Bretton Woods ou le jour où FDR condamna à mort l’Empire britannique

lundi 10 septembre 2018, par Karel Vereycken

Afin de répondre de façon appropriée à la question souvent posée : « Vous appelez à un Nouveau ‘Bretton Woods’. (Merci de signer ici la pétition en ligne de l’Institut Schiller) Qu’entendez-vous par la ? » , il est nécessaire de raconter une histoire parfois oubliée.

Précisons d’emblée que lorsque nous parlons ici de « Nouveau » Bretton Woods, nous entendons un retour aux principes sous-jacents du Bretton Woods originel de 1944 conçu par les équipes de Franklin Roosevelt et non du « Bretton Woods 2.0 » promu depuis 1998 par Tony Blair ou Lionel Jospin.

Bretton Woods, 1944

A Bretton Woods, l’hôtel Mount Washington où s’est tenue la conférence.

D’abord, c’est aux Etats-Unis, dans un grand hôtel de Bretton Woods, une station de ski de l’Etat de New Hampshire, qu’après trois semaines de débat, 730 délégués signent le 22 juillet 1944 les « accords de Bretton Woods » jetant les bases de l’ordre monétaire et financier permettant la reconstruction du monde de l’après-guerre.

Bien qu’on entend souvent dire que l’économiste britannique John Maynard Keynes en fut l’architecte, sa vision mondialiste et son projet d’une monnaie mondiale (le bancor) furent en réalité écarté au profit de la vision du sous-secrétaire au Trésor américain Dexter White qui était l’envoyé de Franklin Delano Roosevelt (FDR).

Le dollar est adopté comme monnaie de réserve internationale puisque le dollar à cette époque est l’expression monétaire de la productivité cumulée du New Deal et de la mobilisation de guerre et il est également convertible en or. Au service de la reconstruction sont créés une banque dédiée (la Banque mondiale) et un fonds de stabilisation abondé par les dépôts des Etats-membres (Le Fond monétaire international - FMI), tous les deux étaient, comme nous allons le voir, à mille lieux de ce qu’ils sont devenus aujourd’hui.

Soulignons qu’une grave erreur serait de réduire ces accords « monétaires » à de simples accords techniques signés entre experts financiers et hauts fonctionnaires au service de gouvernements chacun cherchant à tirer son épingle du jeu.

Car, toute personne honnête examinant la genèse de ces accords de Bretton Woods découvre l’intention révolutionnaire du Président Franklin Roosevelt mais aussi... le changement de cap résultant de sa mort précoce le 12 avril 1945.

Dès cette date, il n’est plus réellement question de développement mutuel. Ce qui prévaut ce sont : guerre froide, chasse aux sorcières, McCarthysme, assassinats ciblés de chefs d’Etats qui dérangent et en parallèle, il y a le dévoiement des « institutions de Bretton Woods » (Banque mondiale, FMI) en organismes prédateurs et génocidaires au service d’une vision malthusienne, monétariste et impériale anglo-américaine.

Dynamique d’effondrement systémique représentée par la "Triple courbe" de Lyndon LaRouche.
S&P

D’une clairvoyance hors pair, l’économiste et homme politique américain Lyndon LaRouche, constate dès 1965 le gonflement des bulles spéculatives et l’augmentation du « capital fictif ». Il anticipe le moment où les Etats-Unis se trouveront contraints de suspendre la convertibilité du dollar en or. Sa crainte fut confirmée durant la nuit du 15 août 1971.

Avec l’instauration de « monnaies flottantes » qui s’en suivra, la dérégulation du système aggravera la dérive et ouvrira encore plus les portes à une « économie casino » qui, en épongeant les capitaux, les détournera de l’investissement dans l’économie réelle. En prenant le contrôle de la monnaie et du crédit, les grandes places financières (avant tout la City de Londres et Wall Street) opèrent alors un véritable « coup d’Etat » planétaire au détriment des gouvernements démocratiquement élus.

Depuis lors, LaRouche, notamment lors de ses campagnes pour l’investiture démocrate aux Etats Unis, n’a cessé d’appeler à la création d’un « nouveau système financier international » rétablissant le cœur de ce que les accords de Bretton Woods avaient de positif.

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Dans cette perspective, LaRouche estime en 1998 que c’est surtout à l’Europe, au Japon et aux Etats-Unis de prendre une telle initiative.

Cependant, suite au krach de 2008, constatant que les pays européens se trouvent les mains liées par l’euro et les accords de Maastricht, LaRouche refaçonne son concept : désormais, c’est essentiellement un accord entre les quatre « grands » (Chine, Russie, Inde et Etats-Unis) qui permettra la mise en place d’un tel « nouveau Bretton Woods » (d’autres pays pourront évidemment toujours se joindre à cette démarche).

Celles qui se dressent hystériquement contre une réforme on ne peut plus rationnelle et raisonnable [1], ce sont les puissances financières héritières de l’époque coloniale. Vent debout contre Franklin Roosevelt, c’est avant tout Churchill et l’Empire britannique qui feront tout pour détruire, déconstruire et défaire tout ce que Roosevelt a mis en place pour l’après-guerre.

Le clash Churchill-Roosevelt

Au début des années 1940, bien avant l’entrée en guerre, les Alliés réfléchissent à la reconstruction de l’économie et à l’ordre international de l’après-guerre.

Pour en fixer les contours, Roosevelt et Churchill se rencontrent devant Terre Neuve au Canada sur un navire de guerre américain, le SS Augusta, le 14 août 1941, c’est-à-dire plusieurs mois avant l’attaque contre Pearl Harbour du 7 décembre 1941 qui fera entrer les Etats-Unis dans la guerre.

Churchill s’y trouve en état de faiblesse devant Roosevelt. Le Premier ministre britannique y est contraint d’avouer que, face au rouleau compresseur nazi, sans l’aide américaine, l’Angleterre, y compris avec son glorieux empire, sera perdante.

Roosevelt en profite pour imposer son point de vue et forcer Churchill à signer pendant la nuit, à l’opposé total de ses convictions, la « Charte de l’atlantique ».

Ce texte, reconnu aujourd’hui comme document fondateur des Nations Unies dont les statuts reflètent le contenu, se fonde sur les principes d’une entente entre Etats souverains - comme elle fut conçue par Mazarin lors du Traité de Westphalie mettant fin à la guerre de Trente ans en 1648.

Certains concepts clés de la charte viennent directement du discours de l’Union de Franklin Roosevelt de janvier 1941 sur les « quatre libertés »  :

  • la liberté d’expression ;
  • la liberté de religion ;
  • la liberté de vivre à l’abri du besoin (grâce à la création d’une sécurité sociale digne de ce nom) ;
  • la liberté de vivre à l’abri de la peur (grâce à une politique de développement de paix par le développement permettant le désarmement).

En charge de les appliquer, l’ONU et les organisations qui l’ont complétée dans des domaines spécifiques : la FAO pour l’agriculture, l’OMS pour la santé, le Bureau international du Travail pour les droits des travailleurs, etc.

Document :

La Charte de l’Atlantique

Le Président des Etats-Unis d’Amérique et M. Churchill, Premier Ministre du Royaume-Uni, représentant le gouvernement de Sa Majesté, s’étant réunis, jugent bon de faire connaître certains principes sur lesquels ils fondent leurs espoirs en un avenir meilleur pour le monde, et qui sont communs à la politique nationale de leurs pays respectifs :

  1. Leurs pays ne cherchent aucun agrandissement territorial ou autre ;
  2. Ils ne désirent voir aucune modification territoriale qui ne soit en accord avec les vœux librement exprimés des peuples intéressés ;
  3. Ils respectent le droit qu’a chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre ; ils désirent que soient rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui en ont été privés par la force ;
  4. Ils s’efforceront, tout en tenant compte des obligations qu’ils ont déjà assumées, d’ouvrir également à tous les Etats, grands ou petits, vainqueurs ou vaincus, l’accès aux matières premières du monde et aux transactions commerciales qui sont nécessaires à leur prospérité économique ;
  5. Ils désirent réaliser entre toutes les nations la collaboration la plus complète dans le domaine de l’économie, afin de garantir à toutes l’amélioration de la condition ouvrière, le progrès économique, et la sécurité sociale.
  6. Après la destruction finale de la tyrannie nazie, ils espèrent voir s’établir une paix qui permettra à toutes les nations de demeurer en sécurité à l’intérieur de leurs propres frontières, et garantira à tous les hommes de tous les pays la possibilité d’une existence affranchie de la peur et du besoin ;
  7. Une telle paix permettra à tous les hommes de naviguer sans crainte sur les mers ;
  8. Ils ont la conviction que toutes les nations du monde, tant pour des raisons d’ordre pratique que d’ordre spirituel, devront renoncer finalement à l’usage de la force. Et du moment qu’il est impossible de sauvegarder la paix future tant que certaines nations qui la menacent — ou pourraient la menacer — possèdent des armes sur mer, sur terre et dans les airs, ils considèrent que, en attendant de pouvoir établir un système étendu et permanent de sécurité générale, le désarmement de ces nations s’impose. De même, ils aideront et encourageront toutes autres mesures pratiques susceptibles d’alléger le fardeau écrasant des armements qui accable les peuples pacifiques.

Évidemment, dès la fin de la guerre, et surtout dès la mort de Franklin Roosevelt, les Britanniques violeront allègrement cette charte comme on le constate aujourd’hui avec les politiques de « changement de régime ».

Mais les premières esquisses des accords de Bretton Woods et de la déclaration des Nations unies (les Alliés), élaborées immédiatement à la suite de l’attaque de Pearl Harbour, sont dictées par les principes énoncés dans la Charte de l’Atlantique.

L’idée de Roosevelt est simple : il s’agit d’« internationaliser » le New Deal. Le fondement des relations internationales devient la coopération mutuelle, basée sur une politique de relance de l’économie réelle par l’investissement productif. Le corolaire est d’éradiquer les Empires anglais, portugais, néerlandais et français de la surface terrestre et de généraliser la politique de « bon voisinage » que FDR avait adopté à l’égard de l’Amérique du Sud, une politique reprise du président John Quincy Adams. Au-delà de l’écrasement de la « bête immonde » nazie, il s’agissait donc d’un changement de paradigme.

Le témoignage d’Elliot Roosevelt

1941, à bord du navire SS Augusta. De gauche à droite : le premier Ministre Winston Churchill, le président américain Franklin Delano Roosevelt et son fils Elliot Roosevelt.
IWM

Celui qui nous a laissé un éclairage particulièrement intéressant de ce combat d’idées est Elliot Roosevelt, le fils du Président et un témoin oculaire des rencontres diplomatiques majeures de son père.

Or, en 1946, estomaqué par le constat que les volontés politiques de son père soient moquées et piétinées, Elliot Roosevelt décide d’écrire un livre intitulé As He Saw It (Publié en français sous le titre inapproprié Mon père m’a dit.), où il raconte en détail les échanges entre FDR et Churchill :

Les événements que je me propose de décrire, les conversations dont je me souviens, ainsi que les impressions et les faits qui ont formé mes convictions actuelles, écrit Elliot, se situent grosso modo entre la déclaration de la guerre et les jours qui ont suivi la rencontre des Trois Grands à Yalta, en Crimée. A cette époque, je puis en assurer le lecteur, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre sur ce sujet. Cette décision, je ne l’ai prise que plus tard, sous la pression des événements. Le discours de Winston Churchill à Fulton, dans le Missouri (Discours du Rideau de fer, le 5 mars 1946 qui lance la Guerre froide), n’y a pas été étranger. Les réunions du Conseil de Sécurité de l’ONU., au Hunter College, à New-York, et les idées qui s’y sont fait jour, y ont également contribué. Les stocks de bombes atomiques qui s’accumulent en Amérique furent un facteur important. Tous les signes de la désunion croissante entre les grandes puissances, toutes les promesses non tenues, toutes les tendances renaissantes de la politique de force d’un impérialisme avide et exaspéré furent enfin autant d’aiguillons qui m’incitèrent à entreprendre ce travail.

Ce que nous révèle Elliot Roosevelt sur les convictions de son père, nous donne une image d’une autre Amérique, l’Amérique que l’on doit faire renaître, et dont la plupart des gens, y compris aux Etats-Unis, ne soupçonnent même pas l’existence, surtout à la lumière de ce qu’il s’est passé depuis quelque 70 ans.

Elliot rapporte d’abord que « Churchill m’a dit qu’il n’était pas Premier Ministre de Sa Majesté à seule fin de présider à la dissolution de l’Empire britannique. (Churchill devait répéter ces paroles par la suite dans une allocution radiodiffusée). Je pense parler comme Président des Etats-Unis, en affirmant que l’Amérique n’aidera pas l’Angleterre dans cette guerre uniquement pour lui permettre de continuer à dominer brutalement les peuples coloniaux. »

Elliot raconte alors les échanges entre son père et Churchill :

Le Premier britannique revint dîner sur l’Augusta. Cette fois l’atmosphère fût plus intime : plus de messieurs à galons et à décorations. En dehors de mon père, de Churchill et de leurs hommes de confiance, nous fûmes seuls, mon frère Franklin et moi, à prendre part à ce repas. Cette fois nous eûmes l’occasion de connaître un peu mieux Churchill.

Une fois de plus, il était en pleine forme. Il fuma cigare sur cigare et but plusieurs verres de brandy, mais ne semblait pas s’en ressentir. Au contraire, son esprit était encore plus lucide et sa langue mieux déliée.

Pourtant, il y avait quelque chose de changé depuis la veille. Le soir précédent, Churchill avait parlé presque sans interruption, sauf pour quelques questions qui lui avaient été posées. Ce soir-là d’autres hommes jetaient aussi leurs pensées dans le chaudron de la discussion. Celui-ci atteignit vite le point d’ébullition et sembla prêt à déborder à une ou deux reprises. On sentait que deux hommes habitués à commander s’affrontaient et qu’après une joute préliminaire, ils se préparaient maintenant au combat décisif. Il convient de rappeler qu’à cette époque Churchill dirigeait la guerre et que mon père n’était que le président d’un pays qui avait manifesté ses sympathies d’une façon tangible. C’était donc toujours Churchill qui menait le débat au cours de ces soirées. Mais on remarquait déjà une différence. Cette différence se manifesta d’abord d’une façon très nette au sujet de l’Empire, envers mon père qui avait abordé cette question.
—  Naturellement, dit-il, avec une assurance teintée de malice, une fois la guerre terminée, une des conditions premières d’une paix durable doit être une plus grande liberté du commerce.

Il ménagea un bref silence. Le premier ministre avait baissé la tête. Il observait mon père par-dessous ses sourcils.
—  Pas de barrières artificielles, poursuivit mon père. Le moins possible d’accords économiques comportant la clause de la nation la plus favorisée. La voie ouverte à l’expansion. Les marchés ouverts à une concurrence saine.

Ce disant mon père promenait son regard dans la pièce, innocemment. Churchill remua dans son fauteuil.
—  Les accords commerciaux de l’Empire britannique sont..., commença-t-il en pesant les mots.

Mon père l’interrompit :
—  Oui, ces accords commerciaux de l’Empire sont une question à étudier. C’est à cause d’eux que les peuples de l’Inde et d’Afrique, de toutes les colonies du Proche-Orient et de l’Extrême-Orient sont aussi arriérés.

Le cou de Churchill s’empourpra. Il se pencha en avant.
—  Monsieur le Président, l’Angleterre n’envisage pas un instant de renoncer à la position privilégiée dont elle jouit dans les Dominions. Le commerce qui a fait la grandeur de l’Angleterre doit rester ce qu’il est et cela dans des conditions fixées par le gouvernement de ce pays.
—  Voyez-vous, dit lentement mon père, c’est sur ces questions qu’un désaccord pourrait naître entre vous, Winston, et moi. Je suis persuadé qu’on ne saurait concevoir une paix durable sans le développement des pays arriérés et aussi des peuples arriérés. Comment y parvenir ? En tout cas pas en employant des méthodes du XVIII° siècle.
—  Qui vous parle d’employer des méthodes du XVIII siècle ?
—  N’importe lequel de vos ministres, quand il préconise une politique qui consiste à tirer d’une colonie ses richesses naturelles sous forme de matières premières, sans rien donner à ces pays en échange. Les méthodes du xx siècle veulent qu’on industrialise ces colonies. Les méthodes du xx’ siècle veulent qu’on accroisse la richesse de ces peuples en élevant leur niveau de vie, en leur donnant de l’instruction, et en améliorant leurs conditions sanitaires, bref qu’on leur donne quelque chose en échange de leurs richesses brutes.

Tout le monde resta figé sur place. Harry Hopkins souriait. Le commandant Thompson, l’aide de camp de Churchill, était maussade et semblait inquiet. Le premier ministre lui-même avait l’air d’un homme menacé d’apoplexie.

— Vous faites allusion à l’Inde ? grogna-t-il.
—  Oui. Je ne peux pas croire qu’on puisse combattre l’esclavage fasciste sans rien faire pour libérer les peuples, partout dans le monde, d’une politique coloniale périmée.
—  Et les Philippines ?
—  Je suis content que vous me posiez la question. Les Philippines obtiendront leur indépendance en 1946. Et la population y bénéficie déjà des conditions d’hygiène modernes et d’une instruction publique également moderne. L’analphabétisme y est en régression constante.
—  On ne peut rien changer aux accords économiques de l’Empire.
—  Ce sont des dispositions artificielles.
—  Ce sont les fondements de notre puissance.
—  La paix, dit fermement mon père, est incompatible avec le maintien d’un despotisme, quel qu’il soit. La structure de la paix réclame l’égalité des peuples et cette condition sera remplie.
 Il n’y avait pas d’entente possible entre les deux hommes sur ce point.

(…) Le lendemain matin, vers onze heures, le Premier Ministre vint encore à bord de l’Augusta. Il resta pendant deux heures avec mon père dans la cabine du capitaine. Ils travaillèrent sur la Charte de l’Atlantique. Assistés de Cadogan, de Sumner Welles et de Harry Hopkins, ils étudièrent le projet le plus récent jusqu’à l’heure du déjeuner.

Ayant quitté la cabine à plusieurs reprises, je ne pus entendre que des fragments de leur conversation. Je me demandais comment Churchill arriverait à concilier l’esprit de la Charte avec les idées qu’il avait exprimées la nuit précédente, et je crois qu’il se posait, de son côté, la même question.

Le lendemain, après la signature de la Charte de l’Atlantique, les échanges entre les deux hommes d’Etat se poursuivent :
 
(…) Churchill s’était levé et arpentait la pièce, en parlant avec de grands gestes. Enfin, il s’arrêta, regarda longuement, en silence, mon père, puis agitant son index court sous le nez de celui-ci :
— Monsieur le Président, cria-t-il, je crois que vous voulez supprimer l’Empire Britannique. Toutes les idées que vous avez sur la structure de la paix après la guerre l’indiquent. Mais malgré cela — et son doigt s’agita — malgré cela nous savons que vous êtes notre seul espoir.
Il baissa la voix et d’un ton dramatique :
— Vous savez que nous le savons. Vous savez que nous savons que sans l’Amérique l’Empire ne pourra pas tenir.

Churchill admettait ainsi que la paix ne pouvait être assurée qu’en accord avec les principes imposés par les Etats-Unis. Il reconnaissait que la politique coloniale de la Grande-Bretagne était condamnée, que les efforts de ce pays pour dominer le commerce mondial étaient condamnés, que l’ambition des Anglais de se servir de l’URSS contre les Etats-Unis était également, condamnée.

Ou plutôt il en eût été ainsi si mon père avait vécu... 

Et, suite à la conférence de Yalta, Elliot rapporte :

Ce qui importait le plus, dit mon père, c’était de faire comprendre à Staline que les Etats-Unis et l’Angleterre ne formaient pas un bloc commun contre l’Union Soviétique. Je crois que nous nous sommes débarrassés une fois pour toutes de cette idée. La seule chose qui pourrait bouleverser la situation après la guerre, ce serait si le monde était à nouveau divisé : la Russie, d’un côté, l’Angleterre et nous-mêmes de l’autre. Notre grande tâche aujourd’hui, et notre grande tâche de demain, est de veiller à conserver un rôle d’arbitre, d’intermédiaire entre la Russie et l’Angleterre.

C’est évidemment la situation dans laquelle les Britanniques ont souvent réussi à mettre les Etats-Unis, non pas par rapport à l’Union soviétique qui s’est effondrée, mais par rapport à la Russie. C’est l’essence de la soi-disant « relation particulière » anglo-américaine, qui leur permet d’entraîner les Etats-Unis dans un conflit avec la Russie alors qu’en réalité, une coopération entre les Etats-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde, sont essentiel à la paix mondiale.

La genèse des accords de Bretton Woods

Comme nous l’avons vu au début de ce texte, la conception initiale reflétait les grands principes défendus par FDR :

  • internationaliser la politique de relance par l’investissement productif du New Deal ;
  • internationaliser la politique de « bon voisinage » ;
  • internationaliser le respect des quatre libertés, en particulier de rendre les hommes libre du besoin (c’est-à-dire créer une sécurité sociale digne de ce nom).

Eric Helleiner, dans son livre Forgotten Foundations of Bretton Woods (2014) souligne qu’on a souvent ignoré les avant-projets de Bretton Woods.

Dans le premier avant-projet de 1941, Harry Dexter White, suivant de façon stricte les orientations données par FDR, affirme que l’objectif sera « d’accroitre la productivité et donc le niveau de vie des peuples des Nations unies ». White inclut également les « nations associées », c’est-à-dire les pays qui n’avaient pas déclaré la guerre aux pays de l’axe mais restaient fidèle aux Alliés.

Cet avant-projet constate qu’ : « Il est vraie que des pays riches et puissants peuvent pendant de longues périodes ignorer facilement et en toute sécurité les intérêts de leurs pays voisins plus faibles et compétiteurs. Cependant, se faisant, ils ne mettent qu’en péril leur propre avenir et réduisent le potentiel de leur propre prospérité. La leçon qu’il faut en tirer c’est que les meilleurs voisins ce sont les voisins prospères et qu’un niveau de vie plus élevé dans un pays engendre des niveaux de vie plus élevés dans les autres, et qu’un niveau élevé de commerce et d’échanges est le plus facilement atteint lorsqu’il est largement et généreusement partagé ». (En écho de la politique de « bon voisinage »)

Harry Dexter White, l’homme qui imposa la vision de FDR à Bretton Woods. Dès la mort de ce dernier, White fut accusé de travailler pour... Moscou !

Le même avant-projet stipulait que les opérations principales de la Banque mondiale, à l’époque la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (IBRD) devait inclure la constitution de « provisions pour du capital à longue terme pour des projets productifs souhaitables » permettant « de façon directe ou indirecte d’élever constamment le niveau de vie du pays emprunteur ».

L’avant-projet de janvier 1942 précise que cette Banque ne pouvait garantir des prêts uniquement sous certaines conditions :

  • le taux d’intérêt de tels prêts ne pouvait pas être excessif ;
  • Pas plus de 80 % du principal et 50 % des intérêts ne pouvaient être garantis ;
  • Un prêt ne pouvait jamais servir « au remboursement de prêts anciens ».

Pensez maintenant un instant à ce qui s’est passé avec le FMI et la Banque mondiale depuis 1971… Ces institutions ont passé leur existence à refinancer des vieilles dettes. Dans la plupart des cas, les pays endettés ne voyaient jamais la couleur de l’argent car il s’agissait d’un simple jeu d’écriture transférant des fonds à une banque de Wall Street ou de la City de Londres… Et évidemment, les taux pratiqués par le FMI n’était jamais excessif !…

L’avant-projet de 1942 prévoit même des tarifs protectionnistes constatant que les axiomes qui sous-tendent la doctrine du libre échange, n’étaient « pas valides », « irréel et malsain ».

Le même texte souligne que l’objectif était de « fournir un volume conséquent de capital requis à l’étranger pour l’aide, pour la reconstruction et pour le développent économique nécessaire pour atteindre la prospérité mondiale et des niveaux de vie plus élevés ».

Un autre avant-projet, cette fois-ci de septembre 1943, souligne qu’« il va falloir investir des grandes sommes d’argent pour élever des pays dont la productivité est très basse en Extrême Orient, en Amérique du Sud, dans les Balkans et au Proche-Orient ». Ou encore, qu’un niveau de vie en hausse aidera à l’avenir une « stabilité politique et une collaboration internationale amicale ».

Cela vous présente une partie du tableau. D’autres propositions n’ont jamais été intégrées dans les accords finaux de Bretton Woods, notamment un mécanisme permettant la restructuration des dettes et le contrôle des capitaux.

Dexter White et le secrétaire américain au Trésor Morganthau ont par exemple soutenu à Bretton Woods une résolution introduite par la Norvège visant à fermer la Banque des règlements internationaux (BRI) dont le rôle pendant la guerre avait été plus que douteux. In fine, c’est Keynes qui a empêché son adoption.

Force est donc de constater qu’aujourd’hui, nous continuons de souffrir des conséquences néfastes d’un véritable coup d’Etat d’une alliance des néo-coloniaux et des marchés, qui a eu lieu immédiatement après le décès de FDR.

Face à cela, Elliot Roosevelt avait lancé un appel à ses compatriotes : « Que pouvons nous faire, nous qui ne sommes pas seulement des responsables du gouvernement américain mais quelque chose de bien plus important, c’est-à-dire, des citoyens américains ? Que pouvons-nous faire pour garantir que notre gouvernement nous ramène sur le chemin tracé par Franklin Roosevelt ? »

Les Cinq principes,
Bandung, BRICS et les Nouvelles Routes de la soie

Zhou Enlai et Nehru lors de la Conférence de Bandung.

Abandonné par les occidentaux, c’est paradoxalement dans le « Tiers monde » que les pays cherchant à déposer le joug de la colonisation reprendront les principes sous-jacents au Bretton Woods de FDR !

Le fil conducteur reliant la déclaration sur les Cinq principes de la coexistence pacifique de 1954, la conférence de Bandung, le combat des pays non-alignés, les BRICS et l’Initiative une Ceinture une Route (ICR) des Nouvelles Routes de la soie n’est rien d’autre que les mêmes principes identifiés par FDR comme le fondement même de la paix et de la prospérité dans l’après-guerre.

Ainsi, le 28 juin 1954, les dirigeants de la Chine, de l’Inde et du Myanmar, dans une déclaration commune adoptent « les Cinq principes de coexistence pacifique », comme fondement politique pour la paix et la sécurité dans le monde.

Ces Cinq Principes de la Coexistence pacifique sont :

  • le respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale ;
  • la non-agression mutuelle ;
  • la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures ;
  • l’égalité et avantages réciproques ;
  • la coexistence pacifique.

Le contenu de cette déclaration avait été développé l’avant-veille dans un discours prononcé par Jawaharlal Nehru, le 26 juin 1954. Zhou En Lai avait alors estimé :

Le Premier ministre Nehru a raison lorsqu’il dit très justement que les cinq principes contenus dans le préambule de l’accord sino-indien du mois d’avril réglant le commerce et les relations entre la région tibétaine de la Chine et l’Inde devraient être appliqués aussi aux relations entre l’Inde et la Chine… Ces principes sont non seulement valables pour nos deux pays, mais pour les autres pays d’Asie, aussi bien que pour tous les pays du monde… .

Ces principes ont ensuite été acceptés par la Conférence de Bandung et sont devenus une norme régissant les relations internationales. Or, Zhou Enlai et Jawaharlal Nehru étaient non seulement des figures historiques ayants promus les Cinq principes, mais aussi ceux ayant travaillé dur pour garantir le succès de la Conférence de Bandung et ce qui deviendra rapidement le mouvement des pays non-alignés avec qui Lyndon LaRouche aura des échanges fructueux.

60 ans plus tard

Le président chinois Xi Jinping lors de son intervention.

Plus récemment, le 28 juin 2014, lors de la commémoration du 60e anniversaire des Cinq principes de coexistence pacifique, le président Xi Jinping, en présence du président du Myanmar ainsi que le vice-président de l’Inde, demanda au monde entier de faire rayonner encore plus les Cinq principes :

Il y a 60 ans, sur fond de décolonisation après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la cause de l’indépendance et de la libération nationale s’est développée vigoureusement en Asie, en Afrique et en Amérique latine, et les pays nouvellement indépendants aspiraient à l’instauration de relations internationales d’égal à égal. En répondant à ce courant historique, la Chine, l’Inde et le Myanmar ont avancé ensemble les Cinq Principes de la Coexistence pacifique – le respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, la non-agression mutuelle, la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures, l’égalité et les avantages mutuels, et la coexistence pacifique.

 (…) Si les Cinq Principes de la Coexistence pacifique ont vu le jour en Asie, c’est parce qu’ils s’inscrivent dans les pensées traditionnelles des peuples asiatiques en faveur de la paix. La nation chinoise préconise depuis toujours la « primauté de la paix », l’« harmonie dans la différence », la ’coexistence pacifique de tous les États’ et l’’amour universel et la non-agression’.

Les peuples de l’Inde, du Myanmar et d’autres pays asiatiques sont aussi traditionnellement attachés à des valeurs comme la bienveillance, la bonté et la paix. Le grand poète indien Rabindranath Tagore a écrit dans sa poésie : ’Vous croyez pouvoir gagner l’amitié par la guerre ? Le printemps s’échappera alors sous vos yeux.’

 (…) Les dix principes adoptés en 1955 par la Conférence de Bandung représentent une extension et un développement des Cinq Principes de la Coexistence pacifique. Le Mouvement des non-alignés né dans les années 1960 a fait de ces Cinq Principes une ligne directrice. L’Assemblée générale des Nations Unies, dans ses déclarations concernées adoptées en 1970 et en 1974, ont acceptés ces Cinq Principes. Adoptés par un grand nombre d’organisations et d’instruments internationaux dans le monde d’aujourd’hui, les Cinq Principes de la Coexistence pacifique bénéficient d’une adhésion et d’un respect large dans la communauté internationale.

 - Les Cinq Principes de la Coexistence pacifique ont défendu énergiquement les droits et intérêts des nombreux pays en développement. Ces principes, dont la quintessence est l’égalité souveraine de tous les pays du monde et l’opposition au monopole des affaires internationales par un pays quelconque, offre aux pays en développement une puissante arme intellectuelle pour défendre la souveraineté d’État et l’indépendance nationale, ainsi qu’un étendard pour leur coopération solidaire et leur union en vue d’émergence, ce qui a permis d’approfondir leur compréhension et confiance mutuelles, de renforcer la coopération Sud-Sud et de promouvoir l’amélioration et le développement des relations Nord-Sud.

 - Les Cinq Principes de la Coexistence pacifique ont joué un rôle actif dans la promotion de l’instauration d’un ordre politique et économique international plus juste et plus rationnel. En rejetant la loi de la jungle, ces principes ont accru les forces anti-impérialiste et anti-colonialiste et accéléré l’effondrement du système colonial. Sur fond de Guerre Froide et de confrontation Est-Ouest, les soi-disant idées de la « grande famille », de la « politique des blocs » et des « sphères d’influence », loin de permettre une bonne gestion des relations interétatiques, ont créé des conflits et envenimé la situation. Or, les Cinq Principes de la Coexistence pacifique, en contraste saisissant, ont frayé une nouvelle voie au règlement pacifique des questions interétatiques léguées par l’histoire et des différends internationaux.

 (…) Les Cinq Principes de la Coexistence pacifique, s’agissant de leur esprit, sens et rôle dans le nouveau contexte, ne sont ni dépassés ni atténués ni affaiblis. Bien au contraire, ils ont été renouvelés, approfondis et renforcés au fil du temps. 

Lire le discours complet.


[1Y compris Nicolas Sarkozy évoquait la nécessité impérative d’un Nouveau Bretton Woods, proposition qu’il soutiendra jusqu’à sa visite à la City de Londres !