publiés en 1735 et en 1789, permettant à tout artisan de « faire les modèles des différentes machines les plus en usage ».

Grâce à ces politiques, en un peu plus de dix ans, Colbert réussit non seulement à sortir la France du marasme économique, mas à en faire la première puissance économique et manufacturière d’Europe.

Aujourd’hui, il serait bon de s’en inspirer.