Lyndon LaRouche :

Rire, musique et créativité

vendredi 9 septembre 2022, par Lyndon LaRouche

Voici la première traduction complète en français d’un article du penseur et économiste américain Lyndon LaRouche (1922-2019) dont nous célébrons le centenaire.

Lyndon LaRouche avec son ami Norbert Brainin (1922-2005), premier violon du légendaire Quatuor Amadeus et musicien qui consacra sa vie à l’interprétation des quatuors à cordes de Beethoven.

Voici la première traduction complète en français d’un article du penseur et économiste américain Lyndon LaRouche (1922-2019) dont nous célébrons le centenaire.

Écrit en juin 1976, ce texte visait, avant tout, à stimuler les recherches de ses amis et collaborateurs les plus proches. Traduit et annoté par Christine Bierre.

Comme chacun devrait le savoir pour sa tranquillité d’esprit, le soi-disant système dodécaphonique ou atonal d’analyse musicale et de composition [1], est un courant de repli, littéralement réactionnaire, mené par des compositeurs du XXe siècle ayant épuisé leurs ressources et fuyant le défi d’essayer d’imaginer quelque chose de nouveau et de significatif dans le cadre de la configuration dite tonale.

Il ne s’agit pas là d’une opinion, mais d’un fait facilement démontrable. Nous allons passer en revue certaines des possibilités inhérentes aux potentialités contrapuntiques les plus évidentes de la gamme tonale. [2]

Nous examinerons l’état d’esprit implicitement politique, qui fait qu’un musicien autrement engagé, et potentiellement doué, ne remplit pas les qualités minimales requises par les couches dirigeantes des musiciens professionnels des XVIIIe et XIXe siècles.

Cela fournira le cadre thématique pour se concentrer sur les relations plus étendues qui existent entre rire et créativité. Au début, cette approche semblera n’être qu’un choix de faits musicaux comme moyen d’entrer dans le sujet principal, mais cette première impression serait erronée.

En fin de parcours, nous devrions pouvoir partager l’estimation que cette approche a été adoptée en l’honneur de Ludwig van Beethoven, qui est à la fois l’un des paradigmes de la créativité en général et un musicien dont les réalisations n’ont jamais été égalées par aucun de ses successeurs.

L’objectif de cette approche particulière est, ne serait-ce qu’en partie, de susciter une appréciation plus large de ses contributions à l’esprit humain, à l’occasion du 150e anniversaire [en 1977] de sa mort prématurée.

Au début, on pourrait croire que nous avons introduit un thème - musical - pour servir de point d’accès à l’activité sérieuse que représente le développement de notre argumentation.

Cette première impression devra être rejetée au fur et à mesure que nous approchons de notre conclusion. Si nous considérons le matériel thématique introductif du point de vue de son développement ultérieur, ce thème va acquérir à la fois une signification plus riche et, en même temps, une adéquation spécifique au développement lui-même, ce qui n’aurait pas été le cas si on avait considéré les thèmes introductifs comme des choses en soi.

C’est là ce que nous nous proposons de démontrer : l’essence de la musique créative, dont l’œuvre de Beethoven est encore le paradigme, est la qualité spécifique de l’accomplissement créatif en général.

L’ABC du contrepoint

Considérons seulement quelques-unes des possibilités évidentes de liberté créative dans le contrepoint, basées sur les caractéristiques les plus importantes de la gamme tonale bien tempérée. [3]

Nous nous limiterons ici aux démonstrations pouvant être faites en quelques heures de cours en guise d’introduction au contrepoint. Elles nous permettront d’illustrer de façon adéquate les possibilités musicales illimitées de ce système tonal.

Tout d’abord, la simple gamme tonale bien tempérée présente en elle-même plusieurs caractéristiques significatives.

Deuxièmement, tous les éléments clés du contrepoint sont démontrables en termes d’une seule voix.

Troisièmement, l’ajout d’une deuxième voix, même unique, élargit les possibilités, en introduisant non seulement la possibilité d’un simple mouvement vertical dans le même intervalle de temps [4], mais aussi, entre les mains d’un musicien doué, un nombre relativement illimité de possibilités contrapuntiques découlant de tous les jeux potentiellement et immédiatement identifiables entre les deux voix.

On prend comme référence élémentaire de départ, les gammes « naturelles », telles qu’on pouvait les comprendre avant l’influence du travail de Bach sur la définition stricte d’un système bien tempéré. [5]

(Toute œuvre orchestrale, ou pour piano et instruments à cordes, y compris instruments à vent, démontre qu’il ne s’agit pas d’une simple curiosité historique.)

La gamme tonale « naturelle » est basée sur une régularité déterminable d’intervalles algébriques, de sorte que chaque octave est précisément le double de la fréquence (vibrations par seconde) du son de l’octave immédiatement inférieure, et les intervalles de demi-tons au sein de l’octave sont établis par une division algébrique rudimentaire des « distances égales ».

L’aspect « énergétique » de cet arrangement est évidente pour tout étudiant en physique de premier cycle : les notes plus hautes, ayant par ailleurs des vibrations de la même amplitude par cycle de vibration, transmettent plus d’énergie à l’oreille dans chaque fraction égale de seconde.

Les changements de fréquence (hauteur) dans la pratique du chant de gammes, ou dans les chansons, sont habituellement identifiables par l’auditeur, à partir d’un quart de ton ; lorsque les intervalles sont d’un demi-ton, ils sont perçus comme une note distincte. Un manque de justesse dans l’intonation réelle ou égale d’une note, de l’ordre de moins d’un quart de ton est habituellement perçue comme une ambiguïté (ou un très bon contrôle du vibrato), tandis qu’une dérive plus importante du son est considérée d’ordinaire comme un « déraillement » désagréable, trop aigu ou trop grave.

Il suffit, pour notre propos, de considérer ces faits comme des phénomènes de l’audition musicale et de ne pas pousser plus loin l’étude de la physiologie de ces distinctions intervallaires.

Dans un système dit de « do mobile » [6] basé sur un tel chant de gamme « naturel », la différence entre la tonalité de do majeur et celle de do dièse majeur (dans la mesure où les effets intervallaires sont pris en compte) est simplement une augmentation de l’intensité de l’octave : chanter une gamme de do dièse majeur transmet plus d’énergie qu’une gamme de do majeur de la même amplitude chantée auparavant.

Cette différence d’intensité n’est pas sans importance, bien sûr. La musique est entendue non seulement comme une activité de l’esprit par rapport à l’oreille, mais aussi par rapport à la kinesthésie du chant. La gamme de chant potentielle de l’auditeur et les différentes expériences physiques du chant dans différentes parties de cette gamme font partie du spectre impliqué dans le jugement de l’auditeur sur le ton musical entendu.

Sur ce, nous pouvons abandonner la gamme tonale « naturelle » de la musique européenne et nous tourner maintenant vers les autres points à couvrir du point de vue de la référence de la gamme « bien tempérée » - y compris, brièvement, un petit problème crucial et intéressant découlant des différences entre cette gamme bien tempérée et la gamme naturelle.

Le développement de la gamme « bien tempérée » n’a pas été immédiatement exigé par l’utilisation d’instruments à clavier. Pour illustrer ce point, [7] imaginez ce qui suit : accordez toutes les cordes de do d’un instrument à clavier (clavicorde, clavecin, piano) à leur hauteur naturelle.

Ensuite, accordez toutes les notes entre les « do » selon les intervalles naturels de do majeur. Essayez maintenant de jouer une gamme de « ré » majeur « naturelle » sur cet instrument à clavier.

Le résultat est légèrement faux, et ainsi de suite pour les autres gammes majeures en « ré mobile », avec le même genre de résultat. La gamme bien tempérée est, en réalité, un système de compromis, par lequel les valeurs des notes de toutes les gammes sont légèrement ajustées de sorte que la même note frappée sur le clavier ait la même hauteur assignée, quelle que soit la gamme exécutée.

Ah, mais quel ensemble de résultats intrigants dérive de ce compromis ! Maintenant, à cause de ce compromis, une nouvelle différence a été ajoutée pour la comparaison d’une gamme majeure avec une autre. Les très légers changements d’intervalles (par rapport aux intervalles naturels) au sein de chaque gamme donnent à chacune de ces signatures de tonalité (gammes de référence) une « couleur » distincte, au-delà des simples distinctions d’intensité dans le système naturel de do mobile.

Il s’agit en fait d’une considération majeure de toute la grande musique écrite en Europe à la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle (pour choisir une période qui met ce point en lumière).

Il existe une autre caractéristique principale du système tonal après Bach. Dans la musique antérieure, principalement influencée par les traditions originaires d’Asie mineure et de Grèce, la musique européenne était dominée par ce que l’on appelle les « modes ».

Dans le courant dominant de la plupart des compositions tonales modernes, seuls deux modes principaux subsistent : les tonalités majeures et mineures. La seule différence entre les gammes majeures et mineures bien tempérées est que, par rapport à la majeure, la gamme de la clé mineure est diminuée d’un demi-ton dans le troisième et le sixième intervalle. Et en augmentant le si bémol de la clé de mi bémol majeur jusqu’au si naturel, nous obtenons la gamme de do mineur.

Quelques points saillants des possibilités du contrepoint dans une gamme bien tempérée suffisent à illustrer notre base de travail.

Tout d’abord, bien que le contrepoint soit associé au chant simultané de deux voix ou plus, tous les principes fondamentaux du contrepoint sont localisables en termes d’une seule voix. Nous n’en retiendrons que quelques points rudimentaires à titre d’exemple.

Réduit à ses principes essentiels, le contrepoint est la pratique consistant à changer de tonalité ou de mode en créant des dissonances au sein d’une élaboration autrement canonique (c’est-à-dire « selon les règles ») du matériel thématique.

La fonction de cette pratique est liée à la gamme de « couleurs » associée aux distinctions entre les modes majeurs et mineurs des diverses gammes bien tempérées. Cela recoupe ce que l’on peut décrire comme le modèle rythmique interne du matériau thématique, y compris l’interaction entre les caractéristiques rythmiques « internes » du matériau thématique et les valeurs rythmiques habituelles de la mesure dite unitaire de la section de la composition dans laquelle ce matériau thématique est développé.

De manière générale, le contrepoint est essentiel pour faire de la composition et de l’exécution musicales un véhicule permettant de communiquer et d’évoquer le développement de l’expérience émotionnelle, contrairement à la musique non développée, dans laquelle il ne serait possible de communiquer, de manière plus ou moins monotone, qu’une seule humeur.

La signification plus profonde de ce terme contrepoint est qu’il permet d’associer directement le côté « intellectuel » de la musique, l’élaboration ingénieuse des problèmes de composition musicale que se pose le compositeur, le point de référence-cathexis intellectuel, avec les corrélatifs « émotionnels » (« couleur ») des particularités tonales et rythmiques de chaque section de la composition.

L’analogie suivante est peut-être plus appropriée qu’il n’y paraît à première vue.

Imaginez un physicien en train de résoudre un problème important et difficile. La lutte que représente cet effort intellectuel couvre tous les états d’âme dont l’esprit est capable, y compris le sentiment d’excitation le plus ennoblissant ressenti au cours d’une véritable « percée ».

Une fois trouvée la percée initiale vers une solution hypothétique, l’esprit se penche joyeusement sur le processus par lequel elle a été accomplie, réévaluant de façon critique chaque étape de ce processus, regardant rétrospectivement par-dessus l’épaule de son moi intellectuel du moment précédent, dont le travail est maintenant réévalué.

Si les expériences émotionnelles, associées à chaque stade de la première et de la dernière phase critique rétrospective de ce travail, étaient en quelque sorte rendues aussi explicites que l’activité intellectuelle elle-même, on aurait alors une première approximation de la fonction spéciale de la grande composition musicale.

Si la forme de la résolution créative de problèmes et les corrélats émotionnels de cette résolution étaient alors placés au même niveau pour devenir le sujet principal, nous aurions défini la distinction spéciale de la grande musique en tant qu’art.

Le dossier spécial de Solidarité & Progrès, composé à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Beethoven est désormais disponible ! Rendez-vous dans notre boutique pour le commander sans plus tarder... et faire connaissance avec un génie aux idéaux fondamentalement révolutionnaires.

En utilisant cette illustration comme point de référence, nous pouvons affirmer à juste titre que la grande composition musicale (dont, je le répète, l’œuvre de Beethoven est le paradigme) est la science de la célébration du principe de la vie créatrice.

L’aspect formel de la composition musicale, les caractéristiques évidemment articulables du contrepoint, sont une représentation abstraite de l’activité scientifique créatrice en général. C’est essentiel, car sans un élément délibératif de résolution de problèmes dans la composition musicale, il manquerait aux couleurs émotionnelles successives associées au développement tonal et rythmique, le développement essentiel de référence pour leur donner un sens.

Dans la mesure où cet aspect de la composition musicale se trouve parfois largement reconnu, on commet généralement l’erreur de supposer que l’activité formelle de la musique consistant à résoudre des problèmes est axée sur des problèmes hypothétiques ineffables - que l’« art » en général n’a donc aucune corrélation pratique dans la vie réelle, en dehors du domaine qui lui est spécifique. Ces suppositions sont tout bonnement absurdes, elles constituent un radotage fantaisiste pathétique pour ce qui est de la vie pratique, et révèlent que le défenseur de ces pitoyables conceptions n’a aucune compréhension de l’art lui-même.

Si, par exemple, pour exagérer la comparaison, l’activité dans le domaine de la physique mathématique était « mise en musique », c’est la découverte physique qui serait spécifique, et la musique ne serait qu’une simple « musique à programme », l’équivalent pour le musicien d’une langue de bois dégénérée.

La fonction des caractéristiques formelles articulables du contrepoint (du moins, susceptibles d’une analyse formelle a posteriori) est que le problème considéré est directement associé au côté émotionnel, « la couleur », et rythmique de l’activité musicale.

Ainsi, la grande composition musicale est essentiellement un moyen direct d’approcher les pouvoirs créatifs de l’homme et de les interpeler, d’éveiller chez l’interprète et l’auditeur une sensibilité à ces processus créatifs, en se concentrant sur les corrélatifs sensuels de ces processus.

Par exemple, le physicien créatif cultivé musicalement, au sortir d’une période d’efforts intensifs dans son domaine professionnel, trouve dans la grande musique un type particulier de satisfaction, celle d’un besoin humain profond.

La pratique de la physique en soi n’exprime pas explicitement les corrélatifs émotionnels de l’activité mentale créative, même si ces corrélatifs sont indispensables à cette activité. C’est pourquoi un choix approprié d’œuvres de grande musique, légitime et donne une voix à ces expériences émotionnelles qui n’avaient pas de débouché à part entière dans la pratique de la physique en soi. Cela peut être essentiel à certains égards, ou du moins fructueux pour soutenir les efforts créatifs du physicien le lendemain.

Concentrons maintenant notre attention sur quelques caractéristiques très simples de la gamme bien tempérée, en choisissant quelques points du genre de ceux qui sont susceptibles d’être démontrés immédiatement et efficacement à des novices en musique. Prenons donc seulement deux types de problèmes qui caractérisent les immenses potentialités du contrepoint.

Pour ce faire, nous ne considérerons que les caractéristiques suivantes d’un système bien tempéré : les gammes majeures et mineures et leurs interconnexions, la notion de tonalité principale, et le cas de la tonique, de la dominante et de la sous-dominante [8]. Nous considérerons d’abord les points saillants du contrepoint en termes de ces éléments pour une seule voix, puis nous identifierons quelques-unes des caractéristiques notables ajoutées par l’inclusion d’une seconde voix, même unique.

Commençons par le cas le plus simple, une gamme dans la tonalité de mi bémol majeur. Introduisons ensuite une seule dissonance dans ce thème ; remplaçons le si bémol par le si naturel, et poursuivons cette substitution. Nous nous trouvons alors dans la tonalité de do mineur, qui peut nous conduire à la tonalité majeure correspondante, do majeur, par un certain nombre de moyens. De même, la note en demi-ton située un cran en dessous des tons de dominante et de sous-dominante conduit directement à des transitions similaires d’un type évident. Dans une transition entre mi bémol majeur et do mineur, un trille sur si bémol et si naturel représente une délicieuse ambiguïté, et ainsi de suite.

En général, la production et la résolution de telles dissonances et ambiguïtés, qui existent toutes en principe dans une seule voix, constituent l’essence du contrepoint. On pourrait aller beaucoup plus loin avec le cas de la voix unique, même en ce qui concerne quelques points de la gamme que nous avons identifiés, mais cela suffira pour le moment.

Dans la vision la plus simple de l’effet de l’ajout d’une deuxième voix, nous avons ce qui suit. Commencez l’énoncé de la deuxième voix, en utilisant le même thème que la première voix, sur un temps tel que le son de la première note du thème par la deuxième voix soit en accord tonal avec la note et la tonalité énoncées alors par la première voix. On est évidemment confronté, implicitement, à certaines limites dans le choix du matériel thématique pour des entreprises aussi simples, sinon la poursuite des deux voix en parallèle générera une fréquence de dissonance non désirée entre les deux voix, par rapport au temps immédiat et aux tonalités des passages entourant immédiatement ce temps.

D’un point de vue plus large, la question de la relation entre les deux voix ne se limite pas aux « harmonies verticales » représentées par les notes jouées dans le même temps ou fraction de temps. Il existe un lien évident entre le groupe de notes entourant immédiatement cet arrangement vertical. Les notes qui précèdent et qui suivent, jouées par la deuxième voix, forment une série implicite avec la note jouée par la première voix, et ainsi de suite.

Sans encore considérer les relations rythmiques entre le thème et la mesure, nous disposons d’une riche gamme d’options dans le cas le plus simple de ce genre. Quelque part, en tout cas si la qualité du thème lui-même en a influencé le choix, des dissonances doivent apparaître, soit en ce qui concerne les harmonies verticales simplement implicites, soit en raison de la configuration du ton entourant tout temps ou fraction de temps. Pour décrire plus largement la question, le compositeur a l’opportunité, en premier lieu, de souligner chaque dissonance immédiate ou implicite qu’il aura choisie, et de générer le développement de la musique en résolvant celles qu’il a choisi de souligner et de résoudre.

La nécessité d’avoir des règles

Ce que nous avons exposé jusqu’à présent suffit à énoncer un principe essentiel à ce stade. Il est possible, à partir du cadre restreint de la gamme bien tempérée, d’élaborer des règles formelles qui constituent le cadre de toute composition musicale légitime. Ah, mais seulement le cadre ! Celui-ci permet la présence d’un élément perturbateur, la dissonance, inhérente à l’élaboration des règles elles-mêmes.

L’effet de la dissonance, étant donné les règles implicites, est de provoquer ce que nous pouvons identifier comme un « stress », qui exige une résolution. C’est-à-dire que l’élément dissonant doit conduire à quelque chose qui se conforme à une règle du système bien tempéré, et en devenir rétrospectivement ou réflexivement une partie nécessaire.

Avec une réserve supplémentaire : il est permis de développer un nouveau principe légitime au sein du système bien tempéré, à condition que ce nouveau « mode », ou autre élément de principe, soit défini de façon à devenir une nouvelle découverte conceptualisée d’une règle, pour l’esprit d’un public idéalisé dans l’esprit du compositeur.

Cette existence d’un ensemble extensible de règles de composition n’est pas un défaut de la musique développée dans le système bien tempéré. C’est l’essence même de la musique. Cependant, il y a un point de difficulté significatif, mais pas pour la raison donnée par les formalistes réactionnaires, ou invoquée comme un droit à l’anarchie par les contre-culturalistes des factions existentialistes atonales. Les réactionnaires affirment que les règles sont nécessaires, mais du point de vue du conservatisme stérile. (Le formaliste rétrograde qui n’a pas encore appris à être propre porterait des couches ; dans le même cas, l’anarchiste se ficherait plutôt des couches, afin d’exprimer plus librement ses penchants instinctifs en public. Franchement, entre les deux, le lecteur conviendra peut-être que le formaliste est plus rationnel, tout en étant résolument plus sociable).

Le cœur de la véritable question est le principe de la liberté par rapport à la nécessité.

L’analogie entre le musicien créatif et le physicien créatif s’applique très clairement ici. La caractéristique essentielle de la créativité humaine n’est aucunement la libre expression d’impulsions aléatoires. Tous les existentialistes cohérents sont cliniquement définissables comme des paranoïaques bestialisés, représentant un danger potentiel pour eux-mêmes et pour autrui. L’essence de la créativité consiste à résoudre des problèmes. En dernière analyse, toute résolution créative des problèmes subsume la maîtrise de l’homme sur la nature, la maîtrise des lois implicitement accessibles de l’univers matériel.

Dans l’immédiat, l’ensemble des connaissances scientifiques et des pratiques existants nous donne, d’un point de vue historique, une idée approximative de la connaissance de ces lois par l’homme. Bien qu’en fin de compte, ce soit l’ordre légitime de l’univers qui détermine ce qui est une solution à un problème et ce qui ne l’est pas, la forme sous laquelle le problème se pose constitue l’ensemble des règles représentant la meilleure approximation de la connaissance universelle. Ce qui caractérise la plupart des résolutions de problèmes consiste à trouver une solution satisfaisant aux lois existantes de la connaissance scientifique. !

Plus rarement, mais plus profondément, il y a des découvertes cruciales qui ajoutent au corps existant de connaissances scientifiques légitimes et le redéfinissent. C’est le fait de placer la liberté (innovation créative) au sein d’un ensemble déterminant de connaissances légitimes de la réalité qui constitue, en première approximation, la définition du travail créatif. Cependant, cela n’est pas suffisant en soi.

Les altérations aléatoires et impulsives du comportement (que les anarchistes et autres fous définissent comme la liberté) ne constituent pas une résolution créative des problèmes. La maîtrise réussie de l’univers par l’homme est le critère - et le contenu actif - du travail créatif, de l’activité mentale créative en tant que telle.

La fonction de la musique est de répliquer et de célébrer cette activité mentale créatrice, en se concentrant spécifiquement sur cette activité comme si elle était en elle-même et pour elle-même, de sorte que les caractéristiques formelles et émotionnelles du processus créatif soient directement et réciproquement liées dans la définition du problème et de la solution. La musique doit donc procéder à partir d’ensembles de règles historiquement spécifiques. L’anarchiste qui propose simplement de renverser le système tonal bien tempéré pour la liberté arbitraire de l’atonalité, n’est qu’un fou furieux, un homme rendu fou par sa propre incapacité à maîtriser le travail créatif dans le système tonal bien tempéré. C’est un homme qui, pour ainsi dire, démolit la maison (parce qu’il n’a pas les compétences nécessaires pour en réparer les circuits électriques et la plomberie) afin de pouvoir jouir de la liberté d’une cabane sans technologie. La question de savoir si le processus de développement musical est stagnant ou vivant doit être tranchée de la même manière que nous faisons la distinction entre un travail scientifique stagnant ou vital : y a-t-il un développement dans le cadre existant qui conduise, par un développement légitime, à une transformation réussie des règles existant jusque-là ?

Le rôle de la créativité

Même dans le cadre de l’illustration arbitrairement simplifiée que nous avons donnée du contrepoint, le problème du système tonal bien tempéré est facilement résolu. Ce que les règles ne prédéfinissent pas, c’est le choix par le compositeur de l’utilisation de la dissonance et la nouvelle architectonique de la forme qu’il construit par ces choix. L’image est simplement amplifiée lorsque nous soulignons que les ironies rythmiques de la composition, notamment les contrastes rythmiques entre les figures, les ironies concernant le matériel thématique et la mesure, etc., sont un aspect essentiel du contrepoint dans son ensemble.

Beethoven est le paradigme de ce que nous avons exposé. Tout ce qui est excitant dans ses compositions implique manifestement une interdépendance entre l’excitation des innovations créatives légitimement situées et l’utilisation de la palette rythmique et tonale. Les réalisations de Beethoven en matière de contrepoint et de développement des principes du contrepoint légitime, n’ont jamais été égalées par aucun autre compositeur à ce jour. Ce constat est particulièrement pertinent pour les prétentions ineptes des soi-disant modernes. Ils sont comme des étudiants en physique qui auraient inventé une sorte de pseudo-physique anarchiste pour se venger d’avoir échoué dans l’activité professionnelle existante.

Ces « modernes », qui (selon des documents biographiques et autres) en sont venus au système atonal du fait de leur incapacité à écrire une nouvelle musique significative dans le système existant (sans parler du fait qu’ils se comparent eux-mêmes aux soi-disant romantiques du milieu du XIXe siècle) ont rejeté la technologie moderne pour la vie plus simple du noble sauvage.

En fait, du point de vue de l’avancement conceptuel « sophistiqué », les dernières compositions musicales notables de Beethoven représentent un corps de théorie musicale situé bien au-delà de la compétence de ses successeurs, et visiblement au-delà de la simple compréhension d’étudiant-musicologue de ces créatures pathétiques qui prétendent avoir dépassé ses conceptions musicales.

Pour généraliser, en faisant abstraction d’un concept de développement musical allant de Bach jusqu’aux dernières compositions notables de Beethoven, pour mettre l’accent sur le développement de Beethoven lui-même, nous avons en une seule conception empirique, à la fois une conception de l’ordre créatif du développement des lois formelles de la composition, et une notion supérieure de légitimité musicale qui subsume un tel processus ouvert de développement légitime d’une musique légitime. Comme l’illustrent déjà les dernières œuvres notables de Beethoven, il n’y a aucune limite définissable à ce qui peut être réalisé de cette manière.

Le scherzo

La forme du scherzo de Beethoven est un point d’une utilité exceptionnelle pour l’étudiant. Au mieux, on pourrait la décrire comme le principe d’une plaisanterie musicale légitime - pas seulement un pur plaisir, mais un type d’humour très légitime.

Comme l’ironie créative en littérature, ou l’utilisation perspicace du calembour comme forme d’élégance métaphorique, c’est la qualité anti-anarchiste du scherzo - à distinguer, par exemple, d’une composition de blague musicale de la fin du XVIIIe siècle - qui est sa caractéristique essentielle. Un exercice de pur plaisir contrapuntique, sur des figures de triolets endiablés, etc.

L’excitation spécifique liée au travail créatif, que l’on retrouve notamment dans la grande musique et les formes d’humour mordant, est une sorte de surprise particulière. Le rire : la qualité de l’expérience créative, de la musique, de l’humour mordant et perspicace, et l’excitation des moments d’amour.

Le scherzo de Beethoven est une célébration de cet aspect du processus créatif, comme s’il s’agissait d’une célébration pour lui-même - l’écho d’un pur plaisir apposé, souvent nécessairement, à la profondeur d’une entreprise créative plus importante qui le précède immédiatement.

Il y a un monde malade à reconstruire. Dans ce monde, marqué par les linguistes dégoûtants, nous sommes assaillis par des troupeaux de rustres sans humour, sans créativité, officiants, que l’on peut décrire sommairement comme étant d’un gris oppressant virant au jaune inquiétant. Par ailleurs, la population générale est psychologiquement accablée par un fardeau de peurs croissantes - des peurs dont elle préfère ignorer la nature et les formes exactes - chacun se traînant misérablement d’un endroit familier et grisonnant à un autre,

essayant, d’une manière ou d’une autre, de s’occuper de ses affaires personnelles.

Pendant ce temps, les orages se multiplient : tremblements de terre, dont beaucoup sont d’origine inconnue, tempêtes d’une ampleur sans précédent, dont l’origine correspond aux capacités de changements météorologiques connus.

Il y a des tempêtes de guerres régionales qui menacent et éclatent, et à l’échelle mondiale, la menace d’une guerre générale à la fois atomique, biologique et chimique. Pendant ce temps, les rats malades prolifèrent, et les nouvelles vagues d’épidémies mortelles et débilitantes se propagent parmi les hommes, les bêtes et la végétation.

Nous devons nous débarrasser de tout cela et construire ce monde qui est immédiatement et merveilleusement à notre portée. C’est pourquoi nous devons réveiller la science, balayer la pourriture, afin de devenir une génération dont l’avenir sera fier de ses ancêtres.

Tout en riant de bon cœur, un rire causé par l’excitation que nous tirerons à juste titre du travail accompli. Alors, musique !


[1Technique de composition musicale créée par Arnold Schönberg, le dodécaphonisme donne la même importance aux douze tons de la gamme chromatique. Il ôte toute hiérarchie aux notes et aux intervalles, tous ayant la même importance dans le flux mélodique. De ce fait, il va contre les principes de l’harmonie tonale, et crée une atonalité.

[2série de 8 notes – do, ré, mi, fa, sol, la, si, do – qui compose ce qu’on appelle en musique une octave.

[3C’est Bach qui a beaucoup travaillé sur le « bon tempérament » de la gamme. Dès l’époque de Pythagore et peut-être avant, on savait diviser une corde, attaché à une boite de résonance, en nombres entiers, obtenant ainsi tous les sons de la gamme dite naturelle (do, re, mi, fa, sol, la, si, do). Le problème était que cela ne permettait pas de diviser également la corde. Il restait un « comma », qui, lorsque l’instrument aligne plusieurs octaves (pianos, guitares, etc.), devient de plus en plus grand provoquant de distorsions importantes des sons qui empêchent d’avoir un son juste. Ce sont deux savants, un chinois, Zhu Zaiyu en 1584 et un hollandais, Simon Stevin, en 1585 qui sont crédités d’avoir inventé la division égale de la corde, en 12 morceaux égaux, en utilisant des logarithmes. La racine 12ème de 2, permet de diviser également toute la corde, éliminant ainsi les commas qui provoquent les distorsions des sons.

Si cette découverte a définitivement résolu cette difficulté et permet jusqu’à nos jours de bien construire nos instruments, les grands musiciens, ont tout de suite remarqué, que cette division réduisait la beauté de l’harmonie des accords naturels, notamment ceux de quinte (accord entre la première et la dernière note d’une série de 5 notes : do-sol, ou sol-re, par exemple), ainsi que ceux de tierces (accord entre la première et la troisième note d’une série de trois notes). C’est pourquoi, à la suite de Bach, les accordeurs, ont trouvé un façon de garder la beauté des sons « naturels », en gardant certaines « pures », et en augmentant ou diminuant d’autres, afin d’éliminer les fâcheux commas tout en gardant la beauté des sons.

[4créant une harmonie verticale

[5La gamme naturelle est obtenue par la division arithmétique de la corde en nombres entiers. Quand on pince une corde tendue, on obtient un son. Si on appuie le doigt au milieu de cette corde et que l’on pince le reste de la corde, on obtient le même son mais une octave plus aiguë ; si vous divisez votre corde en trois et que vous faites la même opération, en appuyant sur le tiers de la corde et en tirant sur le reste, vous obtiendrez un intervalle de quinte avec le son original de la corde (do-sol par exemple, si votre corde est accordée en do) ; enfin, si vous appuyez le doigt sur les 3/4 de la corde et tirez sur le reste, vous obtiendrez l’intervalle de quarte avec le son original (do-fa dans cet exemple). Vous avez là les trois sons qui donnent à chaque gamme tonale sa couleur : la tonique (première note), la dominante (la quinte) et la sous-dominante (la quarte). Vous obtenez toutes les tonalités de la gamme, en faisant démarrer votre gamme sur chacune des 8 notes qui la composent : do-ré-mi-fa-sol-la-si-do ; ré-mi-fa-sol-la-si do-ré ; mi-fa-sol-la-si-do-ré-mi, etc. Chaque gamme prend le nom de sa première note : gamme de do, de ré, de mi, de fa, etc. Ou, si vous divisez la corde en demi-tons, la gamme comptera 12 demi-tons et vous aurez autant d’autres tonalités partant de ces demi-tons, dans les gammes en mode majeur et mineur. Le problème de la division naturelle de la gamme est qu’on ne peut pas la diviser en segments égaux par des nombres entiers : il reste toujours ce qu’on appelle un comma, et si le clavier s’étend sur plusieurs gammes, comme dans un piano, ce comma devient de plus en plus grand, provoquant ainsi une distorsion de plus en plus grande dans les octaves et des sons de plus en plus faux.

[6Puisque l’ordonnancement interne de la gamme est identique du point de vue de ses intervalles, qu’on soit dans les aigus ou dans les graves, dans les pays anglo-saxons, notamment, on a opté pour une gamme dont chaque note n’est pas définie par sa fréquence propre (do à 256 Hz, par exemple, qui donne un la à 432 Hz) mais où l’on considère que le point de départ de la gamme sur laquelle on travaille est toujours un do. Dans d’autres, comme la France, le do et les autres notes de la gamme sont fixes.

[7voir note 3 sur la différence entre une gamme naturelle et une gamme bien tempérée

[8Première note de la gamme ; accord de quinte de cette gamme et accord de quarte.