JFK, le Congo et le monde des non-alignés

dimanche 31 juillet 2022, par Karel Vereycken

L’auteur américain James DiEugenio, qui a mené de longues enquêtes pour tenter de comprendre, non pas par qui et comment mais pourquoi JFK fut assassiné, pose ici la question fondamentale : JFK a-t-il été abattu pour son revirement en politique étrangère ?

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Karel Vereycken, l’auteur de cet article, lors de la manifestation à Washington DC, le 15 janvier 1985.

Nos lecteurs nous pardonneront de commencer ce texte par une anecdote personnelle.

Le 15 janvier 1985 (jour commémoratif de l’anniversaire de Martin Luther King aux Etats-Unis), faisant partie d’une délégation française s’étant rendue outre-Atlantique, j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer activement à un événement mémorable.

Alors qu’aux Etats-Unis le thermomètre indiquait une température de moins 14 ° Celsius, pas moins de 10.000 personnes, venues de tout le pays, avaient répondu présent à l’appel de l’Institut Schiller pour défiler dans la capitale Washington D.C. lors de la « Marche pour les droits inaliénables de l’Homme ».

Animé par Lyndon LaRouche (1922-2019) et son épouse Helga Zepp-LaRouche, cet événement voulait rappeler une évidence qu’on veut toujours nous faire oublier : l’avenir et la paix du monde dépendent de notre capacité à garantir à tous les habitants de la planète les droits élémentaires inscrits dans la Constitution américaine jusqu’ici réservés à une minorité : le droit à la vie, à la liberté et à la quête du bonheur, c’est-à-dire le droit à l’épanouissement de nos pleins potentiels.

1984 - Helga Zepp-LaRouche, montrant la déclaration des droits inaliénables de l’Homme élaborée par l’Institut Schiller qu’elle vient de fonder.

Afin de traduire cette ambition en actes, LaRouche avait dès 1975 esquissé une stratégie politique et un projet de Banque Internationale pour le Développement (BID) conçus comme la pierre angulaire d’un nouveau système financier international mettant l’argent et le crédit au service de l’homme et non l’inverse.

Évidemment, pour le microcosme des salons parisiens, ce projet paraissait, au mieux une idée donquichottesque, voire franchement délirante.

Or, si l’on prend la peine d’étudier les documents d’archives au lieu de se contenter des racontars de la presse dominante, on constate qu’aussi bien Franklin Roosevelt, dans sa dispute avec Churchill sur l’avenir des empires dans l’après-guerre, que JFK, avaient non seulement envisagé une telle politique ; ils avaient commencé à la mettre en œuvre.

15 janvier 1985, Washington DC — 10 000 personnes participent à la grande marche pour les droits inaliénables de l’Homme, organisée par l’Institut Schiller.

Pour revenir à la grande marche de 1985 (un événement majeur que la grande presse passa sous silence), je me souviens avoir eu un échange animé avec un ancien haut responsable congolais, spécialement venu d’Afrique pour s’associer à la marche. Étant moi-même Belge de naissance, le sujet de la colonisation s’est rapidement retrouvé au cœur de nos échanges.

Cuivre.

Mon ami congolais me raconta que dans les années 1960, le Congo demanda à l’Administration Kennedy de lui construire un grand complexe métallurgique. Au lieu d’exporter ses énormes réserves de cuivre, le pays, une fois le minerai transformé, aurait pu directement exporter des câbles électriques et empocher une plus-value considérable lui permettant de rattraper son retard dans les infrastructures physiques et sociales.

Or, bien que Kennedy y eût consenti, le projet n’a jamais vu le jour. La raison en est assez simple, me confiait mon interlocuteur : La Belgique, ayant pris connaissance du projet, avait sursauté.

Son Premier ministre, Paul-Henri Spaak, fédéraliste de choc et fidèle valet de Winston Churchill, avait aussitôt décroché son téléphone pour appeler Washington. Menaçant, il aurait dit aux Américains :

Si vous construisez cette usine pour transformer le cuivre, la Belgique quittera l’OTAN !

La cause d’une telle passion, poursuivait mon interlocuteur, venait en réalité du fait que la société minière Gécamines, filiale de la fameuse Société Générale de Belgique proche de la couronne belge, « achetait » à un prix plus que dérisoire le minerai pour le revendre au prix fort sur les marchés internationaux. Avec le bénéfice, la Belgique, qui s’était massivement endettée pour financer sa reconstruction dans l’après-guerre, honorait sa dette extérieure auprès des banques anglaises et américaines… Perdre cette rente juteuse, aurait immédiatement conduit le pays à la faillite, croyait-on fermement à Bruxelles.

La présidence américaine

Toujours est-il que ce drame me fit découvrir qu’à un moment donné, un Président américain peut « sortir hors contrôle » de l’oligarchie et que JFK était devenu un danger pour elle.

Anti-communiste viscéral, JFK n’est pas uniquement animé par un idéal humaniste comme on le verra dans son combat contre la ségrégation. Pragmatique, il se rend également à l’évidence que refuser le tsunami de la décolonisation qui s’empare du monde à cette époque, c’est avant tout jouer contre son propre camp.

Sur la vision qu’avait le président Franklin Delano Roosevelt pour l’après-guerre, plusieurs articles disponibles sur ce site en donnent une idée, comme celui-ci et celui-là (hyperliens).

Couverture du livre de Robert Ranoke.

Enfin, en ce qui concerne JFK, la ferveur qui s’est manifestée dans de nombreux pays en voie de développement suite à sa disparition, décrite par l’historien Robert B. Rakove, dans Kennedy, Johnson, et le monde des non-alignés, a néanmoins de quoi nous surprendre aujourd’hui :

« Le 23 novembre 1963, l’Égypte est en deuil. La ville du Caire, selon les mots d’un diplomate américain, est ‘envahie par un sentiment de tragédie universelle’ suite à la mort du président américain John F. Kennedy. Comme le conseiller de l’ambassade, Donald Bergus, un millier d’Égyptiens sont venus à l’ambassade américaine pour écrire des messages de condoléances. Beaucoup étaient des citoyens éminents, dont le vice-premier ministre Ali Sabri et un membre influent du Conseil de la présidence nommé Anwar al-Sadat. D’autres, en revanche, étaient des citoyens égyptiens ordinaires. Bergus observe : ‘L’expression de leurs visage ne laissait aucun doute sur l’authenticité de leur chagrin’. Des personnes en deuil ont fait remarquer que ‘Kennedy était le premier président américain qui comprenait vraiment le monde afro-asiatique.’ Dans les médias égyptiens, les journalistes habituellement critiques des États-Unis ont déclaré qu’ils étaient sincèrement choqués et affligés par cet événement. Un éditorial du quotidien Al-Ahram déclarait que Kennedy avait transformé les États-Unis de ‘riche frère répugnant’ en ‘riche frère chéri de la famille humaine’.

« Le chagrin de l’Égypte n’était pas exceptionnel. L’ambassade américaine à Alger rapporte ‘un choc et une consternation véritables’ parmi les Algériens moyens. L’ambassadeur américain William J. Porter a reçu un message de condoléances de la part du président algérien Ahmed Ben Bella, ‘visiblement secoué’, qui a rapidement décrété une semaine de deuil officiel.

Réception à la Maison Blanche, organisé par JFK en honneur de Nehru et d’Indira Gandhi.

« A New Delhi, un diplomate américain observe une ‘remarquable démonstration d’admiration et de sympathie de la part du peuple indien’. Le Premier ministre Jawaharlal Nehru prend la parole devant le Parlement indien, dénonçant ‘un crime contre l’humanité’ - le meurtre ‘d’un homme d’idéal, de vision et de courage, qui cherchait à servir son propre peuple ainsi que les grandes causes du monde’. Le consulat des États-Unis à Bombay a écrit : ‘Les Indiens de tous les horizons ont saisi l’occasion pour faire part de leur chagrin aux Américains de leur connaissance’. ‘Rarement le peuple indien a été aussi choqué et abasourdi par l’assassinat d’un dirigeant d’un autre pays’, a observé le Times of India.

« En Indonésie, le président Sukarno n’a pu retenir ses larmes en faisant remarquer, dans un long éloge funèbre, que ‘les bons meurent jeunes’. Les drapeaux de Jakarta ont été mis en berne.

JFK avec l’indépendantiste et panafricaniste ghanéen Kwame Nkrumah qui dirigea le Ghana indépendant, d’abord comme Premier ministre de 1957 à 1960, puis en qualité de président de la République de 1960 à 1966.

« Le président ghanéen Kwame Nkrumah fait l’éloge ‘d’un grand homme d’État mondial et un combattant acharné pour l’égalité et la dignité humaine’ ».

Pour comprendre la raison de telles réactions, voici un extrait d’un article de James DiEugenio paru le 25 novembre 2013 sur le site Consortium News, intitulé JFK’s Embrace of Third World Nationalists. Son dernier livre s’intitule Reclaiming Parkland.

Sans partager l’ensemble des affirmations et conclusions de l’auteur, nous pensons qu’il est important de rappeler au monde entier l’apport de JFK, un président exceptionnel, à un combat universel, celui de l’émancipation des peuples.

L’auteur, qui a mené de longues enquêtes pour tenter de comprendre, non pas par qui et comment mais pourquoi JFK fut assassiné, pose ici la question fondamentale : JFK a-t-il été abattu pour son revirement en politique étrangère ?

JFK en défense des nationalistes du Tiers monde

Par James DiEugenio

Source :
Consortium News, le 25 novembre 2013.

Extrait :

Lisa Pease, James DiEugenio et Oliver Stone.

(…) En fait, il y a autant de controverses sur qui était JFK que sur les circonstances de son assassinat.

Les deux controverses qui perdurent - qui était Kennedy et qui l’a tué - amènent certains à se demander s’il n’y a pas une relation entre les deux questions. En d’autres termes, Kennedy a-t-il été tué à cause des politiques qu’il a tenté de mettre en œuvre en tant que président, en particulier dans le domaine de la politique étrangère ?

L’historien Robert Dallek, auteur de deux livres sur Kennedy, An Unfinished Life et Camelot’s Court, s’est efforcé d’écarter cette piste dans un article pour Salon intitulé Pourquoi admirons-nous un président qui a fait si peu ?

Mais est-ce la vérité ?

De plus en plus d’analyses soutiennent que, même si Kennedy a été abattu après moins de trois ans au pouvoir, il a accompli beaucoup de choses et a essayé d’en faire encore plus.

Des auteurs comme Irving Bernstein, Donald Gibson, Richard Mahoney, John Newman, James Bill, Philip Muehlenbeck et Robert Rakove ont tous fait l’inventaire des réalisations et des objectifs sérieux de Kennedy pendant son mandat.

Une révolution en politique étrangère

Les frères Dulles. Allen patron de la CIA (à gauche) et John Foster Dulles, secrétaire d’Etat d’Eisenhower.

En outre, la plupart de ces auteurs ont essayé de démontrer les deux changements de politique étrangère engagés par Kennedy, mais réduits à néant par son assassinat. Le premier était la série de changements que Kennedy a apportée aux politiques qui l’ont précédé, celles du Président Dwight Eisenhower et son équipe de politique étrangère, composée en grande partie des frères Dulles, [Allen (à la tête de la CIA) et John Foster (secrétaire d’État)] Dulles et de Richard Nixon.

La deuxième série de changements s’est produite après la mort de Kennedy et l’entrée en fonction de Lyndon Johnson. Ces changements, en essence, ont rétabli le statu quo précédemment établi par les frères Dulles. Puisque passer en revue la présidence entière de Kennedy nécessiterait tout un livre, concentrons-nous ici sur quelques points de sa politique étrangère qui résonnent encore aujourd’hui.

Le président John F. Kennedy réagit à la nouvelle de l’assassinat du leader nationaliste congolais Patrice Lumumba en février 1961.

Pour comprendre l’importance des idées du président Kennedy en matière de politique étrangère, il suffit de regarder la photo de Kennedy recevant la nouvelle de l’assassinat de Patrice Lumumba (ci-contre).

Le leader révolutionnaire noir du Congo a été abattu le 17 janvier 1961, trois jours seulement avant l’entrée en fonction de Kennedy, bien que sa mort n’ait été confirmée que plusieurs semaines plus tard.

Eisenhower n’aurait pas réagi avec la détresse affichée sur le visage de Kennedy, pour la simple raison mise en lumière par la Commission Church (enquête parlementaire sur les dérives des services secrets) : l’assassinat de Lumumba était lié au feu vert donné par Eisenhower au plan fourni par le directeur de la CIA Allen Dulles pour l’éliminer (William Blum, The CIA : A Forgotten History, p. 175-176).

L’ancien officier de la CIA John Stockwell a écrit, dans son livre In Search of Ennemies (En quête d’ennemis), que peu de temps après, l’un de ses collègues de la CIA lui a dit que son travail consistait à se débarrasser du corps de Lumumba. (Stockwell, p. 50)

Arrestation de Lumumba.

Pour bien comprendre la différence entre la façon dont Kennedy voyait l’Afrique et celle d’Eisenhower, des frères Dulles et plus tard de Lyndon Johnson, il faut comprendre pourquoi Eisenhower et son équipe de la Sécurité nationale ont jugé nécessaire d’éliminer Lumumba.

Comme Philip Muehlenbeck l’a noté dans son livre Betting on the Africans (Parions sur les Africains), Eisenhower et le secrétaire d’État John Foster Dulles ont volontairement ignoré le raz-de-marée de décolonisation qui a balayé l’Afrique dans les années 50 et 60. Près de 30 nouvelles nations y ont vu le jour au cours de cette période.

Bien que la plupart de ces transformations se soient produites alors qu’Eisenhower était président, les États-Unis ne sont jamais allés à l’encontre d’une puissance européenne à propos d’un différend colonial en Afrique. Dulles et Eisenhower n’ont pas non plus critiqué la domination coloniale des alliés de l’OTAN. Non seulement la Maison Blanche semblait favoriser la poursuite de la domination coloniale, mais à l’égard des nations déjà libérées, elle considérait les dirigeants émergents avec - et c’est un euphémisme - beaucoup de condescendance.

Lors d’une réunion du Conseil National de Sécurité, le vice-président Nixon a déclaré que

certains de ces peuples d’Afrique ne sont descendus des arbres que depuis environ cinquante ans » (Muehlenbeck, p. 6).

Et, bien entendu, John Foster Dulles a vu cette lutte anticoloniale de l’époque à travers la loupe de la guerre froide. Comme l’écrit Muehlenbeck,

 Dulles pensait que le nationalisme du Tiers-Monde était un outil forgé par Moscou plutôt qu’une excroissance naturelle de l’expérience coloniale » (ibid, p. 6).

Par conséquent, pour Eisenhower et son équipe, Lumumba était un communiste.

L’anticolonialisme de Kennedy

Patrice Lumumba, le 24 juin 1960 à New York.

Pour Kennedy, cependant, Lumumba était un leader nationaliste qui essayait de guider son pays vers l’indépendance, tant sur le plan politique qu’économique. Lumumba voulait que le Congo soit libéré de l’exploitation économique des étrangers, et Kennedy était d’accord avec cette idée.

Comme l’a déclaré succinctement son sous-secrétaire d’État pour l’Afrique, G. Mennen Williams :

Ce que nous voulons pour les Africains, c’est ce que les Africains veulent pour eux-mêmes  (ibid, p. 45).

La politique de l’administration Kennedy a délibérément rendu les intérêts européens secondaires.

La crise au Congo était exacerbée par le fait que la province congolaise du Katanga contenait d’abondantes ressources naturelles, notamment de l’or, du cuivre et de l’uranium. Par conséquent, lorsque les Belges sont partis brusquement, ils se sont assurés que leur départ laisserait derrière eux suffisamment de tumulte, afin que certains de leurs complices au Katanga, comme Moïse Tshombe, réclament leur retour. Le problème est que le Premier ministre Lumumba n’avait aucune envie de le demander.

Ainsi, en juillet 1960, Lumumba se rendit à Washington pour demander de l’aide afin de chasser les Belges. Lorsque Lumumba est arrivé, Eisenhower n’a pas jugé utile de suspendre sa partie de golf à Newport, Rhode Island (Mahoney, JFK : Ordeal in Africa, p. 38). D’après les discussions de Lumumba avec d’autres officiels, il était clair que l’Amérique n’allait pas l’aider à expulser les Belges. Lumumba s’est alors tourné vers les Russes, qui ont fourni une assistance militaire. (Ibid, p. 40)

Cette évolution a fait le jeu du directeur de la CIA, Allen Dulles, qui a déclaré que le « communiste » Lumumba devait être éliminé. Il a été tué le 17 janvier 1961, apparemment par un peloton d’exécution organisé par des officiers belges et les autorités katangaises (bien que son sort ait été dissimulé pendant plusieurs semaines).

Certains auteurs, comme John Morton Blum et le regretté Jonathan Kwitny, n’ont jamais cru que le moment du meurtre de Lumumba était une coïncidence, trois jours seulement avant l’investiture de Kennedy. Il se peut qu’il ait été commis à ce moment-là parce que la CIA soupçonnait que Kennedy se rangerait du côté de Lumumba, ce qui, lorsque son nouveau plan pour le Congo a été formulé, était clairement son intention. (Mahoney, p. 65-67)

Le Secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjold, qui a reçu le prix Nobel de la paix à titre posthume en 1961, après sa mort dans un crash d’avion dans des conditions non-élucidées.

Kennedy a décidé de coopérer avec le secrétaire général aux Nations Unies, Dag Hammarskjold (1905-1961) [1], pour tenter de sauver l’indépendance du pays. Kennedy voulait neutraliser toute rivalité Est-Ouest, empêcher la création d’un État fantoche au Katanga, et libérer tous les prisonniers politiques. Ne sachant pas que Lumumba était mort pendant les premières semaines de son administration, Kennedy avait l’intention de rétablir Lumumba au pouvoir. Si la mort de Lumumba a été accélérée pour faire échouer un changement de politique attendu de la part de JFK, alors ce plan a malheureusement réussi.

Qui était Gullion ?

JFK à l’écoute de son conseiller Edmond Gullion.

L’homme que Kennedy a choisi pour être son ambassadeur au Congo était Edmund Gullion, qui avait éveillé la conscience de Kennedy sur le nationalisme du Tiers-Monde. Certains auteurs verraient probablement en Gullion la personne qui eut le plus d’influence sur l’évolution de la pensée de Kennedy en matière de politique étrangère. Pourtant, le nom de Gullion ne figure dans aucun des livres de Dallek sur Kennedy.

Edmund Gullion entra au Département d’État à la fin des années 1930. Sa première affectation fut Marseille, en France, où il apprit à parler couramment le français avant d’être muté en Indochine française, lorsque la France tenta de recoloniser la région après la Seconde Guerre mondiale.

Kennedy rencontra brièvement Gullion à Washington à la fin des années 1940 lorsque, encore jeune politique, il avait besoin d’informations pour un discours de politique étrangère. En 1951, lorsqu’à 34 ans il se rendit à Saïgon en tant que membre du Congrès, il décida d’y retrouver Gullion. Au milieu de la longue et sanglante guerre menée par la France pour reprendre l’Indochine, qui durait alors depuis cinq ans, le point de vue de Gullion était unique parmi les diplomates américains, et d’une franchise déconcertante.

Comme Thurston Clarke l’a décrit, lors d’une réunion sur le toit d’un restaurant, Gullion dit à Kennedy que la France ne pourrait jamais gagner la guerre. Ho Chi Minh avait en effet inspiré des dizaines de milliers de Viet Minh, au point qu’ils préféraient mourir plutôt que de se ranger sous le joug colonial français. La France ne pouvait jamais gagner une telle guerre d’usure, car le front intérieur ne la soutiendrait pas.

Cette rencontre eut un impact immédiat sur le jeune Kennedy. Lorsqu’il rentra chez lui, il commença à faire des discours qui mettaient en avant ces pensées, renforcées par la victoire finale du Viet Minh contre les forces coloniales françaises en 1954. En critiquant le point de vue de l’establishment américain sur ces luttes anticoloniales, Kennedy ne faisait pas de clientélisme. Il critiquait les démocrates et les républicains qui ne voyaient pas que les États-Unis devaient avoir un attrait positif pour le Tiers-Monde. Il devait y avoir quelque chose de plus que le simple anticommunisme.

Par exemple, dans un discours prononcé en 1956 pour la campagne présidentielle d’Adlai Stevenson, sénateur du Massachusetts à l’époque, Kennedy a déclaré :

Concernant la révolution afro-asiatique du nationalisme, la révolte contre le colonialisme, la détermination des peuples à contrôler leurs destins nationaux... À mon avis, l’échec tragique des administrations républicaines et démocrates, depuis la Seconde Guerre mondiale, à comprendre la nature de cette révolution et ses potentialités pour le bien et le mal, a fait une récolte amère aujourd’hui, et c’est de plein droit et par nécessité une question majeure de campagne de politique étrangère qui n’a rien à voir avec l’anticommunisme.

Le bureau de Stevenson a alors envoyé un câble à Kennedy lui demandant de ne plus jamais faire de discours de politique étrangère pour la campagne du candidat... (Mahoney, p. 18).

Si l’on considère que Stevenson était la coqueluche de l’ensemble des intellectuels de gauche (liberals), ces récriminations peuvent surprendre, mais les inquiétudes de sa campagne reflétaient les réalités politiques de l’époque.

La guerre d’Algérie

JFK avec le Président algérien Ahmed Ben Bella, chef du gouvernement de 1962 à 1963 puis premier président de la République algérienne de 1963 à 1965.

En 1957, Kennedy a trouvé le moment et le lieu parfaits pour lancer une offensive intellectuelle contre les dogmes des deux partis, concernant le colonialisme et l’anticommunisme. À cette époque, la France avait engagé 500 000 soldats en Algérie pour mener une guerre coloniale sanglante, terrifiante et avilissante. Les Algériens étant entrés en guérilla, utilisant des tireurs d’élite, des explosifs et des tactiques d’esquive, la guerre a dégénéré en tortures, en atrocités et en horreur absolue.

Lorsque la sinistre réalité du terrain s’est imposée à Paris, la IVème République s’est effondrée et le héros de la Seconde Guerre mondiale, Charles De Gaulle, est revenu au pouvoir. Quand le sénateur Kennedy s’est levé au Sénat pour aborder le sujet douloureux de l’Algérie, la guerre durait depuis trois ans. Jusqu’alors, aucun homme politique américain de premier plan n’avait analysé, pour le public, cette question avec une certaine profondeur, pour ne pas dire perspective.

Le 2 juillet 1957, Kennedy commence son discours sur un ton compréhensif, observant que de nombreux dirigeants américains avaient choisi de ne rien dire puisqu’il s’agissait d’une affaire intérieure française et que la France avait été le premier allié de l’Amérique. Il change ensuite de registre, notant qu’un véritable ami de la France ne resterait pas ainsi à la regarder se déchirer dans une guerre inutile, qui ne ferait que retarder l’inévitable. Il en arrive alors à son vrai sujet :

Pourtant, n’avons-nous pas appris en Indochine que nous aurions pu servir à la fois les Français et nos propres causes infiniment mieux, si nous avions adopté une position plus ferme beaucoup plus tôt ? Cet épisode tragique ne nous a-t-il pas appris, que la France le veuille ou non, qu’elle l’admette ou non, qu’elle ait notre soutien ou non, que ses territoires d’outre-mer vont tôt ou tard, un par un, se libérer inévitablement et regarder avec suspicion les nations occidentales qui ont entravé leurs pas vers l’indépendance ?

J’ai lu plusieurs fois ce discours fascinant, dont une partie se distingue comme un phare dans la nuit pour le monde d’aujourd’hui. Kennedy a compris l’histoire de l’Afrique du Nord, sa conquête par l’Empire ottoman et le fait que de très nombreux Algériens étaient musulmans. C’est pourquoi il a ajouté :

Ces jours-ci, nous pouvons contribuer à saisir une occasion importante et prometteuse de montrer au monde qu’une nouvelle nation, avec un héritage arabe, peut s’établir dans la tradition occidentale et résister avec succès à la fois à l’attraction vers le féodalisme et le fanatisme arabes, et à l’attraction vers l’autoritarisme communiste.

Cette perception aiguë que l’Amérique devait faire tout son possible pour modérer le nationalisme arabe émergent, afin qu’il ne dégénère pas en « féodalisme et fanatisme », Kennedy la mettra en pratique une fois qu’il aura accédé à la Maison Blanche.

Comme l’a écrit l’historien Allan Nevins, aucun discours du sénateur Kennedy n’avait attiré autant d’attention que celui-ci, et beaucoup de retours étaient négatifs. Naturellement, ceux qu’il critiquait durement l’attaquaient : John Foster Dulles, Eisenhower et Nixon.

Mais à nouveau, comme en 1956, Stevenson et un autre collègue démocrate, Dean Acheson, ancien secrétaire d’État, l’ont également attaqué. L’équipe de Kennedy recueillit les nombreux éditoriaux de journaux que le discours a suscités : 90 des 138 réponses étaient négatives. (Mahoney, p. 21)

La réaction du monde

JFK avec l’indépendantiste et panafricaniste ghanéen Kwame Nkrumah qui dirigea le Ghana indépendant, d’abord comme Premier ministre de 1957 à 1960, puis en qualité de président de la République de 1960 à 1966.

Mais la réaction à l’étranger était différente. De nombreux commentateurs en France furent impressionnés par la vision de Kennedy sur le conflit.

Et en Afrique, Kennedy devint l’homme à rencontrer à Washington pour les dignitaires africains en visite. Les guérilleros algériens, qui se cachaient dans les collines, étaient exaltés par l’étendue de la compréhension de Kennedy de leur dilemme ; ils suivirent avec enthousiasme le décompte des résultats de l’élection présidentielle de 1960.

De nombreux livres et films ont été écrits et produits sur ce qu’a réalisé Kennedy, pendant son mandat, dans le domaine de la politique étrangère. La plupart des livres concernant son assassinat traitent presque exclusivement du Vietnam et de Cuba. Dans la deuxième édition de mon livre Destiny Betrayed (Destinée trahie), j’ai souligné la nécessité, pour comprendre la vision du monde de Kennedy, d’élargir le champ.

En fait, la première crise de politique étrangère que Kennedy examina une fois au pouvoir, ce n’était ni Cuba ni le Vietnam ; c’était le conflit au Congo. Et comme nous avons pu le voir dans sa réaction aux deux crises africaines, il avait bien retenu les leçons de Gullion, au point qu’il était prêt à mettre en danger les relations des États-Unis avec les alliés européens et l’OTAN, afin de soutenir le nationalisme du Tiers-Monde.

Sukarno et l’Indonésie

JFK avec Sukarno, le premier président de la République d’Indonésie (1945-1967) dont il a proclamé l’indépendance le 17 août 1945.

Mais il y a un autre cas où Kennedy fit de même, c’est celui de l’archipel géant de l’Indonésie, que les Pays-Bas avaient colonisé depuis la fin des années 1500. Après la Seconde Guerre mondiale, une guérilla contesta la restauration du colonialisme et l’Indonésie gagna son indépendance en 1949. Mais, comme les Belges pour le Katanga au Congo, les Néerlandais décidèrent de garder le contrôle de l’île de Nouvelle-Guinée occidentale, en raison de ses richesses.

En 1958, les frères Dulles tentèrent de renverser Achmed Sukarno, le président nationaliste de l’Indonésie, mais la tentative de coup d’État échoua. L’a capture du pilote américain Allen Pope révéla que le coup d’État était organisé et dirigé par la CIA. Sukarno maintint Pope en prison après le changement d’administration.

Le président Kennedy invita Sukarno aux États-Unis pour une visite d’État. Comme il voulait discuter de la libération de Pope, il demanda au directeur de la CIA, Allen Dulles, le rapport sur la façon dont Pope avait été capturé ; Dulles lui donna une copie expurgée. Mais même sous cette forme, Kennedy discerna ce qui s’était passé, et s’exclama :

Pas étonnant que Sukarno ne nous aime pas beaucoup. Il doit s’asseoir avec des gens qui ont essayé de renverser son gouvernement. (DiEugenio, Destiny Betrayed, p. 33)

Grâce à sa vision différente des problèmes, Kennedy parvint à améliorer considérablement ses relations avec l’Indonésie. Il obtint la libération de Pope, mit en place un ensemble d’aides non militaires pour l’Indonésie, et finalement, avec l’aide de son frère Robert et du diplomate vétéran Ellsworth Bunker, la Nouvelle-Guinée occidentale fut rendue par les Pays-Bas à l’Indonésie.

Embrasser le nationalisme

Il ressort clairement, de ces exemples, que Kennedy était un partisan du nationalisme : il avait la conviction que les peuples indigènes, vivant dans des régions issues du colonialisme et de l’impérialisme, devraient avoir le contrôle de leurs propres ressources naturelles. Ce concept remettait en cause le système impérialiste européen, auquel les États-Unis avaient également adhéré après la guerre hispano-américaine à la fin du XIXème siècle.

Les frères Dulles, de par leurs liens étroits avec les élites dominantes de la côte Est et, par l’intermédiaire du banquier David Rockefeller, avec le Council on Foreign Relations (CFR – Conseil des relations étrangères, filiale de l’Institut Royal des Affaires Internationales de Londres), faisaient partie de ce système impérial. Au service des méga conglomérats internationaux américains, ils travaillaient à Wall Street au sein du cabinet d’avocats Sullivan and Cromwell.

John Foster Dulles avait rejoint le cabinet en 1911 et en était devenu gérant-associé-géranà un âge relativement jeune. Plus tard, il a fait entrer au cabinet son frère Allen, qui en est devenu associé principal en quatre ans seulement.

Au-delà de cela, les frères Dulles sont nés dans le pouvoir. Leur grand-père maternel était John Watson Foster, secrétaire d’État sous le président Benjamin Harrison en 1892. Leur oncle, Robert Lansing, a occupé le même poste sous le président Woodrow Wilson.

Après la Première Guerre mondiale, par l’intermédiaire du financier de Wall Street Bernard Baruch, les frères Dulles ont pu peser sur les termes du traité de Versailles. Là, sur les ruines de l’Empire ottoman, ils ont contribué à mettre en place le système des mandats au Moyen-Orient, permettant plus facilement à leurs entreprises clientes, dont le trust familial Rockefeller, de conclure des accords d’exploration pétrolière dans ces principautés supervisées par les Européens.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les frères Dulles favorisaient le système monarchique au Moyen-Orient. Après tout, si le nationalisme arabe progressait, on risquait de remettre les richesses pétrolières du Moyen-Orient aux personnes qui y vivaient, plutôt qu’aux compagnies pétrolières britanniques et américaines.

Mossadegh en Iran

Nationalisation du pétrole iranien par Mossadegh, le 20 juin 1951 à Abadan.

L’exemple le plus connu de la stratégie des frères Dulles est le coup d’État de 1953 en Iran (Opération AJAX), soutenu par la CIA, qui a chassé le leader nationaliste Mohammad Mossadegh et ramené le Shah, Mohammed Reza Pahlavi, au pouvoir. Le Shah a ensuite accumulé un bilan épouvantable en matière de droits de l’homme, en déployant son service de sécurité formé par la CIA, la SAVAK, contre ses ennemis politiques.

Comme le note l’auteur James Bill dans son livre The Eagle and the Lion, les frères Kennedy méprisaient le régime monarchique du Shah. À un moment donné, ils ont commandé au département d’État un document sur les coûts et les responsabilités du retour de Mossadegh au pouvoir. Pour contrer l’image négative véhiculée par les Kennedy, le Shah a lancé une série de réformes économiques et sociales appelées la Révolution blanche, mais elles n’ont pas abouti.

Après la mort de Kennedy, la pression sur le Shah s’est relâchée en raison de la proximité de présidents comme Lyndon Johnson et Jimmy Carter avec les Rockefellers. Mais l’histoire retiendra que Kennedy a eu la prescience de lancer en 1957 un avertissement sur la façon dont le néocolonialisme pouvait conduire au « fanatisme ». Le meilleur exemple en est la révolution iranienne qui a renversé le Shah en 1979.

La collaboration avec Nasser

Nasser et Kennedy.

Contrairement à l’administration Eisenhower, le président Kennedy avait une opinion beaucoup plus favorable du dirigeant nationaliste égyptien, Gamel Abdel Nasser, qui occupait une place particulière dans la géographie des dirigeants du Moyen-Orient et d’Afrique. Grâce au canal de Suez et à son leadership charismatique en faveur du nationalisme arabe et de l’unité panarabe, Nasser est apparu comme une figure centrale dans les deux régions.

Sous Eisenhower, John Foster Dulles avait empoisonné les relations américaines avec Nasser en essayant de le pousser à rejoindre un pacte militaire américain contre l’Union Soviétique. Nasser répondit qu’un tel arrangement lui coûterait sa position auprès du peuple égyptien. (Muehlenbeck, p. 10)

Fidèle à son statut de non-aligné, Nasser décida également de reconnaître le gouvernement communiste de la Chine. John Foster Dulles, avec son attitude myope « vous êtes soit avec nous, soit contre nous », coupa les livraisons de nourriture à l’Égypte et annula le soutien américain au projet du barrage d’Assouan.

Cela provoqua l’occupation du canal de Suez par Nasser et l’invasion tripartite du Sinaï par l’Angleterre, la France et Israël.

Mais cette réaffirmation flagrante du colonialisme européen fut trop forte pour Eisenhower qui, aux Nations unies, se joignit à l’URSS pour exiger le départ des envahisseurs. Mais le mal était déjà fait entre l’Égypte et l’Occident. Les Russes sont alors intervenus pour fournir les prêts nécessaires à la construction d’Assouan.

La carte saoudienne

Le roi Saoud avec le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles et son épouse.

La prochaine série d’échecs des Dulles semble encore pire aujourd’hui qu’à l’époque. Réalisant que ces événements avaient renforcé la position de Nasser aux yeux du monde arabe, Dulles se tourna vers le roi Saoud d’Arabie saoudite, et tenta de l’utiliser comme contrepoids au nationalisme de Nasser.

Dulles s’arrangea pour que Saoud fasse ce que Nasser ne voulait pas faire : adopter la doctrine Eisenhower, un traité qui, si nécessaire, maintiendrait de force les Russes hors du Moyen-Orient.

Beaucoup considérèrent qu’il s’agissait-là d’une tactique géopolitique intelligente visant à tenir Nasser en échec. Mais cela fut perçu au Moyen-Orient comme une alliance de Dulles avec la royauté et contre le nationalisme (ibid, p. 15). C’était une répétition de ce que les frères Dulles et Eisenhower avaient fait en Iran en 1953.

Kennedy voulait inverser cette image des États-Unis s’alignant sur l’ordre ancien. Il dit au conseiller à la Sécurité nationale, McGeorge Bundy, que la reconstruction des relations américaines avec l’Égypte serait une priorité de son administration. Il était déterminé à ce que l’Égypte reste non alignée, et voulait également mettre fin à l’idée que les États-Unis étaient proches des Saoudiens.

Pour Kennedy, des modérés charismatiques et influents comme Nasser représentaient le meilleur espoir pour la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. Faisant référence à ce que Dulles avait fait avec le projet d’Assouan, Kennedy déclara :

Si nous pouvons tirer les leçons du passé et si nous pouvons nous abstenir de pousser notre cause si fort que les Arabes sentent leur neutralité et leur nationalisme menacés, le Moyen-Orient peut devenir une zone de force et d’espoir. (Ibid, p. 124)

Réparer les liens avec l’Égypte

John S. Badeau.

Kennedy essaya de réparer les relations entre les États-Unis et l’Égypte en faisant quelque chose qui semble rare aujourd’hui. Il choisit son ambassadeur en Égypte sur le seul critère du mérite : le Dr John S. Badeau (1903-1995), qui dirigeait la Near East Foundation (NEF) (Fondation du Proche-Orient), en savait probablement plus sur l’histoire de l’Égypte que n’importe quel Américain.

Badeau connaissait déjà Nasser et le président de l’Assemblée nationale égyptienne, Anwar El Sadat. Cela, plus la façon dont Kennedy a modifié la politique américaine au Congo, a contribué à atténuer la rhétorique anti-américaine et anti-israélienne de Nasser. Kennedy va ensuite plus loin : après que la Syrie eut quitté la République arabe unie en 1961, il consentit des centaines de millions de dollars de prêts pour maintenir l’économie égyptienne à flots.

Pour Kennedy, il était important que l’Amérique favorise des hommes comme Nasser et Sadate par rapport aux monarchies du Moyen-Orient, car d’après lui seuls les nationalistes, et non le roi Saoud, pouvaient capter le soutien populaire et le canaliser de manière positive et progressiste. Ou, comme l’écrit l’auteur Philip Muehlenbeck, « Pour Kennedy, la monarchie saoudienne était une relique archaïque du passé et Nasser était la vague de l’avenir. » (Ibid, p. 133)

Comme le Shah, les Saoud étaient un exemple de brutalité, de corruption et de violation des droits civils. Kennedy fit donc quelque chose de symbolique pour démontrer la nouvelle attitude des États-Unis.

En 1961, le roi Saoud se trouvait dans un hôpital de Boston pour des raisons médicales. Kennedy ne lui rendit pas visite, bien que l’homme se fût trouvé dans sa ville natale. Au lieu de cela, Kennedy se rendit dans le sud, à Palm Beach, en Floride. Après avoir été constamment harcelé par le département d’État, Kennedy rendit visite à Saoud lorsqu’il se trouva dans une maison de convalescence. Mais il ne put s’empêcher d’exprimer son dégoût en disant à son compagnon de voiture : « Qu’est-ce qu’il me prend de rendre visite à ce gars-là ? ».

Pendant la guerre civile au Yémen, Nasser soutint Abdullah al-Sallal contre le dernier roi mutawakkilite du Yémen, Muhammad al-Badr. En revanche, l’Arabie saoudite soutint le roi pour arrêter la propagation de l’influence de Nasser et empêcher la montée du nationalisme.

Pour démontrer son alliance avec Nasser contre l’Arabie saoudite, Kennedy reconnut al-Sallal, même si les dirigeants de l’Angleterre et d’Israël critiquèrent Kennedy à ce sujet. (Ibid, p. 135)

Comme le note l’historien Muehlenbeck, ce conflit se termina par une trêve uniquement grâce à la confiance et à l’admiration mutuelles entre Kennedy et Nasser.

Kennedy avait une telle sympathie pour Nasser et le leader algérien Ahmed Ben Bella, que le Sénat américain adopta un amendement limitant son aide aux deux leaders.

Les politiques de Kennedy ont, à tout le moins, retardé la montée de l’anti-américanisme dans la région. Au mieux, elles ont montré pourquoi les futurs présidents ne devraient pas forger de liens avec la monarchie réactionnaire d’Arabie saoudite, qui a principalement financé les groupes terroristes pour préserver son pouvoir. Comme aucun président avant lui ou depuis, Kennedy a risqué mettre en péril ses relations avec ses alliés traditionnels sur la question du nationalisme naissant.

Le Portugal et l’Afrique

Avec le succès d’Henri le Navigateur dans l’expansion des intérêts portugais en Afrique dans les années 1400, le Portugal est devenu le premier pays à développer la traite des esclaves africains et a conservé des possessions coloniales considérables en Afrique au cours des cinq siècles suivants.

Deux mois à peine après l’investiture de Kennedy, le Liberia parraina une motion des Nations unies visant à lancer un programme de réformes afin que l’Angola puisse obtenir son indépendance du Portugal. Kennedy demanda à son représentant aux Nations unies, Adlai Stevenson, de voter pour le Liberia et donc contre le Portugal, la France et l’Angleterre.

Pour souligner davantage ce changement radical dans la politique américaine, les Américains votaient désormais avec l’Union Soviétique. Même le New York Times comprit que quelque chose d’important se préparait, qualifiant cette décision de « changement majeur » dans la politique étrangère traditionnelle de Kennedy. (Ibid, p. 97)

Kennedy comprit qu’il devait embrasser l’anticolonialisme afin de rivaliser avec la Russie dans le monde non-aligné. Comme il l’apprit de Gullion au Vietnam, l’Amérique ne pouvait pas être perçue comme un pays contre-révolutionnaire. Si les États-Unis allaient à l’encontre des puissantes émotions du nationalisme, il n’y aurait guère d’autre choix que de soutenir les dictateurs fascistes ou même d’envoyer des troupes américaines, ce que Kennedy considérait comme contre-productif et ne voulait pas faire.

Par conséquent, lors du vote sur l’Angola, Kennedy essaya de montrer au monde en développement que l’URSS n’était pas la seule grande puissance du monde à s’opposer au colonialisme (ibid, p. 97-98).

En d’autres termes, pour Kennedy, ce n’était pas seulement la bonne chose à faire ; c’était aussi la chose pratique à faire. Et c’était une autre rupture nette avec Eisenhower et les frères Dulles, pour qui le mieux à faire, dans ce genre de situation, était de s’abstenir de voter.

Le Président John F. Kennedy derrière le Président de Tanganyika, Julius K. Nyerere.

Dire que le vote sur l’Angola ne fut pas populaire auprès des forces de l’establishment est un euphémisme. Acheson critiqua de nouveau Kennedy, et des manifestants portugais à Lisbonne caillassèrent le bâtiment de l’ambassade des États-Unis. Mais Kennedy comprit qu’il enverrait un signal clair aux dirigeants du monde en développement : c’était le renversement d’une ère antérieure de mépris pour les nationalistes africains.

Quelques années auparavant, lorsque Julius Nyerere, du Tanganyika, s’était rendu à New York pour faire pression en faveur d’une telle résolution des Nations unies, il avait été limité à un visa de 24 heures et seulement pour un espace de quelques blocs de maisons.

Mais Kennedy ne se contenta pas de soutenir une résolution de l’ONU. Il proposa de porter l’aide étrangère américaine au Portugal à 500 millions de dollars par an pendant huit ans, si le président portugais Antonio Salazar libérait toutes ses colonies africaines. Comme l’aide au Portugal était très minime à l’époque, il s’agissait d’une somme astronomique. Aujourd’hui, elle représenterait environ 16 milliards de dollars. Après que Salazar eut refusé l’offre, Kennedy envoya de l’aide aux rebelles en Angola et au Mozambique. (Ibid, pgs. 102,107)

Kennedy et la France

Kennedy était même prêt à mettre en péril ses relations avec un allié majeur, la France, sur la question du colonialisme. En théorie, le président français De Gaulle avait accordé la liberté à de nombreux anciens États de l’empire colonial français en 1960. Mais, après analyse, il apparut clairement que De Gaulle prévoyait de conserver une influence très importante dans ces États, processus appelé néocolonialisme.

Par exemple, De Gaulle favorisait les États qui resteraient alignés sur la France en leur accordant une aide importante. Ceux qui décidaient de suivre leur propre voie recevaient des sommes dérisoires. Kennedy se tourna donc vers ces pays ignorés par De Gaulle, leur donnant plus de 30 millions de dollars en 1962 (ibid, p. 161). De Gaulle soutint également le laquais belge Moïse Tshombe dans la crise du Congo.

Considérant ces stratégies comme une continuation de l’impérialisme européen en Afrique, Kennedy décida de rivaliser avec la France, même si cela signifiait affaiblir sa relation avec De Gaulle. Comme le note Muelhenbeck, en novembre 1963, Kennedy commanda une étude sur les méthodes permettant de concurrencer la France et de formuler des contre-mesures destinées à saper l’emprise française en Afrique.

Inquiétude au sujet du Laos

Avant de quitter ses fonctions, Eisenhower eut deux entretiens avec le président élu Kennedy. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne dit pas à Kennedy que le domaine de politique étrangère le plus imminent, et le plus important, était le Vietnam, le Congo ou Cuba. Il lui dit que c’était le Laos. (Arthur Schlesinger, A Thousand Days, p. 163)

Eisenhower et ses conseillers brossèrent en termes très crus un tableau de la Guerre froide, mettant en garde contre toute forme de gouvernement de coalition qui inclurait une représentation communiste. Le discours devint tellement austère et martial que Kennedy finit par demander combien de temps il faudrait pour envoyer une division de troupes américaines dans la région. (Ibid)

Le 3 janvier 1961, Eisenhower déclara que « si les communistes établissent une position forte au Laos, l’Occident est mort dans toute la région de l’Asie du Sud-Est. » (David Kaiser, American Tragedy, p. 32)

Comme l’historien David Kaiser l’a noté plus tard, la définition Eisenhower-Dulles de ce qu’était un communiste incluait souvent des personnes qui, selon des normes objectives, étaient en fait neutres. Plus tard Kennedy allait montrer que, si ces personnes neutres étaient traitées correctement, elles pouvaient devenir des alliés des Américains.

Mais dans le cadre de la Guerre froide, pour Dulles et Eisenhower, comme ce fut le cas avec Nasser en Egypte, on était soit dans le camp américain, soit contre. Comme l’a noté Kaiser, c’est cette attitude qui a laissé l’Indochine dans un état aussi agité et militariste à la fin du mandat d’Eisenhower. En fait, Eisenhower avait approuvé des plans de guerre pour l’Indochine dès 1955. (Ibid, p. 34)

Les frères Dulles n’ont jamais cherché une solution diplomatique en Indochine, pas plus ils n’ont fait pression sur la France pour qu’elle s’asseoit à la table des négociations en Algérie.

Conformément à leurs vues mondialistes et impérialistes, les frères Dulles ont rejeté toute idée de rapprochement, autant sur les grandes que les petites questions. Toutes leurs énergies semblaient être dépensées dans des offensives politiques et des plans de guerre, d’où cette présentation à Kennedy sur le Laos.

Mais Kennedy ne suivit pas le conseil. Il inversa à nouveau la politique et para à une tentative d’envoi de troupes américaines, en demandant des estimations sur le nombre d’hommes que les Nord-Vietnamiens et les Chinois pourraient placer dans ce conflit situé dans leur voisinage. Les estimations se montèrent à 160 000 hommes en 30 jours. (Ibid, p. 40)

Le jour même où ces estimations furent révélées, lors de sa première conférence de presse, Kennedy déclara qu’il souhaitait établir au Laos « un pays pacifique, un pays indépendant non dominé par l’une ou l’autre des parties, mais préoccupé par la vie des gens à l’intérieur du pays. » (Ibid)

Insatisfait de l’option militaire, Kennedy se rendit ensuite au Département d’État et fit appel à l’ambassadeur Winthrop Brown, qui déclara au Président que l’armée laotienne n’était tout simplement pas capable de mener seule une guerre civile. Kennedy lui demanda ce qu’il proposerait à la place ; Brown répondit qu’il proposerait une solution neutre avec un gouvernement de coalition, notant que les alliés des États-Unis en Europe y étaient favorables. En fait, les alliés pensaient que c’était la seule solution, et ils estimaient que le Pathet Lao communiste devait être inclus. (Ibid)

Kennedy, qu’Isaiah Berlin a un jour qualifié de meilleur auditeur qu’il ait rencontré, signala aux Soviétiques sa volonté d’organiser un règlement pacifique. Kennedy n’utiliserait l’option militaire que comme un bluff pour renforcer ses cartes à la table des négociations (ibid, p. 41).

Bien que ses conseillers militaires continuèrent à pousser à l’envoi de troupes, et même à l’utilisation de l’arme atomique, Kennedy continua d’écarter ces conseils.

En fait, il donna une note d’information à la presse où il argumenta lui-même contre l’option militaire, à partir de son expérience de 1951 avec Gullion. Kennedy fit valoir que si le gouvernement laotien tombait et que les États-Unis devaient intervenir, les troupes américaines seraient probablement contrées par la Chine et le Viet Minh.

Il ajouta :

Les Français avaient 400 000 hommes et n’ont pas pu tenir. J’étais à Hanoï en 1951 et l’ai vu de mes propres yeux. (Ibid, p. 47)

Après avoir demandé aux Russes de faire en sorte que le Pathet Lao cesse son offensive en mai 1961, une trêve fut conclue. Une conférence fut alors convoquée à Genève pour élaborer les conditions d’un Laos neutre. En juillet 1962, un nouveau gouvernement, incluant le Pathet Lao, fut mis en place.

Kennedy expliqua plus tard sa position à son rival Richard Nixon :

Je ne pense tout simplement pas que nous devrions nous impliquer au Laos, en particulier lorsque nous pourrions nous retrouver à combattre des millions de soldats chinoises dans la jungle. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas comment nous pouvons agir au Laos, qui se trouve à 5000 miles d’ici, si nous n’agissons pas à Cuba, qui n’est qu’à 90 miles. (Schlesinger, p. 337)

En route pour le Vietnam

Il y avait donc un contexte d’anticolonialisme et de diplomatie, expliquant la résistance du président Kennedy à la pression de ses conseillers militaires lorsqu’ils poussèrent à l’envoi de troupes au Vietnam. Comme pour le Laos, Kennedy s’opposa à ces conseils et jamais n’envoya de troupes, bien qu’il augmenta en 1963 le nombre de militaires américains conseillant l’armée sud-vietnamienne, d’environ 900 sous Eisenhower à environ 16 000.

Les dossiers déclassifiés de la Commission d’examen des dossiers d’assassinat éclairent davantage cette histoire de tensions et d’intrigues sur la politique vietnamienne, tensions mises en lumière pour la première fois au public américain par le film JFK d’Oliver Stone en 1991. Il s’est avéré que Kennedy n’était pas seulement en conflit avec ses conseillers militaires sur la question du Vietnam, il se heurtait également à l’opposition de nombre de ses conseillers civils.

L’économiste américain John Kenneth Galbraith. Ancien conseiller de Franklin Roosevelt, JFK le nomma ambassadeur en Inde. Ici avec le Premier ministre indien Nehru.

En avril 1962, l’ambassadeur en Inde, John Kenneth Galbraith, se porta volontaire pour faire passer un message au Nord-Vietnam par l’intermédiaire des diplomates indiens, concernant une éventuelle trêve en échange d’un retrait progressif des forces américaines. Presque tous les hauts responsables de l’administration Kennedy s’opposèrent à l’entreprise de Galbraith.

Le seul homme qui aimait l’idée c’était Kennedy, qui chargea le secrétaire d’État adjoint, Averell Harriman, de donner suite à la proposition.

Apparemment, Kennedy ne comprit pas que, bien qu’Harriman fût en charge des pourparlers laotiens, il était défavorable à la même solution au Vietnam. Ainsi, Harriman subvertit les intentions de Kennedy dans cette mission.

Dans le télégramme adressé à Galbraith, Harriman raya la formulation sur la désescalade avec un gros trait de crayon, la transformant en une menace d’escalade américaine dans la guerre si le Nord-Vietnam refusait d’accepter les conditions américaines. Lorsque l’assistant d’Harriman essaya de reformuler le câble pour rester fidèle à l’intention de Kennedy, Harriman à nouveau le modifia. Ensuite il fit tout simplement disparaître le télégramme. (Gareth Porter, Perils of Dominance, p. 158-59)

En 2005, Galbraith confirma au journaliste Bryan Bender, du Boston Globe, qu’il n’avait jamais reçu d’instructions du président Kennedy concernant sa proposition.

En 1963, comme l’ont confirmé le secrétaire adjoint à la Défense Roswell Gilpatric et l’analyste du ministère de la Défense John McNaughton, Kennedy avait décidé qu’il allait utiliser le secrétaire à la Défense Robert McNamara, pour aller de l’avant et mettre en œuvre un retrait du Vietnam. Les instructions de McNamara visant à commencer à planifier le retrait du personnel militaire américain avaient été relayées à Saïgon durant l’été 1962.

Lors d’une réunion clé à Hawaï en mai 1963, McNamara se vit présenter une mise à jour de la planification du retrait. Il jugea les plans trop lents et demanda qu’ils soient accélérés (James DiEugenio, Destiny Betrayed, p. 366-367). En tous cas le plan était en place, et Kennedy l’activa en octobre 1963 en signant le National Security Action Memorandum 263, déclarant que le retrait commencerait en décembre 1963 et serait achevé en 1965.

En d’autres termes, le plan de Kennedy pour un retrait militaire n’était pas juste une vague notion ou, comme l’a récemment écrit Jill Abramson, rédactrice en chef du New York Times, une croyance parmi ses admirateurs « enracinée autant dans la romance de ’ce qui aurait pu être’ que dans le dossier documenté ».

Dans une lettre adressée au New York Times, en réponse à l’article d’Abramson sur JFK, James K. Galbraith, professeur de sciences politiques à la Lyndon B. Johnson School of Public Affairs de l’université du Texas, et fils de feu John Kenneth Galbraith, contesta la vision d’Abramson du plan de retrait de Kennedy.

Galbraith écrit :

Le dossier montre que les 2 et 5 octobre 1963, le président Kennedy prit la décision officielle de retirer les forces américaines du Vietnam. Je l’ai documenté il y a 10 ans dans Boston Review et Salon, et en 2007 dans The New York Review of Books. Les documents afférents comprennent les enregistrements de la conférence du secrétaire à la Défense à Honolulu en mai 1963 ; les enregistrements et les transcriptions des réunions de décision à la Maison Blanche ; et un mémorandum du général Maxwell Taylor aux chefs d’état-major interarmées qui, le 4 octobre 1963, déclara : ‘Toute la planification sera orientée vers la préparation des forces de la RVN [gouvernement sud-vietnamien] pour le retrait de toutes les unités d’assistance spéciale et du personnel américain avant la fin de l’année civile 1965.

Kennedy et Cuba

Le dernier grand domaine de la politique étrangère que Kennedy modifia est celui de Cuba. Après la crise des missiles d’octobre 1962, Kennedy et Fidel Castro ouvrirent un canal de communication secrète par le biais de trois intermédiaires : Lisa Howard, journaliste à ABC, William Attwood, employé du département d’État, et Jean Daniel, journaliste français. [2]

Cette tentative de communication secrète et de détente entre les deux pays passa à la vitesse supérieure à l’automne 1963. Dans son dernier message relayé à Castro par Daniel, Kennedy fit l’une des déclarations les plus franches et les plus audacieuses jamais faites à un chef d’État communiste. Il dit à Castro :

En ce qui concerne le régime de Batista, je suis d’accord avec les premiers révolutionnaires cubains. C’est parfaitement clair. (Ibid, p. 74)

Lorsque Castro reçut ce message, il était fou de joie. Il dit avec exubérance à Jean Daniel que Kennedy entrerait dans l’histoire comme le plus grand président depuis Abraham Lincoln.

Trois jours plus tard, Castro reçut la nouvelle que Kennedy avait été abattu. Il fut effondré. Il posa le téléphone, s’assit et se mit à répéter :

C’est une mauvaise nouvelle, c’est une mauvaise nouvelle, c’est une mauvaise nouvelle.

Quelques instants plus tard, une émission de radio annonça que Kennedy était mort. Castro se leva et dit : « Tout a changé, tout va changer. » (Ibid, p. 75)

Il s’est avéré que Castro ne parlait pas seulement pour lui-même. Il est vrai que Lyndon Johnson ne poursuivit pas les négociations cubaines par voie détournée, et que cette tentative diplomatique prometteuse mourut en même temps que Kennedy. Mais Castro n’était probablement pas conscient que toutes les entreprises décrites ci-dessus étaient aussi sur le point de revenir, plus ou moins, à ce qu’elles étaient sous Eisenhower.

La tentative de Kennedy de se retirer du Vietnam fut d’abord stoppée, puis inversée en trois mois. Avec le mémorandum NSAM 288, en mars 1964, le président Johnson signa les plans de bataille pour une énorme guerre aérienne contre le Nord-Vietnam.

En d’autres termes, ce que Kennedy avait refusé de faire pendant trois ans, LBJ le fit en trois mois. Moins de 18 mois après la mort de Kennedy, Johnson envoya des troupes de combat au Vietnam, ce que Kennedy n’avait jamais envisagé et qu’il avait spécifiquement rejeté à huit reprises. Cela entraîna la mort de plus de 2 millions de Vietnamiens et de 58 000 Américains.

Johnson inversa également la politique de Kennedy au Congo. Kennedy avait stoppé la tentative de sécession du Katanga par le biais d’une mission militaire spéciale des Nations unies.

Mais en 1964, la CIA effectua unilatéralement des raids aériens au-dessus du pays pour mettre fin à la rébellion gauchiste. Des Sud-Africains et des Rhodésiens de droite et suprématistes blancs furent appelés à rejoindre l’armée congolaise. Le prétexte était que les Chinois fomentaient une prise de pouvoir communiste.

Ce glissement vers la droite se poursuivit sans relâche jusqu’en 1965. À cette époque, Josef Mobutu avait acquis un pouvoir total. En 1966, il s’installa comme dictateur militaire. L’énorme richesse minérale du Congo lui revint, ainsi qu’à ses riches bailleurs de fonds étrangers. (Ibid, p. 373)

La même chose se produisit en Indonésie. Sans le soutien de Kennedy à Sukarno, la CIA commença à préparer une deuxième tentative de coup d’État. Un officier de renseignement néerlandais, attaché à l’OTAN, l’avait prédit moins d’un an plus tôt, en décembre 1964, déclarant que l’Indonésie était sur le point de tomber entre les mains de l’Occident comme une pomme pourrie d’un arbre. (Ibid, p. 375)

Le coup d’État commença en octobre 1964 et se termina par l’accession à la tête du pays du général Suharto, connu depuis longtemps pour sa volonté de coopérer avec les pays colonisateurs comme le Japon et les Pays-Bas. Sukarno fut placé en résidence surveillée et ne reviendra jamais au pouvoir.

Suharto mena ensuite l’un des pogroms les plus sanglants de l’histoire moderne, ciblant le PKI, le parti communiste indonésien, mais massacrant également de nombreux autres Indonésiens, y compris des Chinois de souche. Le bilan fut d’environ 500 000 morts, de nombreuses victimes ayant été décapitées et leurs corps jetés dans les rivières.

Comme Mobutu, Suharto devint un dictateur qui allait s’accrocher longtemps au pouvoir (pendant trois décennies) et s’enrichit de façon incroyable en vendant son pays à des entreprises étrangères. Une fois encore, contrairement à ce que Kennedy avait envisagé, la richesse de l’Indonésie n’alla pas à ses citoyens, mais à Suharto, à ses acolytes et aux entreprises étrangères.

Ce scénario se répéta presque partout. L’Afrique fut à nouveau négligée. La trêve de Kennedy au Laos vola en éclats lorsque le pays sombra dans une guerre civile marquée par le trafic d’héroïne via la flotte Air America de la CIA. La politique américaine à l’égard du Moyen-Orient favorisa le Shah d’Iran et ses politiques oppressives, semant les graines de la première explosion du fondamentalisme musulman en 1979.

Le retour de bâton au Moyen-Orient

Au lieu du mépris de Kennedy pour la monarchie saoudienne corrompue et répressive, ce leadership fut qualifié de « modéré » et reçut l’étiquette d’« allié arabe ». Grâce aux puits de pétrole et aux poches profondes de l’Arabie saoudite, sa puissance et sa richesse attirèrent l’amitié et la loyauté d’Américains influents, notamment la famille dynastique Bush et son groupe Carlyle qui lui était étroitement associé.

Entre-temps, comme l’ont démontré l’auteur Steve Coll et d’autres enquêteurs, les Saoudiens fournirent une couverture et un financement à Oussama ben Laden et à ses terroristes d’Al-Qaïda.

Le fanatisme contre lequel Kennedy avait mis en garde en 1957, si les États-Unis ne rompaient pas avec le colonialisme et le néocolonialisme européens, est revenu pour infliger des destructions à des cibles américaines, notamment des attaques contre des ambassades américaines en Afrique et finalement contre New York et Washington.

Lorsque Kennedy conçut sa politique étrangère, il était pleinement conscient quant à son projet de prendre une nouvelle direction. En 1957, il déclara que le test le plus important pour l’Amérique était la manière dont elle allait se séparer de l’impérialisme européen. Bien que Kennedy se soit souvent présenté comme un dur de la Guerre froide pendant la campagne de 1960 et les premiers jours de sa présidence, il avait l’intention de créer une politique étrangère qui ferait voler en éclats les limites de la Guerre froide.

Avant la convention de 1960, Kennedy avait déclaré à son conseiller Harris Wofford que, si le sénateur Stuart Symington ou le chef de la majorité Lyndon Johnson était le candidat désigné, « nous pourrions aussi bien élire Dulles ou Acheson ; ce serait la même politique étrangère de la Guerre froide, une fois de plus ». (Muelhenbeck, p. 37)

Le sous-secrétaire d’État George Ball alla même plus loin, précisant qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique était considérée comme une puissance de statu quo, tandis que les Soviétiques étaient considérés comme étant du côté des opprimés et de la révolution :

La doctrine Kennedy a remis en question cette approche. Si l’Amérique ne parvenait pas à encourager les jeunes révolutionnaires dans les nouveaux pays, ceux-ci se tourneraient inévitablement vers l’Union soviétique. L’Amérique devait donc cesser d’essayer de soutenir les sociétés traditionnelles et s’allier avec le camp de la révolution.

Des auteurs tels que Larry Sabato affirment que Kennedy n’aurait laissé aucun héritage durable et que ce point de vue, sanctionnant sa présidence avortée, deviendrait à la mode. Ce que Sabato et les autres oublient de noter, ce sont les changements remarquables que Kennedy a apportés à la politique étrangère impérialiste d’Eisenhower/Dulles en moins de trois ans. Ils ignorent également la rapidité avec laquelle ces politiques ont été remplacées par l’ordre ancien, par le biais de la CIA et du président Johnson. Si l’on ne remarque pas ces changements pourtant clairs, alors on dit qu’ils n’ont pas eu lieu...

Mais les personnes que Kennedy visait avec sa politique comprirent, à coup sûr, ce qui s’est passé le 22 novembre 1963. À Nairobi, au Kenya, plus de 6 000 personnes s’entassèrent dans une cathédrale pour un service commémoratif. Les paysans de la péninsule du Yucatán commencèrent immédiatement à planter un jardin en mémoire de Kennedy. En Argentine, des écoles portent le nom de Kennedy. Nasser sombra dans une profonde dépression et ordonna que les funérailles de Kennedy soient diffusées quatre fois à la télévision égyptienne.

Dans le Tiers-Monde, le public semblait savoir instantanément ce qui s’était réellement passé et ce qui était sur le point de se produire. Une politique étrangère progressiste et humaine était sur le point de redevenir oppressive et axée sur le profit. La brève lueur d’espoir de trois ans prenait fin.

En raison de la paresse et de l’orientation de caste des grands médias, il a fallu 50 ans à de nombreux Américains pour comprendre ce que le reste du monde savait instantanément.

Et malgré les bien-pensants d’aujourd’hui, obsédés par la « superficialité » et la « célébrité » de Kennedy, ce que ce président représentait vraiment pour le reste du monde, pendant sa présidence de « mille jours », commence à être reconnu en Amérique.

Auteurs et livres cités dans cet article

Cette affiche a été apposée sur les murs de Dallas quelques jours avant l’arrivée du président Kennedy. Son titre : "Recherché pour trahison". Le texte dit notamment :
Cet homme est recherché pour trahison contre les Etats-Unis :
1) Il a trahi la Constitution. II a soumis la souveraineté des Etats-Unis à l’ONU, contrôlée par les communistes. II a trahi nos amis et favorisé nos ennemis, en particulier à Cuba, au Congo et au Portugal.
2) II s’est montré incapable de faire face aux nombreux problèmes concernant la sécurité des Etats-Unis.
3) Il n’a pas renforcé la loi sur l’inscription des communistes au registre.
4) II a appuyé et encouragé les émeutes raciales, d’inspiration communiste.
5) II a envahi illégalement avec des troupes fédérales un Etat souverain de l’Union.
6) II a délibérément offert des charges fédérales à des adversaires du christianisme.
7) II a menti au peuple américain d’une manière éhontée.

Ce que disait De Gaulle de l’assassinat de JFK

Le légendaire agent de la CIA Howard Hunt concédera vers la fin de sa vie qu’il joua un rôle périphérique dans le complot contre Kennedy.

Il affirmera que Cord Meyer, David Atlee Phillips, et Bill Harvey, qui profita de ses réseaux dans la pègre européenne pour y recruter des tueurs, dont l’un aurait usurpé l’identité d’un membre de l’OAS, en étaient les organisateurs. Ils ne pouvaient avoir agi sans l’aval d’Allen Dulles.

Lequel se sent particulièrement visé le 22 novembre 1963 venu, alors qu’il n’a plus aucun rôle officiel nulle part. La « légende » d’Oswald les sert, lui et James Jesus Angleton, qui s’empressent de diriger leurs amis journalistes vers la piste d’Oswald « agent du KGB » puis « proche des milieux castristes ». Mas cela ne prend pas.

Pour sa part, le général de Gaulle, à la sortie du Conseil des ministres du 27 novembre 1963, cinq jours après Dallas, émet un avis tranchant. (On se souvient que JFK était venu s’excuser auprès du Président français du rôle joué par la CIA – à l’insu de la Maison Blanche – dans le putsch des généraux d’Alger en 1961). Ce 27 novembre 1963, comme il le fait souvent, le Général se confie en tête à tête à son ami Alain Peyrefitte, alors ministre de l’Information) :

Je n’ai qu’une intuition, et peut-être on ne saura jamais la vérité. (...) C’est bien simple : ce qui est arrivé à Kennedy, c’est ce qui a failli m’arriver. Son histoire c’est la mienne. Le meurtre du Président des Etats-Unis à Dallas, c’est ce qui aurait pu se produire quand le Président de la République française se baladait à Alger ou Oran, en 60 ou 61. Ça a l’air d’être une histoire de cow-boys, mais ce n’est qu’une histoire d’OAS. La police est de mèche avec les ultras. Les ultras, en Amérique, c’est le Ku Klux Klan, la Birch Society, toutes ses associations secrètes d’extrême droite. Et là bas, leurs Arabes, ce sont les Noirs. (...)

Vous pensez vraiment que c’est la police qui a fait le coup ?

Ou bien elle a fait le coup, ou bien elle l’a fait faire, ou bien elle l’a laissé faire. De toute façon, elle est dans le coup. Ca se passe toujours comme ça dans un pays où il y a des haines raciales, où il y a des oppresseurs et des opprimés, où les oppresseurs ont encore plus la trouille que les opprimés ; où la police, ou du moins certains éléments, ne fait qu’un avec les oppresseurs. (...) C’est pourquoi on ne saura jamais la vérité. Car elle est trop terrible, trop explosive ; c’est un secret d’État. Ils feront tout pour le cacher ; c’est un devoir d’État. Sinon, il n’y aurait plus d’Etats-Unis.

(...) Toutes les polices du monde se ressemblent, quand elles font ces basses besognes. Dès qu’ils ont réussi à supprimer le faux assassin, ils ont déclaré que la justice n’avait plus à s’en occuper, puisque l’action publique était éteinte par la mort du coupable. Plutôt assassiner un innocent, que de laisser écater une guerre civile. Plutôt une injustice qu’un désordre...

(...) L’Amérique risque de connaître des soubresauts. Mais vous verrez. Tous ensemble, ils observertont la loi du silence. Ils se serroront les coudes. Ils nieront en choeur. Ils feront tout pour étouffer le scandale, ils observeront la loi du silence. Ils jetteront le manteau de Noé sur ces turpitudes. Pour ne pas perdre la face devant le monde entier. Pour ne pas risquer de déchaîner des émeutes aux Etats-Unis. Pour sauver l’unité du pays et éviter une nouvelle guerre de Sécession. Pour n’avoir pas à se poser des questions à eux-mêmes. On ne veut pas savoir. On interdit aux autres de savoir. On se l’interdit à soi-même.

Source : C’était De Gaulle, Alain Peyrefitte, Vol. II, p. 632-634, Gallimard, 2002)


[1Mort en 1961 dans un crash d’avion non-élucidé.

[2voir à ce titre l’article ici en lien du Huffington Post - KV