Ce vrai Bretton Woods que l’oligarchie nous a si bien caché !

dimanche 28 février 2021, par Christine Bierre

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Franklin Roosevelt avec le Président mexicain Avila Camacho lors d’une visite au Mexique en 1943. FDR engagea une intense coopération avec l’Amérique latine pour faire du Bretton Woods, un système permettant le développement des pays pauvres.
Confrontés à une crise financière gravissime et au bord d’une nouvelle guerre mondiale, est-il possible de créer un nouveau système de coopération internationale qui corresponde aux intérêts bien compris des pays avancés aussi bien qu’émergents, qui nous permettrait d’éviter ces écueils ?

La bonne nouvelle est que des recherches récentes ont jeté une lumière très différente sur les véritables intentions de Franklin Roosevelt, dans la création de l’ordre de Bretton Woods, et que sur la base de ces conceptions, il est tout à fait possible de créer un ordre économique international plus juste pour tous (que le dollar reste ou non la monnaie de réserve). Cet article fait le point sur ces nouvelles conceptions.

Les crises économiques et financières de 1987, 2001 et 2008, comme celle qui s’annonce aujourd’hui, résultent des choix imposés par la City de Londres et Wall Street au président américain Richard Nixon le 15 août 1971, qui conduisirent finalement à l’abolition du système de Bretton Woods mis en place en 1944.

Dans ce contexte, le thème longtemps négligé de« Bretton Woods » redevient un sujet de discussion, parfois évoqué avec bienveillance, mais le plus souvent déformé par les porte-parole de Wall Street et de la City de Londres, qui tentent d’en cacher la véritable essence en utilisant l’étiquette « Bretton Woods » pour plaider en faveur d’un régime monétariste encore plus favorable à la finance que l’actuel, voire même un New Green Deal qui, en remplaçant les énergies très denses et productives dont nous disposons, par des énergies renouvelables inefficaces, provoquerait une chute brutale du niveau de vie des populations.

Une autre difficulté de taille est que les dirigeants de la Russie et de la Chine sont convaincus que le système de Bretton Woods (et la domination du dollar au sein de ce système) a été utilisé après 1945 pour exploiter les nations les plus pauvres et les empêcher de se développer.

Ils soulignent également le fait indéniable que Churchill et Truman s’en sont servis contre la Chine et la Russie, dans le cadre de la Guerre froide. En outre, pour les nations les plus pauvres, le FMI et la Banque mondiale, institutions créées à Bretton Woods, sont devenus synonymes d’esclavage de la dette, de conditionnalités brutales et de pillage par le biais du soi-disant libre-échange.

Nouvelles sources historiques

Un livre ainsi que deux articles parus récemment montrent comment l’intention originelle du système de Bretton Woods nous permettrait de résoudre toutes ces difficultés. Si ce système est largement devenu, dès la mort de Roosevelt en 1945, ce que dénoncent ces critiques, l’intention du Président américain était, au contraire, de créer les conditions de l’industrialisation et de la hausse du niveau de vie de la population mondiale.

Helleiner : les fondations oubliées de Bretton Woods

Prenons d’abord l’ouvrage du professeur Eric Helleiner, Les fondements oubliés de Bretton Woods : le développement international et la mise en place de l’ordre d’après-guerre (2014).

Citant de nombreux documents d’archives, l’auteur déboulonne le dogme selon lequel Bretton Woods aurait été « le produit de négociations anglo-américaines entre 1942 et 1944, dans lesquelles les questions de développement n’ont guère retenu l’attention et où les voix du Sud étaient largement absentes ».

Il cite de nombreux auteurs de renom (Richard Gardner, Richard Peet, Kapur-Lewits-Webb, Edward Mason, Robert Asher, Gerald Meier et bien d’autres) ayant contribué à fabriquer cette idée totalement fausse.

Richard Gardner écrit, par exemple, dans Diplomatie Sterling-Dollar, qu’à Bretton Woods, le développement des pays pauvres « n’a pas été reconnu comme une question majeure dans la planification de l’après-guerre.

Réaffirmant au contraire le rôle très actif qu’y ont joué les pays ibéro-américains, la Chine, l’Inde, etc., Helleiner rend compte de leur intense collaboration avec les Etats-Unis avant et pendant les négociations. En outre, il évoque un autre aspect des accords de Bretton Woods, qui garde toute son importance aujourd’hui : ce système devait permettre de créer un ordre économique mondial multilatéral de républiques souveraines, compatible avec des économies dirigées par les Etats.

Helleiner note que ce sont les pays en voie de développement qui, dans les discussions qui ont préparé les accords de Bretton Woods, ont défendu des économies dirigées par les Etats, inspirées de Friedrich List et de Sun Yat-sen.

Les autres publications viennent de deux collaborateurs de notre ami Lyndon LaRouche, l’économiste américain avec qui, depuis plus de quarante ans, nous combattons pour un « Nouveau Bretton Woods » :

Pour la première fois, Helleiner et Freeman présentent, chacun à sa manière, des preuves irréfutables que ce que Roosevelt voulait avec Bretton Woods, c’était mettre fin aux méthodes coloniales de pillage et permettre l’essor rapide du secteur en développement dans un partenariat international d’Etats-nations souverains.

John Maynard Keynes : l’homme que Roosevelt n’écoutait pas.

Les auteurs démontrent également que cette politique pro-développement est issue de l’école américaine d’économie d’Alexander Hamilton, Friedrich List et Henry Carey, reprise après, comme le note Richard Freeman, par Lyndon LaRouche. La documentation rassemblée dans ces deux ouvrages est présentée sous une forme inédite jusqu’à présent.

Ces documents confirment que l’intention de FDR n’a jamais été de créer simplement un « système monétaire », comme l’affirme l’oligarque britannique John Maynard Keynes, maintes fois cité, qui s’empara du système de Bretton Woods après la mort de Roosevelt. Pour celui-ci, les questions monétaires et bancaires devaient être subordonnées à l’intention d’élever le niveau de vie de la population en augmentant la productivité de l’économie, et les politiques bancaires et de crédit, conçues pour ne servir que cette fin.

Le principe du bon voisinage

« Dans le domaine de la politique mondiale, je consacrerai cette nation à la politique de bon voisinage », avait affirmé Roosevelt dans son discours inaugural du 4 mars 1933. Voilà la véritable origine des accords de Bretton Woods.

Cette idée a d’abord pris corps dans la mission technique américaine au Brésil de 1942-43, elle-même précédée, à la fin des années 1930, du projet révolutionnaire de construction conjointe de l’usine sidérurgique de Volta Redonda.

Grande aciérie de Volta Redonda (Brésil)

La transformation du Brésil d’abord, puis d’une douzaine de nations ibéro-américaines suivies du reste du monde, était au cœur de la stratégie internationale de Roosevelt.

Le financement de cette politique devait provenir d’une institution multilatérale de républiques souveraines, utilisant un système de crédit international de type hamiltonien. Contrairement à tout système basé sur le monétarisme, celui-ci devait mettre la monnaie au service de la production, avec des crédits abondants et peu coûteux, à des taux d’intérêt de 1 à 2 %, soutenus par un système de réserves d’or à taux de change fixe.

La méthode Roosevelt

Roosevelt s’entourait de personnalités créatives, des penseurs non-orthodoxes qui n’auraient pas tenu une semaine dans une autre administration, mais qui ont prospéré sous sa direction.

C’est ainsi qu’il constitua son équipe (qui ne fut jamais officiellement désignée comme telle), dont les principaux noms furent :

  • le secrétaire d’Etat adjoint au Trésor, Harry Dexter White ;
  • le secrétaire d’Etat adjoint, Sumner Welles ;
  • Morris Llewellyn Cooke ;
  • le ministre de l’Agriculture Henry Wallace ;
  • le secrétaire d’Etat adjoint au département d’Etat aux affaires latino-américaines, Laurence Duggan ;
  • le président de la Reconstruction Finance Corporation (RFC), Jesse Jones ;
  • son conseiller stratégique Harry Hopkins ;
  • le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau.

Pour diriger la mission au Brésil de 1942-43, Roosevelt choisit l’un de ses alliés les plus fiables, Morris Llewellyn Cooke, un ingénieur hautement qualifié qui aura, en trente ans, électrifié les Etats-Unis. Nommé premier directeur de l’Administration de l’électrification rurale en 1935, il a le profil idéal pour présider, en 1936, la Troisième conférence mondiale sur l’énergie qui se tient à Washington D.C., où des délégués du monde entier se rencontrent pour discuter des moyens de créer de nouvelles capacités énergétiques pour leur industrialisation.

La Mission américaine au Brésil

La collaboration économique entre les Etats-Unis et le Brésil avait démarré en 1936-37. En 1938, le gouvernement brésilien donne le feu vert à la construction de l’aciérie Volta Redonda, dans l’Etat de Rio de Janeiro.

Harry Dexter White, économiste, collaborateur de Roosevelt

Le 19 septembre 1939, Harry Dexter White, chargé des questions monétaires au département du Trésor américain, envoie à son patron, Henry Morgenthau, une note intitulée « Propositions précises pour une coopération américano-brésilienne immédiate », qui contient un projet pour le développement intégral du Brésil.

Il propose un prêt en or de 50 millions de dollars pour aider le Brésil à stabiliser sa monnaie, un crédit renouvelable de 50 millions auprès de la Banque américaine d’import-export (Exim Bank) aux entreprises américaines afin qu’elles puissent exporter, notamment des biens d’équipement à destination des entreprises brésiliennes, ainsi qu’un crédit de 100 millions pour l’achat par le Brésil d’équipements pour la reconstruction de son système ferroviaire.

La quatrième partie appelle à la construction de réseaux de chemins de fer, d’une flotte marchande pour le transport de marchandises, d’autoroutes, de production d’énergie hydro-électrique, de production de fer et d’acier, et de développement agricole !

Morris Llewellyn Cooke, chargé par FDR du projet Etats-Unis-Brésil

Le 1er décembre 1942, Cooke et Lins de Barros, le coordinateur de la mobilisation économique du Brésil, rédigent un « ordre de mission » à l’intention des présidents Roosevelt et Vargas, prolongeant le mémo présenté le 19 septembre 1939 par Harry White, cité plus haut. Philosophiquement révolutionnaire, il est tout à fait d’actualité.

Cette note préconise une électrification rapide du pays, afin de renverser le modèle de pillage colonial britannique :

« Les développements technologiques récents, en particulier dans la production à grande échelle et la transmission à longue distance de l’énergie électrique, ont scellé le destin du commerce international caractéristique [britannique] du XIXe siècle, dans lequel les pays les plus puissants et les plus développés faisaient venir de fort loin les matières premières jusque chez eux pour les transformer, et envoyaient ensuite les produits finis aux quatre coins du monde, où ils étaient vendus, avec de généreux profits, à des peuples qui n’étaient pas en mesure de les fabriquer eux-mêmes. Aujourd’hui, la technologie et la grande disponibilité de l’énergie électrique peuvent changer tout cela. »

Cinq domaines guident la mission :

  1. aménagement du fleuve Sao Francisco (3160 km de long) et de son bassin (environ 617 800 km2) en une Tennessee Valley Authority (projet de barrages, emblématique du New Deal) brésilienne ;
  2. électrification de tout le pays ;
  3. modernisation de la base industrielle, agricole et de l’industrie extractive du Brésil, car « le progrès industriel moderne se mesure à la capacité d’une machine à remplacer le travail de l’homme dans la production d’articles utiles » ;
  4. établissement d’un canal de jonction reliant les fleuves Nègre et Orénoque ;
  5. construction de la gigantesque aciérie de Volta Redonda.

Pour financer ce dernier projet, le ministre des Affaires étrangères brésilien, Oswaldo Aranha, se rend à Washington en 1939. Dès septembre 1940, un accord est conclu : sur les 65 millions de dollars que coûtera la construction de l’aciérie, l’Exim Bank en prêtera 45. Le Brésil pourra alors commencer à acheter aux Etats-Unis les biens d’équipement nécessaires à l’usine.

Lors de son inauguration en 1943, le président Vargas déclara fièrement :

La voici, solidement construite en béton et en fer, défiant (...) les pays industriels qui souhaitent nous maintenir au niveau de simples fournisseurs de matières premières et de consommateurs de produits manufacturés. 

Franklin Roosevelt plaisante avec le Président Getulio Vargas du Brésil (Brésil 1943)

Développer l’ensemble de l’Ibéro-Amérique

Les Etats-Unis entreprennent alors de développer toute l’Amérique latine. A cette fin, l’Exim Bank est créée en 1934 en tant que division de la Reconstruction Finance Corporation (RFC). Sous Roosevelt, la RFC fut l’institution bancaire américaine qui finança le plus le New Deal (1933-38) et la mobilisation économique pour la Seconde Guerre mondiale (1939-44).

L’Exim Bank leva son capital en vendant la grande majorité de ses actions privilégiées à la RFC, devenant ainsi l’extension du New Deal américain à l’échelle internationale.

A partir de 1937, la Banque commence à financer la production, aux Etats-Unis, de locomotives pour les chemins de fer publics au Chili, au Brésil et dans d’autres pays. Plus tard, des lignes de crédit sont accordées aux banques centrales des nations coupées des marchés européens par la guerre. En 1940, le capital de l’Exim Bank est porté de 200 à 700 millions de dollars (1,5 milliard aujourd’hui) : des prêts sont accordés pour la construction de routes, l’agriculture et la production de matériaux stratégiques tels que le caoutchouc, les métaux, les fibres et les plantes entrant dans la composition des médicaments, importants aussi en temps de guerre.

En même temps, les nations ibéro-américaines se dotent de « corporations de fomento » (développement), définissant le calendrier des projets de développement à financer par l’Exim Bank.

Comment la Banque inter-américaine et Bretton Woods ont été coulés

La densité croissante des projets technologiques ibéro-américains va contraindre Harry White, alors chargé des affaires monétaires au département du Trésor américain, à innover. Il a une idée brillante, dont a bénéficié Bretton Woods. Au lieu de la seule Exim Bank, pourquoi ne pas mettre sur pied une institution multinationale, où siègeraient les républiques souveraines de toute l’Amérique, qui serait une Banque inter-américaine pour le développement (IAB) ?

L’essentiel de cette proposition fut inclus dans une note rédigée par White le 6 juin 1939, intitulée « Prêts à l’Amérique latine pour son développement industriel ». Au premier point, on peut lire :

L’Amérique latine présente une remarquable opportunité de développement économique. Il ne lui manque que des capitaux et des compétences techniques pour se développer de façon à pouvoir assumer une population beaucoup plus nombreuse, un niveau de vie plus élevé et un commerce extérieur considérablement élargi.

Le capital de cette banque publique serait de 300 millions de dollars en actions ordinaires, entièrement achetées par le gouvernement, avec le pouvoir d’émettre 700 millions de dollars en obligations garanties par le gouvernement, intérêts et capital. Elle pourrait en émettre un milliard de dollars de plus, au fur et à mesure que le besoin s’en ferait sentir.

En 1941, le président Roosevelt soumet pour ratification du Sénat la Convention pour la création d’une Banque inter-américaine (IAB), rédigée principalement par Harry Dexter White. Sa section 5 stipule clairement que la mission de la banque consiste

à promouvoir le développement de l’industrie, des services publics, des mines, de l’agriculture, du commerce et des finances dans l’hémisphère occidental.

Terrifiée par la perspective d’une montée en puissance de l’Amérique latine, l’oligarchie anglo-américaine fait échouer le projet de loi dans la même année. Le tueur à gages de Wall Street se nomme W. Randolph Burgess, vice-président de la National City Bank de New York. Dès mai 1940, il avait confié au secrétaire au Trésor Morgenthau qu’il préférait voir les banques centrales, comme la Réserve fédérale américaine, acheter et posséder les actions de l’IAB et en nommer les directeurs, comme dans le cas de la Banque des règlements internationaux [pro-nazie].

L’accord de Bretton Woods

Si les banquiers de la City de Londres et de Wall Street ont gagné cette bataille, trois ans plus tard, ils perdront la guerre ! En effet, Harry Dexter White, ramènera la même idée, sous une forme élargie, à la conférence de Bretton Woods de 1944.

 Ces accords, dont il rédigera une grande partie, auront la même intention que le banque inter-américaine IAB, et seront en droite ligne avec la politique de bon voisinage formulée dix ans plutôt par Roosevelt : fonder un système multinational émettant du crédit hamiltonien, pour financer partout ces grands projets technologiques pour le développement des Etats souverains. L’IAB est devenue à Bretton Woods la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), aujourd’hui appelé simplement « Banque Mondiale ».

Dans le 1er article de son texte fondateur, la BIRD nomme « le développement des capacités productives et des ressources dans les pays moins développés », comme étant l’un de ses objectifs.

La conférence de Bretton Woods, du 1er au 22 juillet 1944, accomplit beaucoup de bonnes choses, en opposition totale avec les intérêts financiers. Sur un total de 44 nations présentes, 19 pays d’Amérique latine (Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Costa Rica, Cuba, République dominicaine, Équateur, El Salvador, Guatemala, Haïti, Honduras, Mexique, Nicaragua, Panama, Paraguay, Pérou, Uruguay et Venezuela) avaient été invités, soit 43 % du total. La délégation brésilienne (13 représentants) était la quatrième en importance, derrière les Etats-Unis (45), la Chine (33) et la Grande-Bretagne (15).

La raison en était que Roosevelt avait fait le plein de délégués des nations ibéro-américaines pro-développement, qui connaissaient bien sa politique.

Ce qui rendit fous les Britanniques et en premier lieu, le chef de leur délégation, John Maynard Keynes, un fasciste patenté, membre de la Société eugénique. Il qualifia la conférence de « la plus monstrueuse maison de singes (fous) assemblée depuis des années », demandant à ce que 21 pays, dont 14 ibéro-américains, en soient exclus.

Keynes avait souhaité que des réunions privées soient organisées entre les délégations britannique et américaine, afin d’élaborer une politique commune pour préserver l’Empire britannique sous une forme modifiée – proposition qui fut, bien entendu, rejetée par White.

Il est clair qu’il ne s’agissait pas là d’une « diplomatie du dollar ». Au cœur du véritable système de Bretton Woods, s’inscrivait une conception de l’économie au service des peuples souverains et contre les empires, conception qui sera par la suite explorée et développée de manière unique par Lyndon LaRouche. Malheureusement, dès la mort de Roosevelt, Churchill entraîna Truman dans la Guerre froide, et tout ce grand dessein fut dévoyé.

Le défi aujourd’hui, pour chacun d’entre nous, est de reconstruire cette perspective.